Silence radio chez les grands patrons, anonymat requis pour les petits chefs d’entreprise, mutisme des banquiers… En ces jours politiques troublés, le Bénin des affaires est peu loquace. Frappé depuis la fin d’avril par le contrecoup d’une grave crise électorale, le pays naguère réputé en Afrique de l’Ouest pour la solidité de ses institutions est sur les écrans radars des investisseurs locaux et étrangers.
En effet, l’exclusion des partis d’opposition lors des législatives du 28 avril et l’abstention record des électeurs y ont fait naître un malaise grandissant. Et ce, alors que le contexte se tend sur le plan sécuritaire. Au début de mai, deux touristes français avaient été enlevés par des groupes jihadistes, et leur guide, Fiacre Gbédji, tué.
Alors, des questions surgissent. Ce tournant risque-t-il d’obscurcir la conjoncture économique des prochains mois ? Pour l’heure, les grandes institutions financières tablent encore sur une stabilité de la croissance cette année. Ainsi, la BAD espère voir le pays voguer à une allure de 6,3 %, et le FMI, de 6,5 %, ce qui laisse anticiper une continuité par rapport à l’an dernier (6,5 %). Mais une révision à la baisse n’est pas exclue.
Optimisme du gouvernement
« Compte tenu de la dégradation de la situation politique, nous entrevoyons un possible ralentissement de l’activité dans les mois qui viennent, met en garde Matthieu Pautonnier, économiste chez TAC Economics, société spécialisée dans la prévision des risques. De surcroît, précise-t-il, la politique monétaire restrictive (taux d’intérêt à 4,5 %, alors même que l’inflation reste contenue) crée un frein conjoncturel. »
Ces prévisions n’entament en rien l’optimisme du gouvernement, qui se félicite des réformes engagées au début du quinquennat de Patrice Talon (2016-2021), à travers le programme « Bénin révélé ». Le pays a, par exemple, adopté un cadre réglementaire pour les partenariats public-privé, revu sa fiscalité pour inciter les investissements et élaboré un nouveau code numérique.
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Le point d’étape réalisé à la fin de mars par le Bureau d’analyse et d’investigation (BAI), chargé de la coordination du Programme d’actions gouvernemental, que nous avons pu consulter, indique néanmoins que toutes ne sont pas finalisées comme voudraient parfois le faire croire certains officiels.
Du retard dans plusieurs grands chantiers
Des réformes prioritaires, comme celles portant sur le foncier, la loi d’orientation des PME, la gestion des infrastructures routières, la création d’une Caisse des dépôts et consignations ou la création d’une agence de la recherche et de l’innovation étaient, elles, encore dans les cartons ou presque.
Quant aux projets du Programme d’actions du gouvernement, passé depuis son lancement en 2016 de huit à douze secteurs (la santé a, par exemple, été ajoutée), tous n’ont pas avancé aussi vite que prévu en dépit de l’implication du chef de l’État et de son éminence grise, Olivier Boko. Plusieurs grands chantiers, comme le nouvel aéroport et l’extension du port de Cotonou, ont pris du retard, souvent en raison de longues études de faisabilité ou des difficultés à mobiliser les ressources privées nécessaires.
Du côté du gouvernement, on préfère insister sur la croissance de 7 % prévue pour 2019 et vanter la réussite du secteur cotonnier – dont l’impact sur le PIB est crucial – , la diversification de l’agriculture, la hausse du trafic du port autonome ou encore les premiers pas du Bénin dans la production d’électricité.
Premier producteur africain de coton
Force est de constater que le pays a su mettre les bouchées doubles dans le domaine agricole, en particulier dans la filière cotonnière, qui a fait la richesse du président. Cette année, le Bénin est devenu le premier producteur de coton africain, devant le Mali et le Burkina Faso. En 2018-2019, la campagne atteint les 670 000 tonnes de coton graine, contre 597 986 lors de la précédente et seulement 200 000 en 2015-2016.

Un exploitant de coton béninois et son champ. © Jacques TORREGANO pour Jeune Afrique
« Environ 4 millions d’individus sont directement concernés », se félicite Romuald Wadagni, le ministre de l’Économie et des Finances, précisant que, pour la campagne de 2017-2018, le gouvernement a distribué quelque 92 milliards de F CFA (140 millions d’euros) aux producteurs de coton et 44 milliards aux transporteurs, soit « trois fois ce que l’ensemble des producteurs de coton gagnait en 2015 », ajoute-t-il.
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En outre, le Bénin a reçu en décembre 2018 un financement de la BAD portant sur 163 millions d’euros en vue de l’aménagement de la route Djougou-Pehunco-Kérou-Banikoara, l’épine dorsale du réseau cotonnier du nord-ouest du pays. Une réalisation qui, d’après Serge N’Guessan, directeur général adjoint pour l’Afrique de l’Ouest à la BAD, devrait permettre « d’attirer de nouveaux investisseurs dans les secteurs de la production, de la transformation et de l’exportation du coton ».
À l’exception du Burkina Faso, qui a vu sa production s’effondrer en partie à cause de la sécheresse, le contexte est d’ailleurs plutôt favorable en Afrique de l’Ouest.
Des délestages plus rares
Outre le coton, l’économie béninoise peut compter sur le Port autonome de Cotonou. Mais aussi sur ses projets d’infrastructures. En la matière, le gouvernement a investi 425 milliards de F CFA cette année. Dans l’électricité notamment. Comme prévu par « Bénin révélé », le pays s’est lancé dans sa propre production d’électricité.
Le Bénin n’avait pas une seule centrale à lui, et aucune capacité de production
« Le Bénin n’avait pas une seule centrale à lui, et aucune capacité de production », détaille Moïse Achille Houssou, chef du département Appui et suivi des projets du BAI, qui compte sur environ 250 MW de capacités effectives aujourd’hui.
Une première centrale thermique de 120 MW est entrée en service sur le site de Maria-Gleta, dans la ville d’Abomey-Calavi. « Nous avons également loué des groupes électrogènes pour environ 150 MW depuis 2016 », ajoute-t-il, précisant que le Bénin ne connaît presque plus de délestages. Selon un expert local, « une deuxième centrale de 120 MW fait par ailleurs l’objet d’une consultation restreinte lancée en 2017 ».
Un climat entrepreneurial à améliorer
« Mais pour l’heure, l’économie dépend surtout du coton, de l’activité portuaire et de l’investissement public, résume Armand Fandohan, associé et responsable du bureau de Cotonou chez Mazars, il faut maintenant que des relais se mettent en place au sein des opérateurs privés. » Selon lui, « des progrès sont encore à accomplir pour améliorer le climat entrepreneurial et faire émerger une classe d’hommes d’affaires locaux, comme en Côte d’Ivoire, et cela ne pourra fonctionner que dans un contexte de paix sociale ».

Port de Cotonou, novembre 2017. © Jacques Torregano pour JA
Des voix discordantes émergent d’ailleurs au sein des chefs d’entreprise. « On observe une vraie cabale » contre certains hommes d’affaires ; des activistes sur les réseaux sociaux sont arrêtés, raconte l’un d’entre eux sous le couvert de l’anonymat, « cette atmosphère finit par déteindre sur le commerce de proximité, l’immobilier, les services, et l’emploi », déplore-t-il.
On dénonce aussi le poids économique d’une poignée d’individus proches du pouvoir. Seize des dix-neuf usines d’égrenage du pays appartiennent à la Sodeco, dont Patrice Talon était actionnaire avant son élection et dont Mathieu Adjovi, l’un de ses proches et actuel président de l’Association interprofessionnelle du coton, est administrateur.
La fiscalité jugée trop lourde
Et, comme souvent, l’attribution de nombreux projets à des groupes étrangers (le français Bouygues, le chinois CACC, le tunisien Soroubat, l’ivoirien NSE‑CI ou le burkinabé Ebomaf) fait grincer des dents, même si quelques sociétés locales, comme Ofmas tirent leur épingle du jeu en décrochant des chantiers routiers.
Le pays attire moins les investisseurs privés à cause d’impôts trop élevés, on crée des taxes et des sanctions pas toujours justifiées
Certains patrons, malgré tout, préfèrent mettre en avant les réformes de fond. « Le résultat des dernières élections est surprenant, reconnaît l’un d’eux, mais le pays avance ! Certes, en froissant quelques sensibilités, et pas toujours dans la transparence la plus totale, mais il avance ! Avant le gouvernement Talon, il ne se passait strictement rien », insiste-t-il.
Parmi les griefs, l’un des plus récurrents porte sur la fiscalité, jugée trop lourde. « Le pays attire moins les investisseurs privés à cause d’impôts trop élevés, on crée des taxes et des sanctions pas toujours justifiées », critique un entrepreneur établi dans un domaine stratégique. Chantre du secteur privé, le chef de l’État, qui a confié la gestion du Port de Cotonou au port d’Anvers et discute avec ADP pour la gestion du futur aéroport de Cotonou, n’hésite pas pour autant à mettre la pression sur les entreprises.
Recours à la force
« Il est obsédé par la rentabilité et le juste prix », assure le gagnant d’un appel d’offres qui en a fait les frais. Et quand la négociation ne suffit pas, la force est employée. En 2017, il a fait expulser le directeur général de l’opérateur MTN. La méthode, qui pourrait effrayer certains investisseurs, porte sa justification selon le gouvernement dans les résultats affichés en matière fiscale.
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D’après une source proche de l’État, les réformes visant à l’élargissement de l’assiette fiscale auraient permis d’atteindre un niveau record de recettes. Plus de 111 % au premier semestre de 2018 au niveau de l’administration fiscale et un taux de 100 % pour la douane au premier trimestre de 2019. « Pourtant, ces lois fiscales existaient déjà, relativise Armand Fandohan, ajoutant que jusqu’à présent, elles n’étaient juste pas appliquées. »
Lancé en décembre 2016, « Bénin révélé » affiche un besoin de financement de l’ordre de 9 039 milliards de F CFA, dont 3 530 milliards apportés par l’État et ses bailleurs pour concrétiser les 45 projets phares, les 95 projets sectoriels et les 19 réformes institutionnelles.
Un endettement public encore soutenable
Pour y parvenir, le gouvernement a entrepris une politique d’assainissement des finances publiques et un effort de mobilisation de ressources internes. L’assainissement est passé par une réduction drastique du train de vie de l’État. Par exemple, les réformes introduites dans les voyages officiels ont permis de diviser la facture par cinq : 3 milliards de F CFA en 2017 contre 17 en 2015.
Il est normal que l’endettement public ait augmenté au vu des grands projets entrepris, mais il ne faudrait pas qu’il s’alourdisse encore
Malgré ces avancées, les acquis du pays restent à consolider. S’il estime la performance du Bénin « solide » […] et les perspectives économiques « à moyen terme favorables », le FMI recommande « d’améliorer la gestion de la dette publique » (54 % du PIB en 2019 contre 30 % en 2014) et d’impliquer davantage le secteur privé afin de « pérenniser une croissance élevée ».
« L’endettement public reste soutenable mais est à surveiller », renchérit Anne-Sophie Fèvre, économiste spécialiste de l’Afrique chez Bpifrance. « Il est normal qu’il ait augmenté au vu des grands projets entrepris, mais il ne faudrait pas qu’il s’alourdisse encore, pas plus que le service de la dette », souligne-t-elle, rappelant que le pays a lancé en mars une émission obligataire portant sur 500 millions d’euros.
Forte intégration au marché régional
Pour l’heure, le Bénin reste en deçà des critères de convergence de l’Uemoa, qui plafonne l’endettement public à 70 % du PIB. Il lui faudra veiller à « maintenir le déficit budgétaire au-dessous de 3 % du PIB en 2019 et au-delà », recommande l’institution de Bretton Woods. Un objectif que le budget en cours d’exécution promet de respecter puisqu’il table sur un déficit limité à 2,7 % du PIB.
Au-delà des interrogations sur la croissance et la dette, le pays n’est pas à l’abri d’un certain nombre de chocs exogènes. Par exemple, « les aléas météorologiques, les fluctuations des termes de l’échange (prix du coton et du pétrole) et la situation au Nigeria », énumère la BAD dans son rapport de 2019. Car le Bénin est fortement intégré au marché régional : 70 % de ses exportations sont destinées à l’espace Cedeao, principalement à son gigantesque voisin.
Le tourisme particulièrement exposé
À cela s’ajoute la frustration sociale. « Le taux de croissance est assez élevé, mais il y a une large frange de la population laissée pour compte qui estime ne pas tirer profit des dividendes de cette croissance, prévient Ruben Nizard, économiste Afrique à la Coface. Ces questions sont à surveiller de près, sachant que le pays cherche à attirer l’investissement privé et que, pour ce faire, il lui faut maintenir une situation politique et sociale stable. »
Il est trop tôt pour connaître la tendance de 2019. Mais en 2018, les investissements directs étrangers étaient en hausse à 5,8 % du PIB, contre 1,8 % en 2017, d’après les chiffres gouvernementaux. Parmi les secteurs potentiellement les plus exposés, le tourisme arrive en tête.
« Il est vrai que, dans son Programme d’actions du gouvernement, l’ambition du président Talon de valoriser le patrimoine naturel risque d’être passablement freinée par la menace terroriste », souligne Ruben Nizard, avant de nuancer : « Le tourisme n’est encore qu’une niche au Bénin. » En 2017, l’Organisation internationale du tourisme estimait à 280 000 le nombre de vacanciers dans le pays.