Politique

Présidentielle en Tunisie : branle-bas de combat

La présidentielle anticipée rebat les cartes et contraint les partis à bouleverser leurs stratégies électorales. Comment se sont-ils adaptés ? Jeune Afrique a enquêté.

Réservé aux abonnés
Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:35

Devant le siège de l’Isie, à Tunis, le 2 août, lors de l’ouverture du dépôt des candidatures. © Nicolas Fauqué / www.imagesdetunisie.com

Douze jours, entre le 2 et le 14 septembre. C’est le temps dont disposent – au 23 août – les 30 candidats à la présidentielle tunisienne pour convaincre les électeurs qu’ils sont dignes du palais de Carthage. Un défi pour les équipes de campagne : en plein mois d’août, les agendas des prétendants avaient déjà des allures de puzzles. Éclatés. Aussi la moindre heure est-elle exploitée. Le moindre déplacement, pesé, soupesé. « Même en faisant deux gouvernorats par jour, on aura du mal à couvrir le territoire et ses 24 régions », glisse Khawla Ben Aïcha, porte-parole de Machrou Tounes et soutien de Mohsen Marzouk. D’autres prévoient un crochet de vingt-quatre heures à peine en France, principal vivier d’électeurs à l’étranger.

À Lire Tunisie : comment la mort de Béji Caïd Essebsi a redistribué les cartes sur la scène politique

Manque d’anticipation ? Nullement ! Tandis que les états-majors se préparaient pour un scrutin en novembre, le décès de Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet, est venu rebattre les cartes. Son remplaçant, Mohamed Ennaceur, ne pouvant assurer l’intérim que quatre-vingt-dix jours, une présidentielle anticipée a été convoquée pour le 15 septembre, deux mois plus tôt que prévu, et surtout trois semaines avant les législatives du 6 octobre. Initialement, la désignation des parlementaires devait précéder celle du chef de l’État. L’inversion du calendrier électoral a pris de court partis et candidats, contraints de revoir à la hâte leurs stratégies de campagne.

Bourrasque

« Nous étions concentrés sur la conception de flyers pour les législatives. Nous avons tout mis en standby pour nous focaliser sur les slogans présidentiels », explique Khawla Ben Aïcha. La députée des Tunisiens de l’étranger, élue sur la circonscription France, a même mis entre parenthèses l’organisation de sa propre campagne de réélection. De quoi faire tourner aussi la tête des financeurs, même si tous les candidats assurent avoir préparé et budgétisé leur campagne.

Désormais, tout passe à travers le filtre de la présidentielle, ce qui change tout, car on doit porter un message lié aux prérogatives du chef de l’État

« Désormais, tout passe à travers le filtre de la présidentielle, ce qui change tout, car on doit porter un message lié aux prérogatives du chef de l’État », explique Mustapha Ben Ahmed, chef du bloc Coalition nationale, le groupe parlementaire lié au parti Tahya Tounes. Lequel a dû dévoiler son champion avant l’heure : ce sera Youssef Chahed, chef du gouvernement et président du parti. L’intéressé a fait durer le suspense jusqu’au 8 août, veille de la clôture du dépôt des candidatures. Le 22, le même a délégué ses pouvoirs de chef du gouvernement à Kamel Morjane, ministre de la Fonction publique, pour, dit-il, ne pas biaiser le processus électoral.

La rumeur créditait Chahed du soutien d’Ennahdha. « Nous envisagions d’appuyer un candidat extérieur dans le cadre d’un grand deal pour stabiliser les institutions et le gouvernement », détaille un haut cadre d’Ennahdha. Et de confirmer que « Chahed était au premier rang, car nous avons partagé l’expérience de la gouvernance ».

À Lire Présidentielle en Tunisie : les manœuvres des Ghannouchi pour qu’Ennahdha soutienne Chahed

Ce soutien aurait dû se dessiner officieusement, assurent d’autres cadres d’Ennahdha. Dans l’ombre, sans officialisation. Démentis fermes du côté de Tahya Tounes. « Nous n’étions pas les alliés des islamistes, nous avons coopéré pour la stabilité gouvernementale, défend Mustapha Ben Ahmed. Sur ce point, la candidature de Chahed a le mérite d’apporter de la clarté. »

L’accélération du calendrier a aussi contraint Ennahdha à changer son fusil d’épaule. L’inversion des scrutins a fait l’effet d’une bourrasque sur le fragile château de cartes islamiste. Plus intéressé par l’hémicycle que par une présidence aux prérogatives limitées, le parti de la colombe a dû se résoudre, après moult débats, à désigner, pour la première fois de son histoire, un candidat de son giron pour briguer la tête de l’État. Son leader, Rached Ghannouchi, préférant se concentrer sur la présidence de l’Assemblée nationale – il est candidat aux législatives sur la zone Tunis 1 – , c’est un autre cacique, Abdelfattah Mourou, qui se lance dans la bataille présidentielle.

Coups de théâtre

Un choix de dernière minute nécessaire pour préserver l’unité du parti. L’avocat, cofondateur d’Ennahdha, est le visage ouvert et affable du parti conservateur. « Mourou s’est imposé comme candidat consensuel et symbole de tunisianité », explique l’un de ses chargés de communication, qui souhaite centrer le débat sur l’unité nationale. Un thème suffisamment fédérateur qui permettrait d’envisager une entente avec d’autres formations, ou d’autres candidats, pour des coalitions éventuelles.

À Lire Présidentielle en Tunisie : quelles chances pour l’islamiste Abdelfattah Mourou ?

Pour l’heure, Mourou est concurrencé – modestement – au sein de l’électorat conservateur par les ex-nahdhaouis Hamadi Jebali et Hatem Boulabiar. Plus surprenant : l’atypique Kaïs Saïed, constitutionnaliste de profession, pourrait créer la surprise dans les régions et auprès des jeunes. Toujours en bonne place des dernières intentions de vote, il pourrait bénéficier d’un report de voix des déçus d’Ennahdha.

Le candidat d'Ennahdha, Abdelfattah Mourou (au centre), après le dépôt de son dossier de candidature vendredi 9 août 2019 à Tunis, aux côtés du président du parti Rached Ghannouchi. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le candidat d'Ennahdha, Abdelfattah Mourou (au centre), après le dépôt de son dossier de candidature vendredi 9 août 2019 à Tunis, aux côtés du président du parti Rached Ghannouchi. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le vrai coup de théâtre a été l’entrée en lice d’Abdelkrim Zbidi, lequel a déposé sa candidature en même temps qu’il a démissionné de son poste de ministre de la Défense. Depuis, sa cote s’envole. « Il n’est pas partisan, et cela arrange tout le monde », analyse Larbi Guesmi, d’Ennahdha. Indépendant, il est toutefois soutenu par deux partis : les libéraux d’Afek Tounes et ce qu’il reste des autoproclamés « progressistes » de Nidaa Tounes. « C’est le candidat des salons », ricane l’un de ses rivaux.

Autre cible des critiques : le controversé Nabil Karoui, homme d’affaires et de médias, candidat déclaré depuis le mois de mars, qui a fondé son parti, Qalb Tounes (« cœur de la Tunisie »), en juin [soupçonné par la justice de blanchiment d’argent, le candidat a été arrêté vendredi 24 août].

À Lire Tunisie : polémique et indignation après l’arrestation de Nabil Karoui

« Il m’avait contacté dès 2016, affirme un communicant au service de l’opposition. Comparé à d’autres, c’est comme s’il était dopé ! » Et pour cause, Karoui est sans doute le seul à avoir pensé sa campagne indépendamment du calendrier électoral. « Avant même de créer Qalb Tounes, nous préparions parallèlement les législatives et la présidentielle », nous confirme le candidat, qui sillonne la Tunisie depuis trois ans avec sa fondation d’œuvres sociales, Khalil Tounes. C’est dire si le patron de Nessma TV a pris de l’avance… Tout comme l’avocate populiste Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), qui mise sur la nostalgie de l’ancien régime. Elle a déclaré sa candidature en février et pourrait créer la surprise au premier tour.

Compte tenu du nombre de concurrents « crédibles » – animaux politiques, tribuns populistes ou outsiders plébiscités – , l’éparpillement des voix au premier tour semble inévitable. Notamment entre prétendants d’une même famille électorale. Le camp « moderniste », par exemple, voit concourir, aux côtés d’Abdelkrim Zbidi et de Youssef Chahed, une multitude de « petits » candidats. À l’image du centriste Mehdi Jomâa, ancien chef du gouvernement et fondateur d’Al Badil, tous ont exercé par le passé des fonctions ministérielles, ou au moins de conseillers : Saïd Aïdi, Selma Elloumi, Elyes Fakhfakh, Mohsen Marzouk…

Ralliements calculés

Du coup, les négociations vont bon train en coulisses. Rien de nouveau, pour l’un des cofondateurs de Nidaa, qui préfère garder l’anonymat : « Il y a cinq ans, Ennahdha et les partis majoritaires avaient passé des accords avec les autres candidats pour s’échanger des soutiens. Tous ceux qui briguent le poste de chef du gouvernement devraient rejoindre le favori. Lequel fait office de candidat le plus bankable. » Derrière la bataille pour Carthage, celle pour La Kasbah. Et pour les futurs portefeuilles ministériels.

Dans la conquête de la primature, les stratégies divergent. Machrou Tounes propose déjà aux partis « frères » de s’engager par écrit à soutenir celui dont le candidat arrivera au second tour. Certains prétendants sérieux, comme Ahmed Nejib Chebbi, fondateur du parti El-Joumhouri, ou Mustapha Ben Jaafar, ancien président d’Ettakatol, devraient appuyer ouvertement un candidat dès le premier tour. Autour d’Abdelkrim Zbidi, nombre de soutiens espèrent que leur ralliement précoce leur garantira des circonscriptions gagnables pour les législatives. Ou une place sur la shortlist du futur gouvernement.

Pour les législatives, tout dépendra des scores obtenus à la présidentielle. C’est alors que les choses s’éclairciront

D’autres font monter les enchères. « Je vais à la présidentielle pour l’emporter », claironne le député Mongi Rahoui, lequel espère démentir les sondages qui lui prédisent pour l’heure un score modeste. Aussi, pas question d’évoquer la question de la consigne de vote.

Les reports de voix au second tour pourraient enfin préfigurer de nouvelles alliances pour les législatives du 6 octobre. « Beaucoup veulent faire appel à leur famille politique proche, anticipe Riadh Ben Om Henni, membre du secrétariat général de Tahya Tounes. Mais tout dépendra en réalité des scores obtenus à la présidentielle. C’est alors que les choses s’éclairciront, car nous saurons qui sera en mesure de mener les négociations. » « L’impact sur les législatives en découlera », reconnaît aussi Mongi Rahoui.

« Effet d’entraînement »

« La présidentielle conditionnera les législatives », prédit aussi l’éditorialiste Zyed Krichen. « La candidature de Youssef Chahed va permettre de mobiliser davantage notre base le 6 octobre », se félicite Mustapha Ben Ahmed, de Tahya Tounes. Riadh Ben Om Henni ajoute : « C’est une bonne chose d’être sur la ligne de départ présidentielle. Cela aura un effet d’entraînement sur les législatives. »

Chaque camp a fait ses calculs pour être incontournable dans les discussions à venir. « Nous essaierons d’être parmi les principaux blocs à l’Assemblée et d’avoir des partenaires solides », lui rétorque le député d’Ennah­dha Abdellatif Mekki. « Nous menons une bataille vers Carthage pour aboutir au Bardo », résume le nahdhaoui Larbi Guesmi. Que vaudront en effet les partis sans tête de pont ni visibilité à la présidentielle ? Ils risquent pour la plupart de finir aux oubliettes.

À Lire Tunisie : disparition de Béji Caïd Essebsi, héritier de Bourguiba à la présidence contrastée

Car malgré le régime semi-parlementaire adopté en 2014, nombre d’électeurs restent attachés au rôle prépondérant du raïs. Dans les faits, le président pèse, au-delà de son rôle de chef de la diplomatie et de patron de l’armée. L’interprétation par Béji Caïd Essebsi de la Constitution et des prérogatives qu’elle prête au président de la République fait de celui-ci le garant des institutions, de la stabilité et de l’union nationale. Il peut à ce titre intervenir au niveau économique ou social en entreprenant des politiques sectorielles et en proposant des projets de loi.

« Les grands partis devront trouver un accord pour s’allier aux législatives mais l’interaction entre les deux scrutins n’est pas si évidente ni automatique, tempère Basma Khalfaoui, candidate à la députation de Tunis sous l’étiquette de l’Union démocratique sociale (UDS). Les attentes du peuple ne sont pas les mêmes que celles des politiques. Les électeurs cherchent des figures régionales auxquelles s’identifier. » En attendant que n’émerge du kaléidoscope l’image précise du duo gagnant, une inconnue de taille continue à peser sur ces scrutins : le taux d’abstention. Aux dernières municipales, 66,7 % des électeurs avaient boudé les urnes.


Retournement

L’opinion publique s’est retournée depuis le 25 juillet. Les sondages du printemps indiquaient que les électeurs penchaient pour un vote de contestation aux législatives, favorisant les candidats antisystème pour mieux sanctionner ceux qui ont incarné le pouvoir ces dernières années, y compris le jeune Tahya Tounes.

À Lire Insondables sondages : en Tunisie, les enquêtes d’opinion sont sujettes à caution

Depuis le décès de Béji Caïd Essebsi, les enquêtes d’opinion – interdites mais qui circulent dans le marigot politique – indiquent de nouvelles tendances. Si les indépendants demeurent plébiscités, les acteurs du quinquennat précédant leur disputent les premières places. L’effet sans doute de l’absence de débat sur le bilan, respect du deuil oblige. Une conséquence aussi des délais de campagne resserrés, qui favorisent les figures connues.


Vertige

Le nombre de candidatures a alimenté la sensation de vertige. Quatre-vingt-dix-huit dossiers ont été déposés auprès de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Tous n’étaient pas conformes aux prérequis. L’instance en a finalement retenu trente, soit trois de plus qu’en 2014. Les recours déposés par les candidats qui n’ont pas été validés par l’Isie seront tranchés d’ici au 31 août.