Dans ce dossier
Eau et gestion des déchets : la percée du secteur privé
L’équation pourrait inquiéter. Selon les prévisions, la population africaine, qui compte environ 1,3 milliard d’habitants, devrait doubler à l’horizon 2050, la croissance étant particulièrement forte en ville, où 40 % des gens vivaient en 2016, contre 31 % au début du millénaire.
Or si, entre 2000 et 2015, l’accès à l’eau courante a augmenté en valeur absolue (de 82 millions à 124 millions de citadins alimentés), la part de la population urbaine raccordée à cette ressource a reculé de 40 % à 33 %, indique une étude de la Banque mondiale publiée en 2017 (« Performance des services d’eau en Afrique »). Le troisième élément de l’équation est que, sur cette même période, le PIB par habitant a augmenté de plus de 40 %, passant de 1 176 dollars à 1 660 dollars.
C’est peut-être pour cette dernière raison que Pierre-Yves Pouliquen, directeur général de Suez pour l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Inde, préfère voir les opportunités présentées par la situation : « Le besoin est là et il ne va faire que se renforcer ; de facto, les appels d’offres vont se multiplier, estime-t-il. Plus le marché va se structurer, plus la possibilité de voir apparaître de nouveaux concurrents sera grande. La question qui nous occupe est : dans quelles conditions ce besoin se transforme-t-il en marchés éligibles pour les opérateurs ? »
Suez, numéro deux mondial de l’eau
Parmi les marchés récents figure le contrat de gestion, de production et de distribution d’eau potable dans les agglomérations sénégalaises. La décision prise en octobre 2018 de l’attribuer à titre provisoire à Suez est actuellement contestée par voie légale par la Sénégalaise des eaux (SDE), filiale du groupe Eranove, qui effectuait cette mission depuis 1996.
La compagnie française, numéro deux mondial de l’eau derrière Veolia, est aussi en lice au Bénin, où a été lancé en septembre 2018 un appel d’offres de préqualification pour un contrat d’affermage (séparant la société de patrimoine de l’opérateur de service) couvrant l’ensemble des zones urbaines du pays, dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 26 millions d’euros.
Elle pourrait aussi être intéressée par l’important contrat de concession d’eau et d’électricité de Libreville (chiffre d’affaires estimé à 1,737 milliard d’euros sur cinq ans), géré par Veolia depuis 1997 mais perdu en 2018 après un différend avec le gouvernement gabonais. Les entreprises évoquent aussi les marchés kenyan et camerounais. Concernant ce dernier, le contrat d’affermage de la Camerounaise des eaux, créée par un consortium marocain, n’a pas été renouvelé par le pays en 2018.
>>> À LIRE – Gabon-France : Veolia et Libreville peuvent-ils s’entendre ?
La vague des partenariats publics-privés
Les marchés de distribution de l’eau potable restent rares en comparaison des nombreux appels d’offres lancés pour la construction d’infrastructures de production et, de plus en plus, de distribution d’eau. Mais des pays comme l’Angola, le Mozambique ou le Nigeria réforment leur cadre réglementaire pour réaliser des partenariats public-privé (PPP), notamment dans le secteur de l’eau.
Plusieurs associations nigérianes s’opposent toutefois à cette « privatisation de l’eau ». Alors que l’accès à cette ressource a été reconnu en 2010 comme un « droit fondamental » par l’ONU, elles rappellent les échecs passés : scandales de gestion privée, coût injustifié du service, difficultés à étendre l’accès aux plus démunis…

Pour équilibrer les risques, Veolia regroupe ses activités eau, déchets et énergie par régions, et non plus par métiers. © Photothèque VEOLIA – Christophe
Dans les années 1990, les institutions financières internationales ont conditionné leur contribution au secteur, quasi indispensable dans des pays en difficulté, à l’ouverture au privé des sociétés de distribution d’eau. Dans une étude de 2009, la Banque mondiale a estimé que les PPP pour les services urbains de l’eau, sans être une panacée, pouvaient rester une option pour les décideurs.
Aujourd’hui, même si la part des classes moyennes en mesure de payer le service de l’eau augmente, le financement du secteur reste délicat. « L’opérateur réalise les investissements uniquement dans le modèle concessif », souligne d’ailleurs Pierre-Yves Pouliquen, alors que la concession, qui met l’entreprise privée face aux clients, semble moins prisée que le contrat d’affermage. Les contrats de performance, comme celui qui lie Suez à Alger, sont aussi une possibilité pour les entreprises privées.
>>> À LIRE – Électricité : comment le Nigeria a saboté sa réforme
Équilibrer son portefeuille avec une clientèle industrielle
« La concession n’est pas un modèle que nous nous interdisons, précise le dirigeant de Suez. Mais nous regardons de façon précise comment les candidats à un tel appel d’offres sont protégés. En effet, nous connaissons tous le cycle de ce type de contrat, à travers lequel les investissements se font lors d’une première étape et le retour sur investissements lors de la seconde. »
Avant d’ajouter : « Nous répondons aux besoins exprimés à travers des modèles choisis par le client. Notre travail est de nous assurer que ceux-ci répondent aux attentes et qu’ils sont financièrement et contractuellement bien structurés. C’est pourquoi le rôle des institutions financières internationales, soutenu par leur expérience de la structuration financière, est très important. »
Pour équilibrer les risques, les entreprises associent depuis plusieurs années les marchés de l’eau à ceux consacrés à l’électricité, un peu plus rentables, et à l’assainissement. Depuis le début de la décennie, Veolia regroupe ainsi ses activités eau, déchets et énergie par régions, et non plus par métiers. L’entreprise, qui avait les municipalités comme clients quasi exclusifs, équilibre aussi son portefeuille avec une clientèle industrielle dont les contrats sont plus courts et plus rémunérateurs. Elle a décroché en mars un nouveau marché auprès de la société minière sud-africaine AngloGold Ashanti, au Ghana, où elle opérait déjà depuis 2015.
Pourquoi le prépaiement est avantageux
Depuis les années 1990, un nombre croissant d’opérateurs ont adopté des systèmes de prépaiement pour la distribution d’eau en Afrique subsaharienne. Les clients règlent d’avance une consommation spécifique, la distribution s’interrompant en fin de crédit.
Le but est d’éliminer tout risque d’arriérés ou de dette pour les opérateurs, ainsi encouragés à développer la distribution d’eau dans les quartiers pauvres non raccordés au réseau urbain. Contestés (notamment en Afrique du Sud, où ils ont fait l’objet d’une plainte devant la Cour constitutionnelle), ces compteurs remportent pourtant « globalement l’adhésion des usagers », selon une étude de la Banque mondiale en 2014 : ceux-ci seraient en effet « moins exposés aux restrictions » et verraient « leurs dépenses diminuer ».
Logique, car l’eau coûte bien plus cher aux citadins non raccordés. Veolia teste actuellement un tel système avec la start-up CityTaps à Niamey, avec l’objectif de fournir 100 000 personnes d’ici à 2020.
- 10 % des habitants de Lagos ont accès à l’eau
Seul un habitant de Lagos sur dix aurait accès à l’eau fournie par l’entreprise publique Lagos Water Corporation (LWC), selon les estimations de l’ONU. Bâtie sur une lagune, la capitale économique nigériane, qui compte environ 21 millions d’habitants, vit depuis des années une crise de l’eau et de la salubrité.
Les autorités font des partenariats public-privé l’une des réponses à cet enjeu, mais les opposants à cette solution dénoncent un « nouveau colonialisme » et estiment que LWC laisse sciemment la situation se détériorer.