Si le divorce est rarement une sinécure, il prend parfois, en politique, des airs plus radicaux encore. L’homme qui nous rend visite au 57 bis de la rue d’Auteuil était, il y a encore deux ans, l’allié du chef de l’État, Faustin-Archange Touadéra. Candidat à la présidentielle en 2016, Jean-Serge Bokassa avait rejoint le futur vainqueur lors du second tour, en échange de l’un des postes les plus en vue du gouvernement : celui de ministre de l’Administration territoriale.
Mais l’histoire a vite tourné court, comme l’explique notre visiteur du jour, limogé en avril 2018 : « Je n’avais pas la confiance du chef de l’État, qui pouvait donner des missions contradictoires à mes propres collaborateurs, et j’ai fini par décider de ne plus me rendre aux Conseils des ministres. »
Les groupes armés ont occupé 80 % de notre territoire sans même faire la guerre. Le président Touadéra leur a concédé le pays !
« Nous ne recevions pas les moyens suffisants pour tenir nos engagements et ramener la paix sur le territoire, affirme-t-il. On m’avait même interdit, alors que j’étais ministre, de sortir de la capitale ! » Le fils de Jean-Bedel Bokassa, l’ancien chef de l’État, poursuit sa revue de récriminations. « On a formé des hommes sans vouloir les projeter [sur le théâtre des opérations] et délégué notre souveraineté à des acteurs internationaux, comme les Nations unies, qui sont dans une logique de dialogue. Résultat : les groupes armés ont occupé 80 % de notre territoire sans même faire la guerre. Le président Touadéra leur a concédé le pays ! » Pire, glisse-t-il encore, les rebelles ont intégré l’appareil de l’État.
En février dernier, Ali Darassa, le chef de l’Unité pour la paix en Centrafrique, Bi Sidi Souleymane (alias Sidiki), celui du groupe Retour, réclamation, réconciliation, et Mahamat Alkatim, à la tête du Mouvement patriotique pour la Centrafrique, ont tous été nommés conseillers militaires spéciaux auprès du Premier ministre, Firmin Ngrebada (Alkatim a finalement démissionné le 27 août).
« Faustin-Archange Touadéra a passé un accord seul avec les rebelles. La conséquence, c’est un abandon des objectifs en matière de sécurité et de bonne gouvernance, et ce sont des petits arrangements avec les groupes armés qui ont pour but de sécuriser une réélection », dénonce Bokassa. Lui prône un dialogue inclusif regroupant opposition, société civile et exilés – comme les anciens présidents François Bozizé et Michel Djotodia, qui « rendront des comptes à la justice s’ils le doivent ».
Jean-Serge Bokassa a d’ailleurs décidé de passer à l’offensive, aux côtés de l’ancien Premier ministre Anicet-Georges Dologuélé et de Karim Meckassoua, ex-président de l’Assemblée nationale. Il travaille actuellement au sein de la plateforme É Zingo Biani (Front uni pour la défense de la nation, regroupant une partie de l’opposition, des indépendants et des membres de la société civile) pour obtenir la destitution du chef de l’État.
L’idée est d’abord de pousser l’Assemblée nationale à mettre Touadéra en accusation pour – notamment – « violation de serment », « homicides politiques », « affairisme » et « entretien de milice ». Un texte circule entre les députés depuis le début de juin. Si l’Assemblée venait à l’adopter (hypothèse peu vraisemblable, deux tiers des voix devant être réunies), la Haute Cour de justice pourrait tenir un procès et une condamnation ouvrirait la voie à une destitution par la Cour constitutionnelle.
L’entourage de Faustin-Archange Touadéra a d’ores et déjà fait savoir tout le mépris que la manœuvre lui inspirait. Mais cela ne décourage pas Bokassa : « Nous constatons des violations de notre Constitution. Si la justice ne dit pas le droit, l’histoire le retiendra. » « Plus de cent licences ont été octroyées à des entreprises, sans l’accord de l’Assemblée nationale, pourtant obligatoire selon la Constitution », précise encore le député de Mbaïki, dans la province de la Lobaye (Sud-Ouest).
On a prétexté des accusations contre Meckassoua, mais elles étaient totalement infondées
Il y a plus d’un an, Karim Meckassoua avait formulé les mêmes critiques devant les députés. En octobre, il avait été limogé du perchoir, sous la pression des partenaires russes de la présidence (lire encadré) et du conseiller du chef de l’État, Valery Zakharov. « On a prétexté des accusations contre Meckassoua, mais elles étaient totalement infondées », dénonce Bokassa. « Est-ce que la Russie va résoudre notre crise ? Non. Touadéra a abandonné la pacification pour privilégier des intérêts économiques. Derrière la façade officielle, on a vu arriver des entreprises et des contrats que l’on ne maîtrise pas et qui n’engagent en réalité pas la Russie en tant qu’État », ajoute l’opposant de 47 ans, par ailleurs coordonnateur du mouvement Kodro Ti Mo Kozo Si (« Ton pays avant tout »).
Sa défiance envers Moscou a aussi des explications plus personnelles. Depuis avril 2018, des « instructeurs » russes résident dans l’ancienne propriété de Jean-Bedel Bokassa à Berengo, où était située la résidence impériale, et l’accès de la zone est aujourd’hui interdit, y compris à la famille du défunt. Les sociétés Wagner et Sewa Security Services – liées aux intérêts russes – ont réhabilité la piste d’aviation, longue de plus de 2 000 mètres, et des tentes se dressent même autour du mausolée de l’ancien président. Jean-Serge Bokassa s’en est ému auprès de Faustin-Archange Touadéra et des hommes de Moscou. Sans succès. Tout juste l’ambassade de Russie lui a-t-elle offert un étrange et gigantesque tableau à l’effigie de son paternel et orné des armoiries des deux pays.
Incapable de trouver une place à l’encombrante œuvre, Bokassa s’en serait débarrassé. « On n’a pas été informés de l’installation des Russes ni de la destruction de certains bâtiments, continue-t-il. J’ai mal vécu cette décision du chef de l’État, d’autant qu’elle a été prise quand j’étais au gouvernement et que cela rentrait dans mes attributions. » De passage à Paris à l’époque, le ministre d’alors a même été pris à partie par ses frères et sœurs. « Cela a été une succession d’épisodes douloureux. Le pouvoir a instrumentalisé l’ancienne impératrice [Catherine Bokassa], qui avait apparemment été prévenue, et la famille s’est déchirée », se souvient-il.
Accusations de détournements et d’exactions
Moins d’un an plus tard, en février, la fratrie Bokassa a une nouvelle fois fait la une des journaux à l’occasion de la parution du livre de Marie-France Bokassa, l’une des demi-sœurs de Jean-Serge. Dans son ouvrage autobiographique, Au château de l’ogre, l’ancienne princesse née à Bangui en 1974 raconte l’enfance pénible qui fut la sienne, entre grandeur, discipline militaire et dénuement. « Ce livre est un non-événement plein de contre-vérités », botte en touche Jean-Serge Bokassa.
Ému, il avoue toutefois regretter « ne pas avoir pu protéger davantage le côté privé de [la] vie [des Bokassa] ». « La famille est ce qu’il y a de plus sacré et, chez les Bantous, un père, ça se respecte. Si l’objectif de Marie-France était de faire parler d’elle, par intérêt nombriliste ou financier, elle aurait pu trouver un sujet plus intéressant. » Peu à peu, face à notre insistance, l’ancien ministre se mue en gardien du temple de la mémoire de son défunt père. « Depuis son départ, tout s’est effondré dans le pays, des infrastructures à la gouvernance », décrit-il.
Quant aux accusations de détournements et d’exactions, il les estime très exagérées : « Il y a eu des faits à déplorer, notamment s’agissant des droits de l’homme, et mon père en a assumé la responsabilité, même s’il n’était pas forcément le donneur d’ordre. » « Il s’est rendu de lui-même à la justice en rentrant au pays en octobre 1986 [après sept ans d’exil]. Lors de son procès, on a établi qu’il ne devait qu’un peu plus de trois milliards de F CFA au pays, ce qui est très peu après treize années de pouvoir », assure-t-il.
Portes du pouvoir
« Il faut juger l’homme, avec ses forces et ses faiblesses, et son parcours – de la base de l’armée française au sommet de l’État – avec le recul de l’historien. » Que représente aujourd’hui le nom de Bokassa en Centrafrique ? Est-ce un atout dans le jeu politique ? « Je crois qu’il présente plus d’avantages que d’inconvénients. Rien n’a été fait ou presque depuis le départ de mon père. Cela alimente une certaine nostalgie. »
Cela peut-il lui ouvrir les portes du pouvoir, quarante années après la chute de l’empereur ? Jean-Serge Bokassa pense bien sûr, comme les autres ténors de la politique centrafricaine, à la présidentielle de 2020. Mais il se garde bien de se dévoiler. « Pour l’instant, nous travaillons dans une démarche citoyenne, au sein de É Zingo Biani. Ce qui doit nous occuper, c’est de faire respecter nos droits et la Constitution », poursuit-il. Cela n’empêche pas de mener, en parallèle, un combat plus personnel. « On verra en 2020 ce que deviendra la plateforme, mais je pense que ce serait une erreur de vouloir la transformer en coalition politique. »
Favorable à une candidature unique de l’opposition, Jean-Serge Bokassa n’exclut pas la création d’une autre alliance, pas nécessairement autour de son nom. Une chose est sûre, conclut notre interlocuteur : « J’ai fait le choix de Touadéra en 2016. Cette fois, j’éviterai de pécher par naïveté. »
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La Russie s’invite dans la campagne
À Bangui ou à Paris, les Russes focalisent l’attention. Faustin-Archange Touadéra est attendu en France au début de septembre, comme sa ministre des Affaires étrangères, Sylvie Baïpo Temon, pour évoquer notamment le sujet de l’influence de la Russie avec Emmanuel Macron. Paris voit l’avancée de Moscou d’un mauvais œil et l’a fait savoir à Touadéra, qui ne peut prendre le risque de fâcher l’Élysée ni le Quai d’Orsay : il espère obtenir un soutien diplomatique et financier pour l’organisation de la présidentielle de 2020.
Chez les opposants centrafricains, cette question est également un dossier majeur. En visite en France à la fin d’août, Karim Meckassoua, proche des réseaux français et très critique à l’égard de Moscou, n’en a pas fait mystère. « Aujourd’hui, la Centrafrique a des relations avec des sociétés privées russes, mais très peu avec la Russie en tant qu’État », commente pour sa part Jean-Serge Bokassa, qui déplore, comme Meckassoua, que des « intérêts privés » aient pris le pas sur la diplomatie. « La Russie a beaucoup déçu, mais c’est un mal pour un bien : c’est aux Centrafricains de trouver leurs propres solutions, sans rester constamment dans l’attente du Sauveur. »