Bamako, Brazzaville, Niamey… Retour de ces trois capitales africaines où le hasard et la nécessité m’ont conduit entre juin et août – et puisque ce numéro double correspond pour une partie d’entre vous au temps des vacances, de la Tabaski et des retrouvailles – ce n’est pas au fond de l’encrier politique que ma plume s’imbibe, mais dans un vagabondage de couleurs, de chaleurs et de climats, pâle copie inspirée de Sony Labou Tansi, d’Amadou Hampâté Bâ et de Boubou Hama.
Entre Cancer et Capricorne, l’Afrique tropicale ne connaît ni l’été ni l’hiver mais le rythme des pluies et, en cette période de stress hydrique, la douleur de leur absence. Dans l’ordre des saisons vient d’abord le temps de la sécheresse suffocante et de la canicule incorruptible, lorsque le ciel rutile et que l’ombre brûle les poumons au point que l’on se dit qu’il faut être né dans ce magma de cire brûlante pour croire qu’il soit possible d’y vivre.
Ainsi est l’Afrique, continent organique où les éléments poussent leur cri primal
Vient ensuite le temps de l’attente, quand on flotte en apnée, le souffle suspendu sous la stèle écrasante d’un ciel nervuré d’amas noirâtres, que la voûte se déchire enfin en un fracas étourdissant. Qui n’a jamais vu l’orage s’abattre sur les rives des fleuves Congo et Niger, hurlant d’une fureur d’orgue et du cri de mille démons, ignore ce qu’est le spectacle du monde. Vient enfin le temps du déluge : la pluie frappe le sol, les murs, les toits de chaume et de tôle, avec hargne et violence.
Immense Toni Morrison
Bientôt la terre suffoque, se noie, gargouille et recrache des torrents de boue qui drainent dans leur cours la mélasse des villes cruelles, dégorgent des caniveaux, inondent et emportent avec eux des pans entiers d’habitations précaires. Qui n’a jamais connu les dévastations d’après les cataractes et leur cortège de vies brisées ignore ce que souffrance veut dire. Ainsi est l’Afrique, continent organique où les éléments poussent leur cri primal. Déconseillé aux âmes sensibles, aux petits Blancs arrogants, aux journalistes naïfs et à tous ceux qui s’y rendent pour y trouver ce qu’ils croient déjà savoir.
Dans cet univers-là qui fut celui de ses ancêtres, l’immense Toni Morrison avait puisé son écriture minérale, la mémoire des mythes qu’importèrent jadis les navires négriers et tout ce qu’elle reconnut un jour devoir au Monde s’effondre, du Nigérian Chinua Achebe, dont la lecture lui fit un choc majeur.
« S’il est un livre que vous voudriez lire mais qui n’existe pas, alors écrivez-le », Toni Morrison
Pour décrire avec férocité l’Amérique telle qu’elle fut et demeure pour sa population d’origine africaine, particulièrement les héroïnes tragiques de ses romans, elle s’était emparée de l’anglais, langue qu’elle jugeait « profondément riche et profondément raciste », comme on s’empare d’un butin de guerre. J’entends encore Hortense Chabrier, ex-collaboratrice de Jeune Afrique et traductrice en français de ce chef-d’œuvre qu’est Beloved, expliquer comment Toni Morrison avait à la fois conquis et soumis la langue de Jim Crow et du Ku Klux Klan sans jamais chercher à complaire au public blanc.
Son œuvre fut un combat, sa vie aussi. « S’il est un livre que vous voudriez lire mais qui n’existe pas, alors écrivez-le », répétait le Prix Nobel à ses admirateurs. Mais lorsque Trayvon Martin, adolescent noir de 17 ans, fut abattu par un policier à Miami un soir de février 2012 et que ce même policier fut ensuite acquitté, l’icône s’embrasa d’une colère biblique : « Il y a deux choses impensables que je souhaite voir dans ce pays de mon vivant, osa-t-elle, un enfant blanc abattu dans le dos par un policier et un homme blanc condamné pour avoir violé une femme noire. » Toni Morrison est morte le 5 août à l’âge de 88 ans. Donald Trump ne lui a pas rendu hommage.