Rarement magistrat algérien aura connu, comme Belkacem Zeghmati, la gloire, la chute, puis le retour en grâce. Porté au pinacle, il a été marginalisé, sanctionné, limogé, mis sur écoute et surveillé. Sa nomination, le 16 mai, au poste de procureur général de la cour d’Alger sonne comme une réhabilitation. Une vraie surprise pour l’opinion et pour les médias.
Avocats, magistrats et greffiers, eux, sont moins étonnés. Difficile d’arracher le moindre propos désobligeant, ou quelque mauvaise appréciation, sur ce procureur. Les avis sont unanimes : même ceux qui ont croisé le fer avec lui conviennent de sa compétence, de son sens de la discipline et de l’organisation, et de sa probité morale. « C’est la personne qu’il faut à la place qu’il faut », tranche un bâtonnier d’Alger. « On vous a rendu votre honneur », lui glisse, lors de sa nomination, un magistrat avec lequel il a siégé à la Cour suprême.
Bourreau de travail
Ce retour à la cour d’Alger, qu’il connaît parfaitement pour y avoir exercé plusieurs années, Belkacem Zeghmati ne s’y était pas préparé. « Il s’attendait à être mis à la retraite », nous confie un ancien président de cour. « J’ai appris ma nomination en regardant la télé », avoue l’intéressé à l’un de ses amis qui l’appelle pour le féliciter et lui souhaiter bonne chance dans sa nouvelle – et difficile – mission.
C’est à lui qu’incombe la tâche de crédibiliser la lutte anticorruption dans laquelle s’est lancée l’Algérie depuis la chute d’Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril. Mais ne comptez pas sur Zeghmati pour accepter un rendez-vous avec un journaliste, accorder un entretien ou même répondre en off à une question. « Il est muet comme une tombe », préviennent ses connaissances pour couper court à toute tentative d’approche.
Sauf via des communiqués officiels, l’homme ne s’adresse jamais à la presse. Visage bonhomme, front dégarni, fines lunettes, moustache poivre et sel, Zeghmati est la discrétion faite homme. « Il pense travail, mange travail et dort travail », ironise un avocat au sujet de ce procureur qui ne quitte ses bureaux que pour rentrer chez lui. Un bourreau de travail, méticuleux à l’envi, respectueux à la virgule près des procédures : le profil adéquat pour suivre, superviser et traiter les affaires d’argent sale, vertigineuses, tentaculaires, aux ramifications enchevêtrées, auxquelles sont mêlées plusieurs figures de l’ancien régime.
Depuis son installation à la cour d’Alger, Zeghmati voit défiler un nombre impressionnant de dossiers de dilapidation, de prédation ou d’abus d’autorité présumés impliquant des responsables politiques et administratifs, ou des hommes d’affaires réputés puissants, voire intouchables. Ont déjà visité les locaux du tribunal d’Alger, pour être inculpés et incarcérés, deux Premiers ministres (Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal), un ex-patron de la police nationale (le général Abdelghani Hamel), plusieurs membres de leurs gouvernements respectifs, des walis (préfets), six des plus grosses fortunes du pays (Issad Rebrab, Ali Haddad, Ahmed Mazouz, Mahieddine Tahkout, Mourad Oulmi et les frères Kouninef).
Parfum de revanche
D’autres anciennes figures du clan présidentiel, issues des mêmes sphères politiques ou économiques, doivent être convoquées dans les prochaines semaines rue Abane-Ramdane, dans le centre d’Alger. « Le nom de Saïd Bouteflika a été cité comme donneur d’ordre, aussi bien par Sellal que par Ouyahia, glisse un avocat proche du dossier. Je ne vois pas comment il peut échapper à ce procureur général pour qui le code de procédure pénale est une bible. »
Saïd Bouteflika dans le bureau du procureur général Belkacem Zeghmati ? Un extraordinaire retournement de l’Histoire
Incarcéré depuis le 5 mai à la prison militaire de Blida pour « complot contre l’autorité de l’État » et « atteinte à l’autorité de l’armée », le frère cadet du président déchu, ex-conseiller spécial et présumé régent tout-puissant, pourrait être présenté devant le procureur d’Alger avant que celui-ci ne transfère son dossier à la Cour suprême, conformément au privilège de juridiction.
Saïd Bouteflika dans le bureau du procureur général Belkacem Zeghmati ? Un extraordinaire retournement de l’Histoire. Un face-à-face au savoureux parfum de revanche. Si les routes de Belkacem Zeghmati et de Saïd Bouteflika ne se sont jamais croisées, ce dernier l’avait dans le collimateur depuis le printemps 2013. À l’époque, la justice algérienne mettait la dernière main au dossier de corruption présumée impliquant Chakib Khelil, ex-ministre de l’Énergie, sa famille, ses proches et des cadres du groupe pétrolier Sonatrach.

La cour de justice d’Alger. © FAROUK BATICHE/AFP
La machine s’emballe au cours de cet été fiévreux. Nous sommes en août 2013. Le ministre de la Justice, Mohamed Charfi, reçoit un dossier ficelé, enrichi grâce à une large coopération internationale : Américains, Suisses et Italiens fournissent informations et preuves. Après consultation du président et de l’ex-chef du Département du renseignement et de la sécurité (DRS, renseignement algérien aujourd’hui dissous), le général Mohamed Mediène, dit Toufik – lui aussi en prison – , Charfi convoque Zeghmati, déjà procureur général près la cour d’Alger. Ce dernier interrompt ses vacances en Europe pour lancer les poursuites judiciaires contre Khelil et consorts. Des mandats d’arrêt internationaux sont émis.
Le dossier Chakib Khelil est hautement inflammable. Ami d’enfance d’Abdelaziz Bouteflika, Khelil était l’un des rares ministres à pouvoir entrer dans le bureau présidentiel sans s’annoncer. L’inculper, lui et sa famille, et lancer Interpol à leurs trousses constitue une déflagration. Le camp présidentiel l’interprète comme une attaque directe contre lui. L’affaire est d’autant plus explosive qu’elle intervient au moment où le vieux raïs rentre tout juste de son séjour au Val-de-Grâce, à Paris, avec de graves séquelles de son accident vasculaire cérébral (AVC) d’avril.
Son entourage doute sérieusement de son maintien au pouvoir. Devant Charfi et son directeur des affaires juridiques, Zeghmati insiste pour que ce dossier soit d’abord transmis au tribunal d’Alger avant d’être transféré à la Cour suprême, comme l’exige l’article 573 du code de procédure pénale sous peine de nullité. Voulant ménager la chèvre et le chou, à savoir suivre les instructions du chef du DRS sans s’attirer les foudres des Bouteflika, Charfi instruit le parquet général pour engager les procédures, tout en sachant que celles-ci pourront être contestées par le plus novice des avocats.
La bombe Khelil
Le 12 août, Belkacem Zeghmati lâche la bombe en conférence de presse : Chakib Khelil, réfugié aux États-Unis, est poursuivi pour « corruption, blanchiment d’argent, conclusion de contrats contraires à la réglementation, abus de pouvoir et constitution de bandes criminelles organisées ». Plus tard, le procureur dira qu’au vu des pièces à conviction, des preuves et des documents rassemblés par le juge d’instruction Kamel Ghezali contre Khelil et sa bande, il ne pouvait pas ne pas réclamer les poursuites et les mandats d’arrêt. La réaction du clan ne se fait pas attendre. Un mois après l’annonce de l’inculpation de Khelil, le ministre de la Justice est débarqué du gouvernement. Saïd Bouteflika exerce des pressions soutenues sur son remplaçant, Tayeb Louh, pour enterrer l’affaire.
Le jeune magistrat est muté dans un tribunal de province. Lui aussi est mis sous surveillance et sur écoute
À défaut d’escamoter le dossier et de faire disparaître les preuves, le frère du président – qui n’entreprend rien sans l’aval de ce dernier – ordonne des sanctions contre tous ceux qui ont osé s’attaquer à Chakib Khelil et, par ricochet, aux Bouteflika. Belkacem Zeghmati est limogé en septembre 2015. Il se tournera les pouces pendant plus d’un an avant d’être nommé procureur adjoint à la Cour suprême. Son téléphone est mis sur écoute et ses déplacements surveillés. Le directeur des affaires juridiques ? Limogé aussi. Le juge d’instruction, jeune magistrat chevronné et rompu aux dossiers de corruption et de terrorisme, qui s’était rendu dans certaines capitales européennes pour récupérer les pièces à conviction contre Khelil, est muté dans un tribunal de province. Lui aussi est mis sous surveillance et sur écoute.
Enfin, le général Toufik est mis à la retraite en septembre 2015. C’est son département qui était à l’origine des enquêtes de corruption impliquant ministres et hommes d’affaires. Les cinq hommes qui ont touché à l’intouchable Khelil sont broyés. L’ami du président est, lui, réhabilité, blanchi et même promis à un destin national avant que la révolution du 22-Février ne fasse s’écrouler le système Bouteflika. À nouveau en fuite aux États-Unis depuis avril, Khelil devrait prochainement faire l’objet d’un nouveau mandat d’arrêt international, pour les mêmes motifs qui avaient amené Zeghmati à annoncer son inculpation.
« Je n’ai peur de personne »
L’ampleur des enquêtes ouvertes au pôle financier d’Alger et à la Cour suprême suscite évidemment doutes et appréhensions. Justice du téléphone ? Magistrats aux ordres de l’armée ? Chasse aux sorcières ? Justice sélective ? Abus de la procédure du mandat de dépôt ? L’opération « Mani pulite » à grande échelle jette la suspicion sur l’appareil judiciaire et sur les hommes chargés de ces dossiers.
Ce soupçon vise aussi le procureur Zeghmati. A-t-il un fil à la patte ? Son téléphone est-il directement raccordé à celui du chef d’état-major de l’armée, lequel a avoué suivre personnellement ces dossiers ? « Zeghmati est compétent et organisé, mais il travaille avec le téléphone », balance un douanier tout juste sorti de son bureau après avoir déposé plainte contre un homme d’affaires. « Il exécutera ce qu’on lui ordonne de faire, renchérit un avocat, conseil d’un chef d’entreprise aujourd’hui incarcéré. Zeghmati est pétri de qualités, mais il connaît les limites de l’indépendance de la justice. »
Il reçoit ses ordres de la tutelle ? Le parquet est directement lié au ministère de la Justice, c’est l’évidence même
Un ami de longue date du procureur général prend sa défense : « Partout où il est passé, il n’a laissé que de bons souvenirs. Batna, Oran, Alger… Il a modernisé le fonctionnement de la justice, informatisé les procédures et mis tout le monde au pas. Il traite le dossier de défaut d’assurances ou celui d’Ahmed Ouyahia avec le même sérieux et la même célérité. » Cherif Chorfi, avocat depuis une quarantaine d’années, aujourd’hui chargé de la défense des frères Kouninef, connaît Zeghmati depuis longtemps. Les deux hommes ont souvent eu des accrochages. « Il est ferme mais correct, autoritaire mais respectueux, carré mais pas cassant, décrit Chorfi. C’est un homme de dialogue, contrairement à son prédécesseur, qui n’avait que mépris et dédain pour les avocats et les greffiers. »
Le même balaie le procès en vassalité : « Il reçoit ses ordres de la tutelle ? Le parquet est directement lié au ministère de la Justice, c’est l’évidence même. » Un bâtonnier qui assure la défense d’un autre businessman incarcéré à la prison d’El Harrach juge que le procureur a été rappelé au bon moment : « Il a acquis une longue expérience dans le traitement des dossiers lourds et complexes. Il ne fera pas l’erreur commise sciemment avec Khelil en 2013 et veillera au bon déroulement et à la régularité des procédures. Il sera à l’écoute de la défense et de sa tutelle. » À l’un de ses amis qui l’appelait récemment pour prendre de ses nouvelles et jauger l’ambiance dans un palais de justice où défilent les puissants d’hier, Zeghmati a livré ce « secret » : « Je travaille. Je n’ai peur de personne. »