Les derniers sondages prédisent qu’il sera l’homme fort de l’automne. Pour l’heure, il ne laisse en tout cas personne indifférent. Nabil Karoui, 55 ans, vient d’annoncer sa candidature à la présidentielle de novembre. Le fondateur de Nessma TV, reconverti dans l’humanitaire depuis trois ans à travers son association Khalil Tounes, lance aussi une offensive sur les législatives d’octobre, avec une formation dont il dévoilera la composition dans les jours à venir. Pour JA, il décline ses priorités et répond à ses détracteurs, nombreux, qui déjà fourbissent leurs armes pour lui barrer la route.
Jeune Afrique : L’annonce de votre candidature a provoqué une levée de boucliers. Vous vous y attendiez ?
Nabil Karoui : Quand on n’est pas adoubé par l’establishment, on ne peut que déranger. Je suis issu de l’école républicaine et ne fais partie d’aucun camp. Je ne suis pas un héritier, je n’ai pas été intronisé et ne suis le dauphin de personne. Il est surprenant d’ailleurs que l’on ne perçoive les successeurs que comme des dauphins…
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C’est une incompréhension totale de la démocratie et de l’alternance issue des urnes. Je me suis fait à la sueur de mon front. J’ai parfois gagné parfois perdu, mais je n’ai misé que sur ma volonté d’entreprendre. En politique, je fais pareil. Certains pensent que je prends ma revanche sur Béji Caïd Essebsi, mais comme il ne m’a rien donné, pourquoi vouloir le trahir ?
Quelles sont vos motivations alors ?
À mes débuts, avec Nidaa Tounes, j’avais une vision naïve et idéaliste. Je pensais que la politique servait à améliorer la vie des gens, alors que la préoccupation du personnel politique est davantage la recherche d’un siège ou d’un job.
Les partis au gouvernement se focalisent tellement sur leurs chamailleries qu’ils en oublient que leur rôle est d’appuyer l’exécutif
Les partis au gouvernement se focalisent tellement sur leurs chamailleries qu’ils en oublient que leur rôle est d’appuyer l’exécutif, faute de quoi cela a des répercussions sur le quotidien des Tunisiens. La situation est encore plus symptomatique avec les députés : une fois élus, et alors qu’ils sont essentiels pour identifier et résoudre les problèmes, ils boudent leur circonscription et ne font montre d’aucune redevabilité à l’égard de leurs électeurs.
Justement, pourquoi viser la présidence alors que le régime est davantage parlementaire ?
La présidence demeure une pièce maîtresse. La cohabitation actuelle, avec des partis et un chef du gouvernement qui s’opposent, réduit la marge de manœuvre du Parlement. En début de mandat, le président avait une majorité et pouvait impulser des changements. Pour redresser la situation du pays, il faut que la présidence participe à la résolution de cette équation. Son rôle essentiel, majeur, est surtout de préserver la souveraineté de la Tunisie et d’être garante de la Constitution.
On vous reproche un mélange des genres, entre Nessma TV et votre association…
Soyons précis : depuis 2014, je n’ai plus aucune fonction à Nessma TV. Et je suis seulement bénévole à Khalil Tounes, association que j’ai créée après le décès de mon fils. Je suis là un peu par hasard, il me fallait traduire mon chagrin en quelque chose d’utile. J’ai décidé d’aider les démunis. Les gens me remercient de l’aide qu’on leur apporte, mais ils ne savent pas à quel point eux m’ont sauvé… J’ai été confronté à l’ampleur d’un désastre social que l’on tait.
Une partie du pays est dans le XXIe siècle, l’autre au début du XXe siècle. Il y a là plus que de la défaillance : c’est un renoncement total de l’État
Les attentes, l’appauvrissement, la misère, la déchéance, le désespoir sont des réalités terribles ! L’empathie qui s’est développée avec les Tunisiens nous a convaincus, mes proches et moi, de bâtir une start-up de bienfaisance. Khalil Tounes a comblé dans la mesure de ses moyens certaines défaillances, alors que les actions humanitaires ne devraient être qu’un appoint à l’action de l’État. En deux ans, près de 100 000 personnes ont bénéficié pour la première fois d’un suivi médical, c’est dire l’inanité du système. Une partie du pays est dans le XXIe siècle, l’autre au début du XXe siècle. Il y a là plus que de la défaillance : c’est un renoncement total de l’État.

Nabil Karoui sur le plateau de Nessma TV, qu'il a cessé de diriger sur le papier, mais qui le suit désormais partout… © NICOLAS FAUQUÉ
Vous avez aussi eu maille à partir avec la justice. On parle d’évasion fiscale, de blanchiment d’argent…
Depuis la révolution, tout patron ou entrepreneur est suspecté d’avoir détourné de l’argent, d’être corrompu ou d’avoir été inféodé à l’ancien régime. Après la révolution, tous ceux qui ont réussi – que ce soit dans l’administration ou le privé – ont dû rendre des comptes. J’ai dérangé les islamistes à un moment, puis le gouvernement actuel, mais tout ce que l’on m’impute relève de la calomnie.
Vu la ‘bienveillance’ du gouvernement Chahed à mon égard, je ne serais pas là, devant vous, si le moindre soupçon avait été étayé
Mes entreprises ont connu des difficultés, au même titre que des pans entiers de l’économie. Elles sont, tout comme ma personne d’ailleurs, sous contrôle fiscal approfondi. Vu la « bienveillance » du gouvernement Chahed à mon égard, je ne serais pas là, devant vous, si le moindre soupçon avait été étayé. Le fait est que la justice a fait son travail, et je n’ai jamais été condamné ni mis en examen. L’exécutif, lui, n’a pas pris de gants quand il a voulu faire passer une loi taillée sur mesure et anticonstitutionnelle pour me barrer l’accès à la politique.
Vous vous considérez comme une victime ?
Pas du tout ! Ce projet de loi témoigne de l’affolement du clan au pouvoir, qui voit son discrédit s’amplifier et l’annonce de la défaite de l’oligarchie. Nous voilà revenus à l’ère Ben Ali : contraints de faire allégeance ou d’être traités comme un ennemi. Depuis 2011, Nessma TV n’a pas toujours été tendre avec les politiques, mais les gouvernements respectaient sa liberté et sa dignité. Aujourd’hui, la critique est interdite.
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Il serait inimaginable d’avoir Les Guignols de l’info avec la marionnette de Youssef Chahed, alors que Rached Ghannouchi avait joué le jeu. Voyez ce qui est arrivé récemment à ce blogueur qui s’est retrouvé en prison avec son père. Les libertés sont le seul acquis de 2011 : si elles sont bafouées, à quoi bon avoir fait une révolution ?
Vous définiriez-vous comme antisystème ?
Nous ne sommes pas dans l’antisystème puisqu’on est là pour sauver ce qui est viable dans le système et non pour le détruire. Mais je constate que cette tendance agit comme une lame de fond à l’échelle internationale et balaie les partis traditionnels. Il faut dire qu’en Tunisie ceux-ci sont déconnectés des réalités. Ils évoluent dans la capitale et ne voient pas que des personnes meurent de faim à cause de l’inflation, que la classe moyenne n’arrive plus à joindre les deux bouts et que les pauvres ont été les premiers affectés.
La Tunisie aujourd’hui, c’est le Titanic : les ponts inférieurs ont été touchés, et, en haut, on danse encore. Il faut des réponses concrètes à des problèmes essentiels, pas des solutions sophistiquées inadaptées. Les visions de l’establishment sont bâties sur des modèles désormais caducs. Notre mouvement n’est pas né pour donner des jobs à nos partisans. Nous rassemblons des gens qui veulent donner, animés par l’amour et l’ambition pour ce pays. Nous allons vivre une révolution par les urnes.

Un iftar organisé par son association, Khalil Tounes, dans la banlieue nord de Tunis, le 1er juin. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com
Est-ce encore possible ?
Je ne serais pas là si je n’y croyais pas, et je ne suis pas le seul. Notre pays est en déséquilibre, il y a deux Tunisie aujourd’hui : le PIB de la première est quatre à cinq fois supérieur à celui de la seconde. En revanche, les richesses de la deuxième Tunisie sont trois fois plus élevées que celles de la première, avec les phosphates, les mines, le pétrole, l’agriculture et l’eau… Mais tout cela ne bénéficie qu’à la Tunisie d’en haut.
Il faudra trente à quarante ans pour revenir à la Tunisie d’avant 2011. L’erreur a été de croire que l’économie suivrait naturellement
Un million de Tunisiens sont hors jeu, deux millions s’apprêtent à les rejoindre… La fracture sociale naît de cette injustice dans la redistribution des richesses et du manque d’attention dont souffrent des populations qui ne demandent pourtant pas la lune. Il faudra trente à quarante ans pour revenir à la Tunisie d’avant 2011. Nous avons réussi une révolution pacifique, sans intervention étrangère, obtenu le prix Nobel de la paix. Il y a eu du génie politique, mais l’erreur a été de croire que l’économie suivrait naturellement.
S’il fallait retenir une proposition phare de votre projet, laquelle serait-ce ?
Il y a ce paradoxe : la Tunisie est un pays riche qui fabrique de la pauvreté. Or beaucoup de choses peuvent être faites très rapidement pour redonner de l’espoir. Notre idée est d’avoir un État bienveillant qui place le citoyen au cœur du système. Que les lois ne soient adoptées que si elles lui bénéficient. Pour améliorer la vie de chacun, il faut une économie forte, c’est-à-dire libérée des contraintes bureaucratiques et des lois contradictoires.
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Pour réduire la pauvreté, il faut que toute l’énergie soit mobilisée sur la question de la fracture sociale. Sur ce quinquennat, la primauté sera donnée aux exclus. Leur intégration créera des synergies, car je suis convaincu que le mieux-être créera une nouvelle demande pour les produits tunisiens. Les entreprises ont besoin de consommateurs. Or il y a cinq millions de personnes qui n’ont pas les moyens.
Concrètement, comment comptez-vous faire ?
Deux partenaires sont incontournables : la centrale de l’Union générale tunisienne du travail (l’UGTT) et l’administration. L’UGTT est un chaînon indispensable qui connaît les difficultés réelles des citoyens. L’administration est actuellement discréditée, mais c’est une force extraordinaire. Faute de vision et de volonté politiques, elle a été écartée mais son efficacité reste inchangée. En 2011, elle a permis au pays de continuer de fonctionner ; il suffit de lui donner les bonnes impulsions pour la mobiliser. C’est sur ce contingent qu’il faut compter pour gagner la bataille contre la pauvreté.

Des manifestants devant le siège de l'UGTT à Tunis, jeudi 17 janvier 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA
Certains vous accusent de faire dans le populisme pour atteindre votre objectif.
C’est choquant que l’on laisse entendre que nous profitons de la crédulité des pauvres. Il y a là une expression de mépris, comme si, au regard de l’establishment, être démuni, c’était être un benêt. Ces a priori confirment la cassure. Pourtant, les gens des régions, les paysans ont un bon sens et un génie que l’on ne trouve plus dans les grandes villes ; on leur a menti plusieurs fois, ils ont été déçus, ils n’ont aucun espoir et sont dans une incroyable résilience.
En réalisant en partie ce que l’État n’a pu faire, nous leur avons prouvé, avec peu de moyens, que nous méritions la confiance des pauvres
En réalisant en partie ce que l’État n’a pu faire, nous leur avons prouvé, avec peu de moyens, que nous méritions leur confiance. Avec Khalil Tounes, nous sommes allés vers eux, les avons écoutés, avons répondu à certaines attentes ; ce sont eux qui nous font dire : « Pourquoi pas ? Ensemble, c’est possible. » L’espoir est de retour, et c’est l’essentiel pour engager, à travers l’État, la bataille contre le dénuement.
Comment réagissent les Tunisiens à ce discours ?
Les gens nous disent : « Si vous nous promettez de nous faire manger et de nous donner un toit, on peut voter pour vous, mais si vous continuez à nous dire que vous allez nous donner accès aux soins et du travail, là on ne vous croit plus. »
Le pays est désabusé ; récemment, quatre frères et sœurs diplômés et sans emploi m’assuraient qu’ils ne croyaient pas aux promesses de plein-emploi mais qu’ils voteraient pour nous si nous garantissions un emploi à l’un d’entre eux. L’angoisse du lendemain est le sentiment qui prévaut ; les Tunisiens sont désemparés et ne savent plus à qui s’adresser. Il faut rassurer et donner de l’espoir en apportant du concret.
Vous présentez une initiative pour les législatives. Sous quelle forme ?
Je ne suis pas seul. Les listes sur toutes les circonscriptions sont en cours de préparation, mais nous devons encore décider si nous abordons cette étape sous le label d’un parti ou d’un front électoral. Ce sera une décision collégiale, mais nous nous accordons pour privilégier la formule la plus souple, la plus efficace et la moins onéreuse.
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Notre vision est tout à fait à l’opposé de celle des partis traditionnels ; nous sommes pragmatiques, pas dogmatiques. Notre programme est fondé sur la liberté : d’entreprendre, de vivre, de croire ou non, d’avoir un compte en Tunisie ou à l’étranger…
Mais quel est votre projet de société ?
La première chose qui nous guide aujourd’hui, c’est la liberté, avec comme priorité le droit de manger, le droit d’aller à l’école, le droit de se soigner… Nous sommes des libéraux qui tenons à faire respecter la souveraineté de notre pays. L’important est que nous poursuivions le dialogue avec les citoyens et conservions leur confiance. Sans cela rien ne changera. Bourguiba avait la confiance de son peuple et il a pu faire bouger les lignes.
Comment envisagez-vous de composer avec l’espace politique ?
Nous n’appartenons à aucun parti mais nous parlons avec tout le monde. Les règles du jeu sont d’abord d’aller aux urnes, puis d’évaluer le poids de chacun. Nous sommes ouverts à une collaboration avec tous ceux que les Tunisiens vont porter au Parlement. Nous n’avons de problème qu’avec l’incompétence. Si les dirigeants avaient réussi, j’aurais été le premier à applaudir et peut-être que je ne me serais jamais engagé dans cette voie.
Y compris avec Ennahdha ?
Je n’ai aucun problème avec Ennahdha.
Quelles sont vos relations avec Abdelhakim Belhaj, que certains qualifient de terroriste ?
En 2012, Nessma TV, chaîne maghrébine, couvrait les événements en Libye. Avant de faire l’interview d’Abdelhakim Belhaj, qui était alors chef d’un parti politique, les autorités tunisiennes m’avaient assuré qu’il n’était ni terroriste, ni impliqué dans l’assassinat de Chokri Belaïd. Ce dernier point me tenait à cœur, car Chokri était mon avocat, et avant tout mon ami. Nessma TV a ensuite décroché un long entretien avec le Premier ministre libyen Ali Zeidan, mais cela a été oublié. CNN, la BBC et vous-même, Jeune Afrique, avez rencontré Abdelhakim Belhaj ! Personne n’a accusé votre journal d’accointances avec un terroriste !