[Tribune] Hospitalisation du président Essebsi en Tunisie : quand la raison d’État fait force de loi

La communication au compte-gouttes des autorités tunisiennes après l’hospitalisation en urgence du président Béji Caïd Essebsi, jeudi 27 juin à la suite d’un « grave malaise », pose une nouvelle fois la question de la primauté du droit à l’information sur le secret médical et la sécurité nationale.

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi lors de son précédent séjour à l’hôpital militaire de Tunis, lundi 1er juillet 2019 (image d’illustration). © Facebook / Présidence Tunisie

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi lors de son précédent séjour à l’hôpital militaire de Tunis, lundi 1er juillet 2019 (image d’illustration). © Facebook / Présidence Tunisie

nessim ben gharbia © DR

Publié le 12 juillet 2019 Lecture : 3 minutes.

«Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet » : « Ce qui touche tout le monde doit être considéré et approuvé par tous ». Inscrite dans le droit civil romain, l’expression se veut la traduction d’un impératif de transparence dans la gestion des affaires publiques. Il y a quelques siècles déjà, l’idée consistait à permettre au peuple de s’approprier l’espace politique, longtemps considéré comme la chasse gardée du gouvernant. Une nécessité qui se manifestait en opposition au secret utilisé par les monarchies ou les régimes despotiques à des fins de manipulation et de préservation du pouvoir.

Dès lors, un long processus, quasi universel, a conduit à un état de fait, matérialisé par une gestion transparente – ou tout du moins qui se présente comme telle – des affaires de l’État. Et, in fine, à l’instauration de la démocratie et de l’État de droit. Dans les pays les plus développés, les citoyens peuvent ainsi suivre les débats parlementaires, consulter l’agenda de leurs représentants, participer aux réunions municipales, échanger avec les élus… Plus que cela, les dirigeants sont soumis aujourd’hui à d’autres obligations, telle que la déclaration de patrimoine.

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Droit à l’information ou à la sécurité ?

Suivant cet élan, et se fondant sur leur droit à l’information, des citoyens tunisiens ont réclamé la publication d’un bulletin de santé du président de la République, Béji Caïd Essebsi, admis en urgence à l’hôpital militaire de Tunis, le jeudi 27 juin 2019, après un « grave malaise ». Si ce droit à l’information est fondé et légitime, il se heurte en l’espèce à deux obstacles majeurs. Le premier, c’est qu’avant d’être président de la République Béji Caïd Essebsi est un citoyen qui jouit de ses droits fondamentaux. Dans une épreuve si critique, il a droit, en tant qu’être humain, au secret médical.

Avant l’annonce de l’hospitalisation d’urgence de Béji Caïd Essebsi, deux attentats-suicides ont frappé le cœur de Tunis

Le second est lié au timing du « grave malaise » du président de la République qui autorise une communication minimale pour des raisons de sécurité nationale. Une heure avant l’annonce de l’hospitalisation d’urgence de Béji Caïd Essebsi, deux attentats-suicides ont frappé le cœur de Tunis. Comme dans toute opération de ce genre, toutes les forces de sécurité sont placées en état d’alerte pour parer à toute éventuelle nouvelle attaque. Or, selon l’article 77 de la Constitution tunisienne, le président de la République occupe une place prépondérante dans ce dispositif en tant que « haut commandement des forces armées ». Il détermine, selon les termes du même article, « les politiques générales en matière de défense et de sécurité nationale, relatives à la protection de l’État et du territoire national ».

On imagine donc qu’une communication alarmiste sur la santé du haut commandement des forces armées aurait pu avoir des conséquences terribles sur le moral des troupes sécuritaires, ou aurait pu provoquer l’inquiétude de la population. Dans la guerre sécuritaire et psychologique que mène la Tunisie contre le terrorisme, une telle communication aurait donné un avantage symbolique à l’ennemi. Dès lors, l’argument de la raison d’État, utilisé dans ces circonstances pour réduire la portée du droit à l’information des citoyens, devient recevable.

Totem d’immunité pour la raison d’État

La raison d’État a été définie par le politologue français Dominique Reynié comme « l’ensemble des actes de transgression auquel un État souverain croit devoir recourir pour assurer la conservation et l’accroissement de la puissance publique ». Dans le cas tunisien, la conservation et l’accroissement de la puissance publique étaient nécessaires dans un tel climat de tension sécuritaire.

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En définitive, l’équation entre droit à l’information et raison d’État met en lumière la complexité de la relation qu’entretient l’entité étatique avec le droit. Si sa responsabilité juridique devant les tribunaux est reconnue depuis 1873 – et le célèbre arrêt Blanco, rendu par le tribunal des conflits – , le totem d’immunité que représentent la raison d’État et les secrets d’État continue d’exister. On peut y voir une violation manifeste d’un droit fondamental, le droit à l’information dans ce cas de figure. Ou ouvrir le champ de réflexion à l’étude de l’objectif ultime, à savoir la sauvegarde des intérêts vitaux et supérieurs de la Nation. Sous cet angle, le résultat de l’équation est forcément plus nuancé.

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