Pendant vingt-huit années, Mgr Gérard Mulumba a été l’évêque de Mweka, dans la province reculée du Kasaï. Kinshasa et ses intrigues politiciennes, très peu pour lui. Il s’en est tenu aussi éloigné que possible. Pas facile lorsque l’on est à la fois frère du principal opposant du pays, Étienne Tshisekedi, et membre de la très influente Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco).
Mais on n’échappe pas à son destin. Après la mort d’Étienne, le 1er février 2017 à Bruxelles, c’est à lui, l’aîné des frères du défunt, que sa famille a confié le soin d’organiser les obsèques. Mulumba a donc quitté son cher Kasaï, où il venait d’être relevé de ses fonctions en raison de son âge vénérable (79 ans, à l’époque), pour s’installer dans la capitale congolaise.
Sa mission enfin accomplie
Une période « pénible » de sa vie s’est alors ouverte, faite d’interminables – et infructueuses – négociations avec le conseiller spécial de Joseph Kabila en matière de sécurité, Jean Mbuyu. « Je n’ai pas réussi [à obtenir le rapatriement du corps], reconnaît-il d’une voix lente et grave. Le gouvernement n’avait pas du tout envie de l’enterrer. Il avait sans doute peur de la foule, qui risquait de se révolter. » Une inhumation au Kasaï, région d’origine de la famille, est un temps envisagée. Mais Marthe Tshisekedi, la veuve, est contre, de même que les militants du parti, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), cette fameuse « base » qui n’a cessé de se mobiliser pour faire prévaloir son point de vue.

Une importante délégation de l'Église catholique conduite par Mgr Mulumba attendait le retour de la dépouille mortuaire d'Etienne Tshisekedi, le 30 mai 2019 à Kinshasa. © Colin Delfosse pour JA
Le clan a pu enterrer solennellement son patriarche au terme de trois jours d’obsèques nationales
Depuis, les choses ont bien changé. Félix, le fils d’Étienne, est devenu président de la République en janvier dernier. Gérard Mulumba, lui, a été nommé chef de la Maison civile du chef de l’État, le 21 mai. À ce titre, il doit gérer les affaires privées de son neveu et ses relations avec le reste de sa famille, très étendue (Étienne avait huit frères et sœurs). Le prélat revendique aussi un rôle de « conseiller spirituel », bien que le président fréquente l’église évangélique du centre missionnaire Philadelphie de Kinshasa.
Surtout, le clan a pu enterrer solennellement son patriarche au terme de trois jours d’obsèques nationales, célébrées du 30 mai au 1er juin. C’est donc le cœur plus léger que Gérard Mulumba nous accueille dans sa nouvelle villa à étage, située dans la commune de la Gombe, dans le centre de Kinshasa. Dans la pénombre du salon avec vue sur jardin, il revient sur son parcours et sur la relation tumultueuse qu’ont toujours entretenue ses deux familles : celle de Dieu et celle des Tshisekedi.
Soupçons et calomnies
Cette histoire a commencé avant même sa naissance, en 1937. Ses parents enseignaient tous deux le catéchisme dans le Kasaï, au centre d’un Congo encore belge. Une situation assez enviable, qui a donné à leurs enfants, ballottés au gré de leurs affectations, la passion des études.
Je suis rentré au Congo dès que j’ai pu, je ne serais pas resté une semaine de plus dans ce pays si froid
En 1961, au lendemain de l’indépendance, Étienne Tshisekedi devient le premier Congolais docteur en droit, à l’université Lovanium de Kinshasa. Gérard, lui, en sort diplômé de théologie. Le jeune homme, qui se sent « appelé à servir Dieu », est ordonné prêtre en 1967 et part pour la Belgique, où il étudie la sociologie du développement à l’université de Louvain-la-Neuve. Le plat pays lui plaît peu. « Je suis rentré au Congo dès que j’ai pu, sourit-il. Je ne serais pas resté une semaine de plus dans ce pays si froid. »
C’est pourtant là qu’une grande partie de la famille va bientôt s’installer. En 1978, l’armée massacre des dizaines de mineurs de diamants à Katekelayi, au Kasaï. Étienne Tshisekedi, qui était jusque-là un cadre loyal et influent du pouvoir du maréchal-président Mobutu Sese Seko, prend la tête d’un mouvement de contestation inédit : dans ce régime de parti unique, il ose créer, en 1982, l’UDPS. « Cela a entraîné beaucoup de difficultés pour toute la famille », se souvient Mulumba. Marthe Tshisekedi doit s’exiler en Belgique avec leurs enfants, parmi lesquels le jeune Félix.

Étienne Tshisekedi, à Kinshasa, le 26 novembre 2011. © GWENN DUBOURTHOUMIEU pour JA
Du fait de l’identité de mon frère, il y a toujours eu des soupçons et des calomnies à mon égard
Étienne, lui, reste au pays contre vents et marées dans ces années 1980. Il participe aux manifestations et est détenu un nombre incalculable de fois. Dans sa lointaine paroisse kasaïenne, Gérard Mulumba mesure l’âpreté de la lutte à la multiplication des agents des services de renseignements qui le filent : « Du fait de l’identité de mon frère, il y a toujours eu des soupçons et des calomnies à mon égard. J’ai été plusieurs fois interpellé ! »
Cela n’entrave pas son ascension : il est nommé évêque de Mweka en 1989. À cette époque, l’UDPS et l’Église sont en symbiose, toutes deux farouchement opposées au système Mobutu. Mulumba soutient fermement le bas clergé, qui organise, en 1992, une marche de protestation des chrétiens réprimée dans le sang.
Relations tendues
Mais ses deux familles vont bientôt s’éloigner. Nous sommes toujours au début des années 1990. L’archevêque de Kisangani, Mgr Laurent Monsengwo, est choisi pour présider la Conférence nationale souveraine, organe de la société civile chargé de démocratiser le pays.
Cette assemblée désigne Tshisekedi Premier ministre, qui doit donc cohabiter avec Mobutu. Mais personne ne veut céder un pouce de pouvoir au sein de cet exécutif à deux têtes, et le bras de fer laisse rapidement place au blocage. Monsengwo soutient alors une « troisième voie », incarnée par un nouveau Premier ministre : Léon Kengo wa Dondo. « Tshisekedi a considéré que Monsengwo était un traître à la cause qu’il défendait », se remémore Gérard Mulumba. Étienne charge alors son frère de transmettre un message à Monsengwo : « Dis-lui qu’il s’occupe moins de politique et plus d’évangélisation. »

Le cardinal Laurent Monsengwo Pasinya au Vatican, le 6 mars 2013 © Alessandra Tarantino/AP/SIPA
Le cardinal Monsengwo a montré qu’il savait se mettre à la hauteur de la vérité
Il faudra attendre l’élection de 2011 pour que les relations entre les deux hommes se détendent – un peu. Tshisekedi se présente contre Joseph Kabila, alors président sortant. Tandis que ce dernier est déclaré vainqueur, l’archevêque de Kinshasa déclare, dans une formule restée célèbre, que ce résultat n’est conforme « ni à la vérité ni à la justice ». « Le cardinal a montré qu’il savait se mettre à la hauteur de la vérité », se félicite Mulumba.
Le répit dure quelques années. Mais en décembre dernier, les relations entre l’Église et la famille Tshisekedi se tendent à nouveau. La Cenco, qui a mis sur pied une mission d’observation de 40 000 personnes, affirme que le vainqueur du scrutin n’est pas Félix Tshisekedi, comme l’a proclamé la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), mais son rival au sein de l’opposition, Martin Fayulu.
Le nouvel archevêque de Kinshasa, Mgr Fridolin Ambongo, le répète à plusieurs reprises. Cette fois, Gérard Mulumba se range du côté de sa famille biologique. « Lorsque l’on est observateur, on ne dispose pas de la totalité des résultats, lâche-t-il. On ne devrait pas aller jusqu’à avancer des tendances, des chiffres ou des noms. On a dépassé les limites. »
Vigilance et clémence

Arrivée du président Félix Tshisekedi à la Nsele. © Colin Delfosse pour JA
Après l’investiture de Félix Tshisekedi, il est allé trouver Fridolin Ambongo pour lui demander que l’Église catholique congolaise se reprenne en célébrant « officiellement une « action de grâce » pour les élections telles qu’elles se sont passées ». « Il m’a répondu qu’il ne pouvait le faire à ce moment-là car il y avait une certaine division entre les évêques du Kasaï et les autres », regrette-t-il.
Un fin de non-recevoir qui n’a pas empêché Ambongo d’être invité à prononcer une « absoute », le 1er juin, à l’occasion des obsèques d’Étienne Tshisekedi au stade des Martyrs, à Kinshasa. S’adressant au fils du défunt, Félix, dans la tribune présidentielle, il a eu cette phrase : « Il vous revient désormais, monsieur. le président de la République, avec vos collaborateurs, de parachever l’idéal sociopolitique de votre illustre père, pour conduire le peuple congolais, dans sa diversité, vers la Terre promise. » L’Église sera vigilante. Mgr Mulumba fera tout pour qu’elle soit aussi clémente.
Partage du pouvoir : qu’en aurait pensé le patriarche ?

Première rencontre entre le Président de la République Felix Tshisekedi et son prédécesseur Joseph Kabila depuis la cérémonie de remise et reprise le 25 janvier 2019 au Palais de la Nation. © Présidence RDC
Mon frère n’acceptait pas les solutions qui lui semblaient compromettantes. La situation actuelle n’est devenue possible qu’après sa mort
Étienne Tshisekedi aurait-il accepté de partager le pouvoir avec Joseph Kabila, comme le fait aujourd’hui son fils Félix ? Les détracteurs du nouveau président ont tendance à en douter, rappelant que la radicalité était la marque de fabrique paternelle. Et Gérard Mulumba ? « Mon frère n’acceptait pas les solutions qui lui semblaient compromettantes, convient-il. Donc on peut dire que la situation actuelle n’est devenue possible qu’après sa mort. »
Mais il tient aussi à rappeler qu’Étienne Tshisekedi s’était quelque peu adouci au crépuscule de sa vie. Il avait en tout cas fait des concessions pour l’accord de la Saint-Sylvestre, signé le 31 décembre 2016 sous l’égide de l’Église catholique – à l’époque, Mgr Mulumba était encore membre de la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco). « On lui avait fait comprendre que s’il n’acceptait pas on risquait de ne pas trouver de solution à ce problème. » Dans le cadre de cet accord, Tshisekedi avait accepté le maintien de Joseph Kabila à la présidence malgré l’expiration de son mandat, le temps d’une transition.