Gare de Rabat-Agdal. Longtemps, l’endroit fut réputé pour sa cafétéria et l’infect jus de chaussettes qu’on y servait par hectolitres. Il fallait bien donner aux voyageurs le courage d’affronter un trajet en train à durée indéterminée. Tout cela n’est plus qu’un mauvais souvenir. Le bâtiment vieillot a cédé la place en novembre 2018 à un édifice ultramoderne dont l’ambition – excusez du peu – est de rayonner comme la plus grande gare d’Afrique : 70 000 m2 d’aménagements extérieurs et un bâtiment voyageurs de 23 000 m2, pour un coût estimé à 800 millions de dirhams (74 millions d’euros).
Avec ses vastes halls, ses salles d’embarquement, ses circuits de départ et d’arrivée différenciés, son food court aux multiples enseignes, Rabat-Agdal a de faux airs d’aéroport. À l’étage, un lounge accueille les clients de première classe d’Al Boraq, le tout nouveau train à grande vitesse reliant Casablanca à Tanger en deux heures dix chrono. « Le train n°2025 entre en gare dans quelques minutes », annonce le haut-parleur. La voix elle-même est plus rassurante que par le passé.
Voyage dans le futur
À bord, Karim a l’impression de faire un voyage dans le temps. « Je me revois adolescent, prenant le train chaque été avec mes amis à destination de Tanger, se souvient le quadragénaire, aujourd’hui à la tête d’une PME. Avec leur quatrième classe tout en bois, on les surnommait les “trains western”, car à bord c’était vraiment le far west. Le périple était aussi dangereux qu’interminable. »
Affalé sur son fauteuil, il regarde ébahi les équipements de sa « voiture », autrefois appelée « wagon ». Ce que Karim apprécie le plus ? L’assurance d’arriver à bonne gare à 11 h 10 tapantes, après une heure vingt seulement de trajet. « Ça me laisse le temps de caser un premier rendez-vous, d’enchaîner avec un déjeuner d’affaires et de finir avec un dernier meeting avant de sauter dans le train de 16 h 50 pour arriver à Rabat à 18 h 10 », planifie le jeune patron en branchant son laptop.
Faire un aller-retour Rabat-Tanger dans la journée était évidemment possible par le passé. Mais il fallait compter sept heures et demie de trajet – sans oublier les fréquents retards. Trois fois plus long que ce que permet Al Boraq. Le trajet par route est lui aussi ringardisé par le train à grande vitesse. Sans parler du coût, défiant toute concurrence.

Le président français Emmanuel Macron et le roi Mohammed VI lors de l’inauguration de la ligne, dans la capitale le 15 novembre. © Christophe Archambault/REUTERS
C’est le Maroc dans toute sa splendeur. Investir des milliards dans un TGV et rechigner sur quelques millions pour une application de paiement et équiper les trains de wifi
Pour un aller-retour en première classe, Karim a déboursé 472 dirhams. En théorie, il aurait pu économiser 20 % de la somme en achetant son billet à l’avance. Sauf que l’achat en ligne est quasi impossible sur la plateforme actuelle de l’Office national des chemins de fer (ONCF). « C’est le Maroc dans toute sa splendeur, sourit le voyageur. Investir des milliards dans un TGV et rechigner sur quelques millions pour une véritable application de paiement et équiper les trains de wifi. » Un point noir que les responsables de l’ONCF se contentent d’évacuer en expliquant que « le chantier de la digitalisation est en cours ».
Apparition de nouveaux navetteurs
Comme Karim, plus de 1 million de passagers ont déjà emprunté Al Boraq depuis son lancement. Au sein de l’ONCF, on se réjouit du taux de satisfaction de la clientèle (92 %) expliqué par la durée du parcours – imbattable –, le confort à bord et des fréquences en amélioration continue. « Depuis leur mise en exploitation, les trains Al Boraq ont circulé à raison de 20 allers-retours par jour et affichent une ponctualité de 98 % », insiste-t-on à l’ONCF.
S’il a bouleversé la notion d’espace-temps, le dernier-né de l’offre ferroviaire a surtout amélioré la connectivité entre territoires. Et donné lieu à l’apparition de nouveaux navetteurs. « Un ami diplomate installé en famille à Tanger avait dû prendre un pied-à-terre à Rabat pour être près de son lieu de travail, témoigne Karim. Avant Al Boraq, il prenait chaque mercredi soir sa voiture pour passer une nuit en famille à Tanger, question de casser la semaine. » Nul besoin d’appartement rabati désormais.
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L’ONCF espère verrouiller cette nouvelle clientèle en lançant des programmes de fidélité, notamment la carte Al Boraq Fifty, qui offre aux voyageurs fréquents une réduction de 50 % sur les billets, ou Al Boraq Dima, d’une durée de un à douze mois, qui donne accès aux autres trains de la même destination. Pour ce mois de ramadan, la compagnie va plus loin : pour chaque billet aller, le retour est offert la même journée après le ftour.
« Ça vaut le coup d’organiser une rupture du jeûne avec un client pour garder le contact pendant ce mois où l’activité tourne généralement au ralenti », explique le patron de PME, les yeux rivés sur la toute nouvelle gare de Kenitra, qui fait partie, comme celles de Rabat-Agdal, de Casa Voyageurs et de Tanger, des stations de dernière génération édifiées pour les besoins de la LGV. Des infrastructures qui ont coûté à l’ONCF 2 milliards de dirhams.
Objectif rentabilité
C’est justement à partir de la gare de Kenitra qu’Al Boraq prend son élan pour atteindre des pointes dépassant les 320 km/h. Ce jour-là, les écrans installés dans les voitures affichent 317 km/h. Expérience inédite pour plusieurs passagers qui prennent des selfies avec ce record de vitesse. Un nouveau tronçon de voie ferrée de 200 km, avec une signalisation aux standards internationaux, a été construit pour ramener la durée du trajet entre Kenitra et Tanger de trois heures dix à cinquante minutes seulement.
Au-delà de l’acquisition du matériel roulant, c’est l’une des infrastructures les plus coûteuses de ce projet, qui a nécessité dans sa globalité 22,9 milliards de dirhams (2 milliards d’euros). Un montant mirobolant que le royaume a mobilisé en levant 15,6 milliards de dirhams de dette auprès du Trésor français, de l’Agence française de développement, ainsi qu’auprès d’autres fonds de développement des pays du Golfe.
Al Boraq sert de locomotive à un plan ferroviaire transversal qui prévoit la modernisation des autres lignes à destination de Marrakech ou de Fès
L’investissement pèse lourd dans les comptes de la société publique. Le management de l’ONCF se veut néanmoins confiant quant à sa rentabilité. « L’objectif est de porter le nombre de passagers de 3 millions à 6 millions par an dès la troisième année d’exploitation », indique l’Office.
Plus généralement, Al Boraq sert de locomotive à un plan ferroviaire transversal qui prévoit la modernisation des autres lignes à destination de Marrakech ou de Fès. L’ONCF espère récolter les premiers fruits de ces investissements dès cette année, avec un chiffre d’affaires prévisionnel de 4 milliards de dirhams, soit 18 % de mieux qu’en 2018.
Il est 11 h 05 quand Al Boraq commence à ralentir en traversant la ville de Tanger. En rangeant son ordinateur portable, Karim contemple l’urbanisme un peu anarchique des quartiers périphériques de la perle du détroit. « Les trains arrivent désormais à l’heure au Maroc, c’est bon signe, se félicite le jeune patron. Mais attention à ne pas oublier des passagers sur les quais… »
La LGV en chiffres
10 ans de chantier
30 millions de journées/hommes de travail
800 km de rails et 750 000 traverses
2 100 ha de forêts reboisés contre 130 ha déboisés