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Éthiopie : Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix 2019
Initialement prévu le 24 juin, le discours annuel du Premier ministre éthiopien a finalement eu lieu le 1er juillet. Devant un parterre de députés, Abiy Ahmed s’est voulu optimiste sur l’avancée des réformes entreprises au cours des douze derniers mois. Il n’a pas éludé l’épineuse question de la Constitution fédérale, tout en appelant les Éthiopiens à l’unité. Si celle-ci était mise à mal, « nous laisserons tomber nos stylos et nous nous armerons de Kalachnikov pour défendre le pays », a-t-il assuré, selon des propos rapportés par le site Addis Fortune.
Abiy Ahmed n’est pas devenu Premier ministre par hasard. Il sait que, lorsque les temps sont difficiles et les vents contraires, il faut soigner les apparences. S’afficher imperturbable, même quand le navire tangue. Une semaine plus tôt, il avait donc ressorti son treillis militaire, à la télévision nationale, pour tenter de répondre, impassible, aux nombreuses questions soulevées par ce qu’il a qualifié de « tentative de coup d’État » et qui s’est soldé, le 22 juin, par l’assassinat de son chef d’état-major, Seare Mekonnen, et du président de la région Amhara, Ambachew Mekonnen.
Une révolution menacée ?
Déjà confronté à un attentat à la grenade en 2018, deux mois après sa prise de pouvoir, en avril, le jeune dirigeant avait alors dénoncé « des forces opposées à la paix ». Quelques mois plus tard, en octobre, il avait désamorcé un début de mutinerie dans l’armée en se lançant dans une séance de pompes avec les soldats – une vidéo devenue virale sur internet.

Abiy Ahmed lors de son arrivée à Khartoum vendredi 7 mai, pour initier un processus de médiation entre l'armée et l'opposition soudanaise. © AP/SIPA
Si le Premier ministre n’a pas été, cette fois, la cible directe des attaques, c’est bien sa révolution qui est menacée
À première vue, le message n’a pas varié en cette fin de juin. Devant les caméras, le Premier ministre s’est une nouvelle fois posé en rassembleur, tandis que, par sa tenue, il rappelait qu’il restait avant tout un militaire, signalant ainsi sa fermeté à ceux qui souhaiteraient perturber les réformes en cours.
Mais l’arrestation, quelques jours plus tard, de plusieurs dizaines de nationalistes amharas est peut-être la preuve d’un changement d’attitude chez cet homme de 42 ans qui avait jusque-là privilégié l’ouverture. Car il ne faut pas s’y tromper : si le Premier ministre n’a pas été, cette fois, la cible directe des attaques, c’est bien sa révolution qui est menacée.
Deux hommes clés
Ambachew Mekonnen comme Seare Mekonnen étaient proches d’Abiy Ahmed. Ils constituaient surtout des rouages stratégiques de son projet politique. Le premier, étoile montante du Mouvement national démocratique amhara (ANDM), membre du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), la coalition au pouvoir, avait été nommé en mars à la tête de cette région, dont la population constitue la deuxième plus importante ethnie du pays.
Avec l’Oromo, l’Amhara était, depuis 2016, l’épicentre de la vague de protestation qui avait précipité la chute du prédécesseur d’Abiy Ahmed, Hailemariam Desalegn. Ambachew Mekonnen avait la difficile tâche de promouvoir l’ouverture politique souhaitée par Abiy Ahmed dans une région en proie à la montée de l’ethno-nationalisme.
Le second, un Tigréen, avait été promu chef d’état-major en juin 2018. Tout un symbole pour ce général proche du Front de libération du peuple du Tigray (TPLF), le parti qui a dominé la vie politique éthiopienne depuis la chute du régime du Derg (acronyme de « comité militaire », en langue amharique), communiste, en 1991.
Sa présence dans le système d’Abiy Ahmed devait apaiser les tensions, mais, progressivement marginalisée au sommet de l’État, la vieille garde du TPLF voyait en Seare Mekonnen un traître.

Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed (à droite), aux côtés du président érythréen Isaias Afwerki, le 15 juillet 2018 à Addis-Abeba. © Mulugeta Ayene/AP/SIPA
Il a pris des mesures audacieuses pour lesquelles il a été salué, mais, ce faisant, il s’est attiré des rancœurs
Vers une contestation plus large ?
Abiy Ahmed est-il allé trop vite en besogne ? Dans un pays cadenassé depuis vingt-huit ans par la même coalition, il n’a cessé de bousculer l’ordre établi. Il a pris des mesures audacieuses pour lesquelles il a été salué, mais, ce faisant, il s’est attiré des rancœurs. Asaminew Tsige en est le meilleur exemple.
Ce brigadier général, directeur de la sécurité de la région Amhara, est présenté par la primature comme le chef d’orchestre des deux attaques du 22 juin. Il figurait parmi les personnalités graciées en 2018 par la nouvelle administration. Avant d’être rétabli dans ses fonctions militaires, Tsige avait passé neuf années en prison pour une tentative de coup d’État en 2009, attribuée aux opposants de Ginbot 7. Longtemps qualifiés de terroristes par Addis-Abeba, les membres de ce groupe sont rentrés d’exil en septembre 2018, en réponse à la main tendue d’Abiy Ahmed.
La nomination de Tsige à la tête de la sécurité en Amhara, en novembre 2018, devait contenter la frange nationaliste de la région. Mais l’homme s’est révélé incontrôlable. Le 24 juin, les autorités ont annoncé sa mort et une foule nombreuse est venue assister à ses obsèques, célébrées à Lalibela.
Cette nouvelle alerte peut-elle mener à un mouvement de contestation plus large ? Difficile à dire, car peu d’informations circulent. Les élections générales, prévues pour mai 2020, représenteront un premier test pour Abiy Ahmed, mais les événements du 22 juin et ce qu’ils révèlent des divisions face aux réformes en cours pourraient pousser le Premier ministre à revoir son calendrier.