À la tête du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), l’un des principaux partis d’opposition en Algérie, Mohcine Belabbas n’est pas tendre avec le chef d’état-major de l’armée – et nouvel homme fort du pays depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika – , qu’il a appelé à prendre sa retraite. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il évoque le mouvement de contestation populaire, la présidentielle annulée du 4 juillet, ainsi que les principaux points de sa feuille de route pour la transition.
Jeune Afrique : Plus de trois mois après le début du mouvement de contestation populaire, quel bilan en tirez-vous ?
Mohcine Belabbas : Le mouvement est parvenu à faire tomber le régime d’Abdelaziz Bouteflika. La revendication principale, le changement de système politique, n’a en revanche pas encore été satisfaite. Il faut reconnaître cependant que le mouvement a libéré les initiatives et souligné l’intérêt grandissant de notre jeunesse pour la chose publique. On le voit à travers diverses activités organisées partout sur le territoire. Les jeunes produisent désormais un discours politique.
L’élection du 4 juillet n’aura finalement pas lieu. Vous appelez depuis longtemps à une transition politique. Quelles sont les grandes lignes de votre feuille de route ?
Il faut aller vers un système où l’alternance démocratique pacifique est garantie, l’État de droit respecté et l’indépendance de la justice effective.
Concrètement, comment y parvenir ?
Par la mise en place de quatre institutions : une haute instance de transition, un gouvernement de salut national, une instance de gestion des élections et un comité constituant. La haute instance de transition prendrait la place de la chefferie de l’État. Ses trois membres pourraient être élus par les corps de la magistrature, les enseignants universitaires et les syndicats autonomes.
>>> À LIRE – Algérie : le général Gaïd Salah menace-t-il la révolution ?
Le gouvernement de salut national serait composé d’acteurs de la société civile. Aux deux autres organes incomberait la tâche de proposer un Code électoral et un projet de Constitution, qui seraient soumis au peuple à travers un référendum. Une fois ces conditions remplies, l’organisation d’une présidentielle deviendra possible.
L’armée a-t-elle un rôle à jouer dans cette transition ?
L’armée doit uniquement se consacrer à sa transition interne. Je plaide pour un ministre de la Défense civil au sein du gouvernement de salut national. La haute instance de transition devra cependant entamer des discussions avec les militaires pour aboutir à une armée sous contrôle démocratique.
Les conditions vous semblent-elles réunies pour que les militaires cèdent le pouvoir ?
Je suis convaincu que le problème est lié à l’ancienne génération de dirigeants. Car un encadrement jeune est toujours capable de comprendre que les militaires ne peuvent pas se permettre de gérer un pays en 2019.

L'ancien général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah. © AP SIPA
Il est anormal que des personnes de plus de 75 ou 80 ans continuent de gouverner l’Algérie
Vous avez d’ailleurs appelé Ahmed Gaïd Salah à prendre sa retraite…
Lui et tous les responsables de sa génération. Parce qu’ils sont très nombreux dans les centres de décision, mais ils sont incapables de trouver des solutions à nos problèmes, qui ne sont pas de leur temps. L’un des objectifs du mouvement populaire est de confier les responsabilités aux nouvelles générations.
Il est anormal que des personnes de plus de 75 ou 80 ans continuent de gouverner l’Algérie. Il est de l’intérêt du pays qu’une nouvelle élite dirigeante discute avec la nouvelle élite de l’opposition. La solution réside dans cet échange entre acteurs de la nouvelle génération.
Gaïd Salah n’est pas du même avis. Il rejette l’idée de transition et appelle à rester dans un cadre constitutionnel. Dans le même temps, il souhaite qu’un dialogue soit ouvert. C’est une main tendue ?
Le chef d’état-major s’entête à défendre des démarches sans issue. N’importe qui aurait pu comprendre que la présidentielle du 4 juillet ne pouvait avoir lieu. Ces deux derniers mois, Gaïd Salah a fait perdre du temps au pays. Il reconnaît aujourd’hui qu’il n’y a pas d’autre choix qu’un dialogue sérieux…
De quel droit et au nom de quoi Gaïd Salah refuse-t-il une transition ? Rejeter ou valider cette option ne relève pas de ses prérogatives
Mais il veut l’imposer avec le même objectif de départ, c’est-à-dire la tenue d’une présidentielle ! Or il ne peut pas y avoir de changement de système sans transition. Qui plus est, la Constitution est dépassée. Il ne peut plus y avoir de solution constitutionnelle à partir du moment où la présidentielle du 4 juillet a été annulée.
Enfin, je pose cette question : de quel droit et au nom de quoi le chef d’état-major refuse-t-il une transition ? Rejeter ou valider cette option ne relève pas de ses prérogatives.
Vous reprochez à Gaïd Salah de s’être arrogé les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Peut-on parler de coup d’État ?
Je n’utiliserais pas ce terme parce que d’ordinaire, dans les coups d’État, l’armée met la main sur d’autres institutions. Là, on n’a pas vu de militaires s’emparer de la présidence ou de la télévision. Il y a une manière plus subtile de l’armée algérienne de gérer ces situations.
>>> À LIRE – Ali Ghediri : « L’Algérie n’est pas le Soudan, Gaïd Salah fait tout pour accompagner la transition »
N’est-ce pas précisément pour cette raison que le chef d’état-major s’accroche à la solution constitutionnelle ? Pour qu’on ne parle pas de coup d’État…
Je pense que les militaires algériens ne veulent pas se retrouver dans une situation semblable à celle de 1992, où ils ont été accusés d’avoir fomenté un coup d’État après l’arrêt du processus électoral. Mais les deux situations ne sont pas superposables : en 1992, ce n’est pas le peuple qui a demandé l’installation du Haut Comité de l’État, alors qu’en 2019 c’est le peuple qui a rejeté la présidentielle du 4 juillet.
Ne craignez-vous pas que vos critiques vous attirent des ennuis judiciaires ?
Nous ne pouvons pas avoir peur car nous avons une ligne politique claire. Quand on s’engage en politique, on ne peut pas changer de position au gré du vent.
Vous avez signé, avec d’autres partis, une pétition pour la libération « immédiate » de Louisa Hanoune, placée en détention provisoire pour « atteinte à l’autorité de l’État ». Elle est une prisonnière politique ?
Nous considérons que l’opacité règne dans cette affaire, mais il n’y a aucune raison valable pour qu’elle reste emprisonnée. C’est un dérapage de la part des dirigeants. Mme Hanoune est une justiciable ordinaire, mais la justice ne peut être rendue de cette manière. On ne peut pas reprocher à un responsable politique de prendre part à des réunions, qu’elles soient publiques ou privées.

Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT), en avril 2014. © AP/SIPA
Certains estiment qu’elle paie le fait d’avoir dénoncé des affaires de corruption présumée impliquant des proches de Gaïd Salah dans son fief d’Annaba…
Je ne pense pas que ce soit la raison. Beaucoup de responsables politiques ont bruyamment dénoncé des personnalités impliquées dans des affaires de corruption sans être inquiétés pour autant. Le RCD le fait depuis longtemps. Nous avons parlé du cercle présidentiel et d’autres sphères, sans jamais avoir de problème.
>>> À LIRE – [Infographie] « Complot » en Algérie : quels liens entre les protagonistes présumés ?
Mais je dois admettre qu’avec l’arrestation de Louisa Hanoune Gaïd Salah a fait peur à certains acteurs politiques, comme le montrent leurs prises de position publiques. Il est triste de voir des présidents de parti attendre les discours du chef d’état-major pour « saluer » ses « propositions intelligentes ». Dans la période actuelle, c’est l’inverse qui devrait se produire.
Après les poursuites engagées contre des hommes d’affaires et des responsables, souhaitez-vous que l’ex-président Abdelaziz Bouteflika soit entendu par la justice ?
J’avais déclaré que, s’agissant de la gestion de cette période, il faut aller rapidement vers une justice transitionnelle. La manière dont le pouvoir agit jusqu’ici pose problème. Nous sommes encore dans une justice aux ordres, parce que c’est le chef d’état-major qui a ordonné les poursuites.
La logique aurait voulu qu’Abdelaziz Bouteflika soit convoqué par la justice au titre de premier responsable des deux dernières décennies
Puisqu’il s’entête à actionner la justice de cette façon, la logique aurait voulu qu’Abdelaziz Bouteflika soit convoqué au titre de premier responsable des deux dernières décennies.
N’était-ce pas plutôt son frère et conseiller Saïd Bouteflika ? Le chef d’état-major a lui-même évoqué des forces extraconstitutionnelles qui avaient usurpé les fonctions du président de la République et permis, entre autres, la propagation de la corruption présumée…
Auquel cas il faudra remettre en cause toutes les décisions prises ces cinq dernières années. Quoi qu’il en soit, Abdelaziz Bouteflika est le premier concerné et c’est à lui de dire si on l’a spolié de sa responsabilité de chef de l’État.
Vous avez rendu hommage au militant des droits de l’homme Kamel Eddine Fekhar, mort le 28 mai en détention provisoire après près de deux mois de grève de la faim. Que retenez-vous de cette affaire ?
Depuis 1962, il y a eu beaucoup de Fekhar en Algérie. Le décès de ce militant nous rappelle cette amère vérité. L’acharnement judiciaire doit cesser. Une mesure doit être prise rapidement : la libération de tous les détenus politiques, quelles que soient leurs opinions et leur appartenance idéologique.