Culture

BD : les ouvriers algériens, du bidonville à la cité de transit de Gennevilliers

Avec son roman graphique « Demain, demain », Laurent Maffre évoque comment les immigrés algériens furent parqués et exploités, en France, dans les années 1970.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 16:02

Le roman graphique « Demain, demain », de Laurent Maffre. © DR

Des baraques, des camions, des pelleteuses, de la terre retournée, des barres d’immeubles, une chaîne d’assemblage de voitures… Le trait vif et précis de Laurent Maffre reconstruit un monde qui n’est plus, mais qui a façonné notre présent plus qu’on ne l’imagine. Après avoir raconté avec force détails le bidonville de la Folie, où s’entassaient, à Nanterre, quelque 1 500 ouvriers « célibataires » et 300 familles, pour la plupart algériens, l’auteur-dessinateur donne aujourd’hui une suite à son roman graphique Demain, demain.

Si la première partie concernait les années 1962 à 1966, la seconde est sous-titrée « Gennevilliers, cité de transit, 1973 ». Un avertissement est adressé au lecteur : « Les cités du port à Gennevilliers ont bel et bien existé. Celle évoquée dans le livre tire sa substance du 51, mais également des autres cités de transit comme Les Burons, Doucet, Gutenberg… Bien que la Stométal soit une usine fictive, toutes les voitures de l’époque ont un jour croisé des O.S. [ouvriers spécialisés]. »

Ouvriers spécialisés

Le premier opus racontait la survie des immigrés algériens dans le bidonville, la boue, la peur du feu, les fuites d’eau et le poids des démarches administratives, dans l’attente d’un petit mieux toujours renvoyé aux calendes grecques. « Quand j’ai terminé ce premier tome, en 2012, je ne savais pas si je voulais faire la suite, raconte Laurent Maffre. C’est un projet long et chronophage, et je ne voulais pas répéter la même chose… »

J’avais envie de travailler sur le témoignage, en ayant la possibilité de rencontrer des personnes qui avaient vécu cette expérience

Il lui faudra finalement cinq ans pour parvenir à raconter l’histoire de Kader et Ali, père et fils, de leurs amis et de leur famille dans le camp où ils sont logés après la destruction du bidonville de Nanterre.

« Quand je me suis lancé dans Demain, demain, j’avais envie de travailler sur le témoignage, en ayant la possibilité de rencontrer des personnes qui avaient vécu cette expérience – ce que je n’avais pas pu faire lors de la réalisation de L’homme qui s’évada, d’après Albert Londres, puisque tous les gens ayant connu cette époque étaient morts, explique Laurent Maffre. Cette envie est née lors d’un séjour à Djibouti au cours duquel j’ai pu me déplacer des milieux les plus pauvres, dans les bidonvilles, aux milieux les plus aisés. J’avais aussi dans l’idée de raconter le quotidien des ouvriers spécialisés… »

Le roman graphique « Demain, demain », de Laurent Maffre. © DR

Le roman graphique « Demain, demain », de Laurent Maffre. © DR

Une part de modestie

Pour le premier tome, Maffre s’est beaucoup appuyé sur les travaux de la militante et écrivaine française Monique Hervo, naturalisée algérienne en 2018. Mais pour le second, s’il a bel et bien rencontré quelques témoins, il a cette fois choisi de garder ses distances par rapport aux documents consacrés spécifiquement aux camps de transit où les ouvriers algériens furent un temps logés.

« Pour pouvoir raconter la relation entre un père et son fils, je voulais préserver un espace de liberté, dit-il. Je n’ai pas lu de livres trop proches du sujet, par crainte de ne pouvoir m’en détacher. La fiction permet de dépasser le cas singulier. Quand je travaille, ma question fondamentale reste la même : comment faire pour que les personnages existent ? Ce qui m’intéresse avant tout, c’est le détail qui donne la vie. »


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Il y a sans doute chez Laurent Maffre, qui enseigne le design d’espace à l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art (Ensaama), une part de modestie qui l’empêche de dire que tout son travail s’appuie néanmoins sur une connaissance encyclopédique du sujet qu’il traite, que ce soit sur le plan architectural, historique, sociologique ou politique. Le texte comme le dessin rendent compte d’une époque sans didactisme excessif ni caricature.

En suivant les trajectoires parallèles de Kader, ouvrier spécialisé employé sur une chaîne de montage automobile, et de son fils Ali, adolescent sur le point d’entrer dans l’âge adulte, Laurent Maffre explore en profondeur les liens entre les générations, l’évolution de leur rapport à la France, à l’Algérie, à la ville, au travail. « L’idée du livre, c’est de suivre les trajectoires des deux, dans les espaces où ils vivent, et, au-delà, de décrypter comment ils se situent par rapport à la domination qu’ils subissent. »

En réalité, la tâche est beaucoup plus dure pour les immigrés car ils sont logés à titre provisoire

Oppression

Kader, le père, porte physiquement la marque de cette oppression. Taiseux, les yeux baissés, les épaules lourdes, il est la plupart du temps représenté dans le cadre écrasant de son travail, sur la chaîne de montage, menacé tant physiquement par les outils mécaniques que psychologiquement par les cadences, les pressions de la hiérarchie, les intimidations des nervis du syndicat maison, le racisme… Voire par les remarques des collègues avec qui il partage ses repas.

« Forcément, les bougnoules ils sont dociles, ils font pas grève et ils coûtent pas cher. Le prends pas pour toi, Kader, hein. Mais quand même, vous nous faites du tort », lui assène ainsi un compagnon d’infortune. « En réalité, la tâche est beaucoup plus dure pour les immigrés car ils sont logés à titre provisoire, précise Laurent Maffre. Ils n’ont aucun droit au logement et peuvent être expulsés immédiatement. Ce d’autant que le camp de transit ne dépend pas juridiquement de la ville de Gennevilliers mais de l’administration du port, donc de la préfecture. Il faut ajouter à cela qu’ils paient un loyer qui n’est pas du tout bon marché si l’on considère leurs conditions de vie. »

Le roman graphique « Demain, demain », de Laurent Maffre. © DR

Le roman graphique « Demain, demain », de Laurent Maffre. © DR

Le rouge-gorge

Malléables à l’envi, les ouvriers spécialisés d’origine étrangère sont ainsi déplacés d’un bout à l’autre de la chaîne de montage, sans perspective de progression, condamnés à n’avoir qu’une vision fragmentaire de ce qu’ils produisent au quotidien.

Ali, le fils, vit, lui, dans un espace ouvert, moins contraint par les horaires, où il est plus ou moins libre d’aller et venir avec ses amis. Cette liberté, pourtant, reste toute relative. Dans le camp, le gérant employé par les Centres de transit familiaux (« la Cetrafa ») règne en maître : il collecte les loyers pudiquement baptisés « indemnités », dénonce les mauvais payeurs, contrôle les allées et venues, garde la main sur l’éclairage public, édicte ses propres règles et exige dès que possible son pourboire.

Celui du 51 est surnommé le rouge-gorge. « Comme la plupart des gardiens de cités de transit, le rouge-gorge est un ancien de l’armée coloniale, écrit Maffre. Il parle arabe. Sa famille est logée à l’entrée de la cité du port. Leur baraque dispose du chauffage, de l’eau chaude, d’une douche et d’un jardin clôturé par un grillage. Ce sont les seuls à bénéficier d’un tel confort. Ce sont aussi les seuls Français de la cité. »

Les gardiens sont des anciens de la coloniale et, même dans les syndicats ouvriers, on retrouve des anciens de l’OAS

Après le bidonville, le camp de transit est en quelque sorte la matrice de la « cité », où les autorités perpétuent une approche coloniale, bien des années après la fin de la guerre. « La manière de penser et d’agir sur le territoire français rappelle le comportement passé, en Algérie, souligne Laurent Maffre. Les gardiens sont des anciens de la coloniale et, même dans les syndicats ouvriers, on retrouve des anciens de l’OAS. »

Fenêtres de l’espoir

Pourtant, dans ce monde clos de grilles, de talus, de voies ferrées, les jeunes trouvent toujours le moyen de s’évader. Ce n’est pas toujours légal, mais… Et c’est là la grande force de Demain, demain : s’il décrit sans ambages l’oppression politique comme l’aliénation économique, Laurent Maffre laisse ouvertes les fenêtres de l’espoir en dessinant des scènes d’une grande poésie.


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Jubilatoire, ce moment où, pour quelques bouteilles de vin, les jeunes du camp obtiennent d’un conducteur de tractopelle qu’il vienne aplanir un terrain pour leur permettre de jouer au foot – éclairés par un feu de détritus ! Saisissant ce moment où « l’union maoïste » fait livrer dans le camp un carton contenant 288 paires de Converse bien vite redistribuées à travers le 51 ! Mais le plus beau passage du livre est sans nul doute celui où Ali tombe sur le tournage, dans le trou des Halles, de Touche pas à la femme blanche ! (1974).

Ce film du Franco-Italien Marco Ferreri, avec Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni, évoque de manière parodique le génocide des Indiens d’Amérique et le rejet des classes populaires et des étrangers vers les marges de Paris après la destruction des pavillons Baltard… Contre l’avis de ses parents, Ali n’aura désormais plus qu’une idée en tête : faire du cinéma !


Making of

Laurent Maffre © Laurent Maffre/acte sud bd

Laurent Maffre © Laurent Maffre/acte sud bd

Demain, demain frappe par la justesse de son dessin, tant en ce qui concerne les paysages urbains que les personnages. Laurent Maffre, qui a suivi une formation d’arts appliqués et obtenu un DEA d’histoire, travaille au stylo Rotring, à l’échelle, sur des feuilles de calque. Une technique d’architecte qui lui permet de nombreuses corrections. « Je dessine et j’écris en même temps, explique-t-il. C’est un travail laborieux, avec des reprises successives.

Je suis capable de reprendre 30 pages parce qu’un détail change tout. Tout est mobile dans la façon dont j’avance. » Inventive et originale, la mise en page va de pair avec un regard respectueux porté sur les personnages, même les plus odieux. « J’évite les effets la plupart du temps, afin de rester toujours à hauteur d’homme. »