Culture

Cannes 2019 – « L’homme à la caméra » : Ladj Ly, de la cité à la Croisette

Avec « Les Misérables », un long-métrage coup de poing dénonçant les violences policières, le jeune réalisateur a bouleversé le public du Festival de Cannes.

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Mis à jour le 21 mai 2019 à 17:41

CANNES, FRANCE – MAY 16: Director Ladj Ly attends the photocall for « Les Miserables » during the 72nd annual Cannes Film Festival on May 16, 2019 in Cannes, France. (Photo by Stephane Cardinale – Corbis/Corbis via Getty Images) © Stephane Cardinale/Corbis/Getty images

« La galère, c’est pas Issa, c’est le drone qui nous a filmés. » Chris, le policier hâbleur, violent et sûr de lui de la brigade anticriminalité de Montfermeil, en banlieue parisienne, apostrophe son collègue pour lui expliquer que l’essentiel, après une bavure, c’est de la camoufler. Ou en tout cas de tout faire pour pouvoir la nier.

Résultat : les deux flics et leur collègue Gwada, qui vient de tirer au Flash-Ball sur le jeune Issa, vont partir à la recherche de Buzz, l’adolescent de la cité des Bosquets qui passe son temps à faire tourner son drone doté d’une caméra embarquée. En négligeant de s’occuper de celui qu’il faudrait soigner d’urgence et qu’ils ont emmené dans leur véhicule banalisé…

Nous sommes là dans un film, Les Misérables, le premier long-métrage de fiction de Ladj Ly, natif de Montfermeil, sélectionné à la surprise générale en compétition au Festival de Cannes et donc candidat à la Palme d’or. Sa projection, au deuxième jour de la manifestation, a suscité une vive émotion.

Fin des années 1990 et début des années 2000 à Montfermeil, dans la vraie vie cette fois. Les descentes de police dans la cité des Bosquets sont quotidiennes. Dès qu’une voiture des forces de l’ordre est signalée, un jeune qui dispose d’un petit appareil numérique est prévenu. Inspiré de ce qui s’est produit aux États-Unis après le tabassage de Rodney King filmé par un amateur, autrement dit par le lancement d’un réseau de surveillance des brutalités policières intitulé Copwatch, un vidéaste a pris l’habitude de suivre les policiers, caméra au poing. Cela lui a valu le surnom d’« homme à la caméra ». Il est devenu leur « bête noire ».

Tout ce qui est sur l’écran, en fait je l’ai vécu ; depuis que j’ai 4 ans, je vis dans la rue

Thriller social

Cet homme, bien sûr, c’est Ladj Ly. Et Les Misérables est un long-­métrage qui, sans être véritablement autobiographique, raconte ce qu’a fait et ce qu’a vu le réalisateur de 38 ans dans cette banlieue où il n’a jamais cessé d’habiter et où Victor Hugo a autrefois écrit une partie de son célèbre livre qui donne son titre au film.

« Tout ce qui est sur l’écran, en fait je l’ai vécu ; depuis que j’ai 4 ans, je vis dans la rue, explique Ly, qui s’est fait connaître en faisant circuler une vidéo sur une bavure policière. Même l’histoire du lion est véridique. » Issa, dans le film, est poursuivi par les flics pour avoir volé un lionceau dans un cirque, risquant de provoquer une guerre ouverte entre les gitans, propriétaires de l’animal, et les habitants de la cité.

Caméra à l’épaule, il fait du spectateur le témoin direct des événements

Impossible de voir ce thriller social sur les « microbes » – ces jeunes de banlieue qu’il veut réhabiliter – et la répression policière sans ressentir un choc. Parce que Ladj Ly sait de quoi il parle, mais aussi parce qu’il a une façon de tourner, caméra à l’épaule et en lumière naturelle, qui fait du spectateur le témoin direct des événements relatés.

Il est vrai que, s’il s’agit là de son premier film « classique », le réalisateur, on l’a compris, tourne en fait depuis toujours. À l’âge de 14 ans, il sera le cofondateur avec quelques amis d’enfance du collectif « Kourtrajmé », qui a soutenu quantité de projets cinématographiques à Montfermeil et qui vient d’y créer une école de cinéma gratuite et ouverte à tous.


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Outre ses vidéos, il a à son actif un court-métrage nominé aux César – l’esquisse des Misérables – et plusieurs documentaires remarqués. On signalera À voix haute, sur un concours d’éloquence à l’université de Seine-Saint-Denis, 365 jours à Clichy-Montfermeil, tourné pendant les émeutes de 2005, et 365 jours au Mali.

Ce dernier long-métrage, diffusé seulement sur le Net, se voulait une immersion filmée « à l’arrache » dans le pays d’origine de sa famille – son père a émigré en France dans les années 1950 pour devenir éboueur à Paris. Il a voulu aller « à la rencontre des Touaregs, des islamistes, des milices, de l’armée et de tout le monde » pour montrer « la différence entre la réalité et ce qu’on disait dans les médias ». La différence entre le vécu et sa représentation mensongère, son grand sujet, assurément.

Le long-métrage qui lui a vraiment transmis le virus du cinéma ? Sans surprise, La Haine, de Mathieu Kassovitz. Sorti en 1995, il s’agissait jusque-là du film culte parmi les œuvres françaises du septième art consacrées aux banlieues. Il y aura désormais, à coup sûr, un deuxième film culte dans la même catégorie. Réalisé celui-là « de l’intérieur » par un cinéaste aussi énergique que talentueux.