Société

Gambie : comment juger Yahya Jammeh ?

Pendant qu’à Banjul les témoignages se multiplient sur son règne de terreur, le despote déchu coule une paisible retraite en Guinée équatoriale. Une impunité à laquelle son hôte, le président Obiang Nguema Mbasogo, est désormais prié de mettre un terme.

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Mis à jour le 20 novembre 2019 à 09:47

Le dernier meeting du président Yahya Jammeh, en novembre 2016 à Banjul. © Jerome Delay / AP / SIPA

La vidéo a fuité sur les réseaux sociaux au début de janvier. On y voit Yahya Jammeh se déhancher dans une ambiance festive à Malabo, célébrant la nouvelle année lors d’un concert privé du chanteur congolais Koffi Olomidé. À ses côtés, le président équato-guinéen, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, qui l’héberge depuis qu’il a quitté la Gambie, en janvier 2017. Lui aussi esquisse quelques pas de danse. Les deux hommes pressentent-ils ce jour-là que les plus sombres secrets de l’ancien maître de Banjul s’apprêtent à être révélés et que les récits vont s’accumuler, comme autant de preuves dans le dossier à charge que ses adversaires bâtissent contre lui ?

Le 7 janvier 2019, la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) entendait son tout premier témoin à Kololi, une petite commune située à la périphérie de Banjul, dans ce qui allait s’apparenter à un vaste exercice de catharsis nationale. Car au-delà du personnage qu’il s’était créé, fantasque jusqu’au grotesque, guérisseur autoproclamé du sida et du diabète, Jammeh était un autocrate sans merci, l’architecte d’un système brutal et paranoïaque qui, vingt-deux années durant, s’appuyant sur les forces de sécurité et les services de renseignements, fit régner la peur sur la Gambie.

Les redoutables « junglers »

Ni cour de justice ni tribunal, la TRRC a reçu pour mandat de faire la lumière sur l’ensemble des exactions commises pendant que Jammeh était au pouvoir, de juillet 1994 à janvier 2017. En huit mois, des dizaines de personnes ont été entendues. Leurs révélations – glaçantes – ont levé le voile sur des pans entiers de ce qu’a été le règne de Yahya Jammeh. Victimes et bourreaux se sont succédé pour témoigner, un pays tout entier pendu à leurs lèvres.

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Parmi eux, Sanna Sabally, l’ancien numéro deux de la junte qui a porté Jammeh au pouvoir. Spécialement venu de Dakar, où il vit désormais, il a reconnu avoir exécuté une dizaine de soldats sur son ordre. « Tuez tous les chefs de file ! » lui avait-il ordonné. Un an plus tard, accusé d’avoir voulu renverser le président, Sanna Sabally sera jugé, emprisonné et torturé.

Mon entraînement était mené par un Italien nommé Francisco Casio, qui nous enseignait le contre-terrorisme et la protection des VIP.

Également auditionnés, les redoutables « junglers », ces membres de l’escadron de la mort, créé au début des années 2000. Huit d’entre eux ont accepté de témoigner, évoquant une centaine d’assassinats commis entre 2004 et 2016. Ancien sergent de l’armée gambienne,  a raconté avoir été formé en 2004 pour devenir un jungler : « Mon entraînement était mené par un Italien nommé Francisco Casio, qui nous enseignait le contre-terrorisme et la protection des VIP. » Casio passait difficilement inaperçu dans le cortège présidentiel. « Un excentrique », décrit un ancien proche du pouvoir, « un menteur invétéré », qui aimait laisser penser qu’il avait appartenu à la mafia et qui avait réussi à gagner la confiance de Jammeh, « une imposture ».

Recrutés au sein de l’armée régulière, officiellement pour protéger et servir le président gambien, les junglers étaient moins d’une centaine, mais étaient « entraînés pour être des tueurs », a expliqué Omar Jallow. Lui dit avoir reçu de l’argent tous les mois, en plus de son salaire de sergent : « Il était distribué selon un livre vert dans lequel les noms de mon équipe étaient notés. Selon nos chefs, c’était de la part de Yahya Jammeh, sans doute à cause du travail supplémentaire que l’on réalisait [en tant que junglers]. » « Nous étions l’équipe de choc du président, nous avions une confiance aveugle en lui », confiera ensuite le sergent-chef Amadou Badjie. En juillet, il a raconté à Kololi comment Jammeh lui avait ordonné « d’égorger puis de découper en morceaux » Alhajie Ceesay et Ebou Jobe, deux Américains d’origine gambienne suspectés de vouloir le renverser. Arrêtés et torturés, les deux hommes ont été tués à Kanilai, le village du chef de l’État, sur un terrain lui appartenant.

Système opaque

Éphémère ministre des Affaires étrangères de 2004 à 2005, Sidi Sanneh décrit lui aussi à Jeune Afrique un système particulièrement opaque : « Yahya Jammeh avait une façon peu orthodoxe et bien à lui de gérer une structure administrative moderne. En tant que ministre, seuls les noms des directeurs d’agence et des responsables de cabinet m’étaient connus. Pas le reste de leurs équipes. De plus, il employait ses propres “extras” qu’il payait parfois de sa poche, en dehors de tout budget officiel. »

Année après année, Yahya Jammeh a appris à maîtriser les arcanes du pouvoir et à les manier à son avantage, utilisant la fonction publique comme un outil de rétribution et de punition. « La Gambie était devenue une vaste agence de recrutement dont il était à la fois le gestionnaire, le patron et le président, résume Sidi Sanneh, qui réside aujourd’hui aux États-Unis. Jammeh était l’un des pires dictateurs que le continent ait jamais produits. Il a fait de son pays un grand goulag qui tenait grâce à la peur et à la paranoïa. »

Yahya Jammeh encadré de sa garde rapprochée en 2016. © Rebecca Blackwell/AP/SIPA

Yahya Jammeh encadré de sa garde rapprochée en 2016. © Rebecca Blackwell/AP/SIPA

Ses victimes et ses anciens collaborateurs racontent comment, obsédé par la crainte d’un coup d’État, le président montait ses proches les uns contre les autres, encourageant la délation. Pour contrer toute velléité de soulèvement, il avait disséminé dans tout le pays des agents de sa redoutable agence de renseignements, la National Information Agency (NIA). Selon des témoins, le bureau principal de cette agence aurait servi de centre de torture. De nombreux prisonniers sont morts dans ses cellules, dont la plus célèbre s’appelait Bambadinka : « le trou du crocodile », en mandingue.

On a pris une corde que l’on a enroulée autour du cou de Haruna et on a tiré chacun un bout de la corde

Décrit par la plupart de ceux qui l’ont côtoyé comme « imprévisible » et ne « faisant confiance qu’à lui-même », Jammeh ne souffrait ni la contestation ni la critique. Ses proches ne le restaient jamais longtemps, et personne n’était épargné, pas même sa propre famille. En 2005, le demi-frère du président, Haruna Jammeh, est interpellé par la NIA. Il sera exécuté par les junglers. « On a pris une corde que l’on a enroulée autour du cou de Haruna et on a tiré chacun un bout de la corde », a raconté Omar Jallow devant la TRRC.

Impitoyable, Yahya Jammeh est également soupçonné d’avoir usé de sa position pour s’attirer les faveurs de nombreuses jeunes femmes, les « protocol girls », qu’il recrutait personnellement avec l’aide de sa cousine, Jimbee Jammeh. Il aurait aussi abusé sexuellement de plusieurs d’entre elles. L’ancienne reine de beauté Fatou Jallow, la seule à avoir témoigné à visage découvert pour l’instant, a raconté à l’ONG Human Rights Watch comment elle avait été enfermée dans la chambre du président. « Aucune femme ne m’a jamais rejeté. Alors toi, tu te prends pour qui ? » lui aurait-il asséné avant de la violer.

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Sous l’emprise de l’autocrate, le pays se tait, la presse est muselée. Auditionné au début de juillet lors une session spéciale de la Commission, le secrétaire général du syndicat Gambia Press Union, Saikou Jammeh, estime à 140 le nombre d’arrestations et de détentions arbitraires de journalistes. Certains, comme l’emblématique Deyda Hydara, assassiné le 16 décembre 2004, l’auront payé de leur vie.

Tout le monde connaissait quelqu’un qui avait écrit sur le régime et qui s’était retrouvé en prison ou pire, se souvient le journaliste Saikou Jammeh

Selon des révélations d’un autre jungler, Malick Diatta, son meurtre fut commandité par Jammeh lui-même, qui détestait les journalistes, ces « fils illégitimes de l’Afrique ». « Tout le monde connaissait quelqu’un qui avait écrit sur le régime et qui s’était retrouvé en prison ou pire, se souvient le journaliste Saikou Jammeh. Publier le moindre papier nous exposait au risque de recevoir un coup de fil de la NIA. Il n’y avait rien de plus effrayant. »

Jammeh paraît n’avoir aucune limite. En avril 2016, Solo Sandeng, un haut responsable du United Democratic Party (UDP, opposition) est arrêté et décède en prison. Plus tard interrogé par Jeune Afrique, le chef de l’État gambien répondra : « Où est le problème ? Des gens qui meurent en détention ou durant des interrogatoires, c’est très commun. Là, une seule personne est morte, et ils veulent une enquête ? Personne ne me dira que faire dans mon pays. »

Quand, poussé vers la sortie par la pression des urnes et de la communauté internationale, il finit par accepter de quitter le pouvoir et le pays, il prend soin d’assurer ses arrières et négocie avec les présidents guinéen et mauritanien, Alpha Condé et Mohamed Ould Abdelaziz, mandatés par la Cedeao. L’accord, également signé par l’Union africaine et les Nations unies, lui garantit « la dignité, le respect, la sécurité et [ses] droits ».

« Les options ne manquent pas »

En 2018, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo déclarait : « Nous devons le protéger, le respecter en tant qu’ancien chef d’État, afin de garantir que les autres dirigeants africains qui doivent quitter le pouvoir n’aient pas peur d’être harcelés. » Depuis son arrivée en Guinée équatoriale, il s’est installé dans une ferme dans la province du Wele-Nzas, dont le chef-lieu, Mongomo, est le fief de la famille Obiang. Il y vit aux côtés de son épouse, Zineb, et de deux de ses enfants (sa mère, qui avait fui avec lui, est depuis décédée), et il entretient encore des relations avec certains de ses partisans. Face à la multiplication des révélations incriminant son protégé, le président équato-guinéen devra-t-il se résoudre à le lâcher ? Yahya Jammeh répondra-t-il un jour des crimes qui lui sont reprochés ?

Nous nous alignerons sur la position de la Gambie et du président Barrow. S’ils veulent juger Yahya Jammeh, nous les soutiendrons

Ces derniers mois, alors que de plus en plus de voix s’élevaient pour réclamer qu’il soit traduit en justice, les yeux se sont tournés vers le voisin sénégalais, qui a, dans le passé, accepté de juger l’ancien président tchadien, Hissène Habré, au nom de l’Afrique. Pourrait-il une nouvelle fois prendre le relais, en l’occurrence de la justice gambienne, si celle-ci se révélait incapable de le faire ? Peu désireux de donner l’impression d’agir de manière unilatérale, Dakar a dit s’en remettre à Adama Barrow et à la Cedeao. « Nous nous alignerons sur la position de la Gambie et du président Barrow. S’ils veulent juger Yahya Jammeh, nous les soutiendrons. » Dans la capitale sénégalaise, un défenseur des droits de l’homme ajoute que « les options ne manquent pas ».

De fait, plusieurs junglers ont raconté comment Jammeh leur avait ordonné d’exécuter une cinquantaine de migrants originaires du Ghana, du Togo, du Nigeria, de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, en juillet 2005. Un crime qui pourrait amener leurs pays à s’unir pour demander que l’ex-président soit mis à disposition de la justice. Si c’était le cas, il pourrait devenir difficile pour Teodoro Obiang Nguema Mbasogo de continuer à refuser de l’extrader.


Gigantesque braquage !

Propriétaire d’un vaste domaine accueillant animaux exotiques et voitures de luxe, Jammeh aurait détourné près de 1 milliard de dollars (835 millions d’euros au 31 décembre 2017) de 1994 à 2017, selon une enquête menée par un consortium de journalistes, l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), et publiée en avril. Les fonds détournés transitaient par les comptes en banque d’entreprises qui bénéficiaient en retour de contrats juteux.