Dans son bureau au siège du parti, Nizar Baraka enchaîne les réunions au lendemain d’un Conseil national. Depuis l’arrivée à sa tête du petit-fils de son fondateur, en 2017, l’Istiqlal renaît de ses cendres. Sur le champ parlementaire, la formation manœuvre habilement en usant de tous les mécanismes institutionnels pour jouer son rôle dans l’opposition. Face à une majorité divisée, le parti historique entend aujourd’hui se positionner en compétiteur crédible pour l’année électorale cruciale de 2021, avec ses communales et ses législatives. Un gouvernement et une majorité à l’égard desquels Nizar Baraka ne mâche pas ses mots. Dans un contexte de tensions sociales, le chef de parti tire la sonnette d’alarme. Entretien.
Jeune Afrique : Vous appelez le gouvernement à soumettre le texte de loi sur l’éducation à un vote de confiance pour réévaluer sa majorité parlementaire. Pensez-vous vraiment qu’il se prêtera à cet exercice prévu par la Constitution ?
Nizar Baraka : Des réformes importantes sont bloquées en raison du problème d’homogénéité de la majorité. Cette coalition gouvernementale n’arrive à se mettre d’accord ni sur le nouveau modèle de développement, ni sur la loi organique sur la langue amazighe et encore moins au sujet de cette loi-cadre sur l’éducation nationale. Pour celle-ci, une session parlementaire extraordinaire a été convoquée, à la demande de la majorité, pour rien.
Le parti qui dirige la majorité (PJD) s’est lui-même divisé au sujet de ce texte. La situation est kafkaïenne : un gouvernement avec plus de 60 % de députés n’arrive pas à faire passer des textes. À travers notre démarche, nous poussons le chef du gouvernement à jouer son rôle. Il est de son devoir de rassurer les Marocains quant à sa capacité à mener les réformes cruciales attendues : les retraites, la charte de l’investissement, le fonds de mise à niveau sociale, la protection sociale… La liste est longue. À mi-mandat, nous sommes en droit de nous inquiéter sur le respect des engagements pris par ce gouvernement.
Pensez-vous qu’il arrivera au terme de son mandat ?
Ce sont des figures de la majorité même qui annoncent que le gouvernement ne peut pas tenir ainsi. Ce patchwork gouvernemental constitue un frein pour notre pays. Nous avons actuellement deux partis de la majorité qui ont commencé une campagne électorale avant l’heure. Cela a tendance à créer une polarisation artificielle entre deux formations qui sont elles-mêmes responsables de la situation que nous vivons.
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Avec ses luttes intestines et ses querelles de clochers, la majorité perpétue une situation d’attentisme qui s’est installée durablement. Cela se ressent sur l’investissement, la création d’emplois, la croissance et rend la situation sociale des plus critiques.
N’est-ce pas trop facile de tout mettre sur le dos de l’exécutif ? L’Istiqlal a-t-il fait mieux lorsqu’il dirigeait le gouvernement ?
Le bilan du gouvernement Abbas El Fassi (2007-2011) est nettement meilleur en matière de croissance, d’emplois ou de mise en œuvre de politiques sectorielles qui sauvent les meubles aujourd’hui. Bien évidemment, le gouvernement n’est pas responsable de tout ce qui se passe actuellement. Sauf que nous fonçons droit dans le mur sans que le gouvernement change de politique.
Même le cri du cœur qu’a été la campagne de boycott n’a pas été entendu
Et il y va en klaxonnant alors que tous les voyants sont au rouge : la croissance connaît une baisse tendancielle, la rentabilité des investissements publics a été divisée par deux, les inégalités ne font que se renforcer, 2,7 millions de jeunes sont aujourd’hui sans emploi et sans formation, l’immigration clandestine reprend, la fuite des cerveaux tourne à l’hémorragie, et la classe moyenne subit un déclassement alarmant. Même le cri du cœur qu’a été la campagne de boycott n’a pas été entendu.
En cas de reconfiguration de la majorité, votre parti serait-il prêt à revenir aux affaires ?
Nous avons fait le choix de nous maintenir dans l’opposition. L’Istiqlal considère devoir et pouvoir constituer le deuxième élément de l’alternative. Les politiques publiques menées aujourd’hui sont ultralibérales et se traduisent par une aggravation des inégalités sociales et territoriales. Nous avons voulu donner une chance à ce gouvernement pour qu’il se reprenne. L’Istiqlal considère que la copie du programme gouvernemental doit être revue. Il y a un nouveau modèle de développement dont les inflexions doivent être prises en compte et de nouvelles orientations royales à intégrer. Il est urgent d’agir parce que ce gouvernement est en train de mettre le pays sur la voie de la désespérance.
La loi-cadre sur l’éducation a fait couler beaucoup d’encre. Comment voyez-vous ce débat sur l’enseignement des matières scientifiques en français ?
Il y a une volonté de faire de cette réforme un sujet de polarisation identitaire. Il y a ceux qui défendent le français comme s’il s’agissait de la formule magique pour résoudre tous les problèmes de l’Éducation nationale ; et d’autres pour qui toucher au système d’enseignement actuel dans ses choix linguistiques reviendrait à remettre en question notre identité nationale.
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Cette vision manichéenne risque de créer une fracture identitaire. On se focalise sur la problématique de la langue alors que le problème est ailleurs. Il relève de la pédagogie, de la formation des enseignants, des moyens mobilisés et des modes opératoires. Aujourd’hui il faut une véritable rupture : passer de la récitation à la logique d’apprendre à apprendre.
Mais quelle est la position de votre parti au sujet de l’enseignement des langues scientifiques en français, disposition à l’origine du blocage de ce texte ?
Nous sommes pour l’alternance linguistique, qui consacre la primauté des langues officielles, à savoir l’arabe et l’amazigh. À un certain niveau scolaire, certaines matières – dont des matières scientifiques – doivent être enseignées en langues étrangères. Nous avons accepté cela dans un souci de consensus, en précisant que cet enseignement ne devrait pas être dispensé uniquement en français mais aussi en anglais, voire en espagnol. Et ce passage doit se faire de manière progressive.
Quel regard portez-vous sur les événements en Algérie ?
Nous espérons surtout que les Algériens trouvent leur voie et que cela leur permette de dépasser les différends bilatéraux. La main tendue par le souverain – qui a proposé un mécanisme bilatéral de discussion – est toujours là. Notre souhait est qu’elle soit saisie par les futurs dirigeants algériens pour parvenir à édifier l’Union maghrébine qui est un rêve essentiel à réaliser pour nos peuples et nos jeunesses.
Comment l’Istiqlal compte-t-il regagner les 400 000 voix perdues entre les scrutins de 2015 et de 2016 et rivaliser avec le PJD ?
Nous sommes en train de repositionner l’Istiqlal comme repère dans le paysage politique. Aujourd’hui, nous sommes présents, écoutés et nous proposons d’autres choix dans le cadre de notre projet sociétal qui vise à assurer l’égalité des chances pour l’ensemble des citoyens et à renforcer la solidarité. Nous sommes dans l’opposition constructive, et nos propositions ont été nombreuses : loi de finances rectificative, plan national de mise à niveau des zones frontalières, agence de développement des zones montagneuses, etc.
Nous sommes sur la bonne voie, plusieurs personnes qui avaient quitté le parti reviennent
Notre contribution au nouveau modèle de développement consiste en une série de ruptures fondamentales, comme le fait de passer d’une société de privilèges et d’intermédiation à une société de droit. Mais il est essentiel que notre discours soit réaliste pour regagner de la crédibilité auprès des citoyens. Nous sommes sur la bonne voie, plusieurs personnes qui avaient quitté le parti reviennent. Nous avons réalisé un travail de réconciliation qui a permis de dépasser les conflits pour remobiliser nos troupes. Nous veillons aussi à ce que notre action soit essentiellement orientée vers la population : faire de l’advocacy, et renforcer le service aux citoyens grâce à nos sections et à nos alliances professionnelles.
Driss Benhima, un ancien commis de l’État, vient de rejoindre l’Istiqlal. D’autres recrues VIP en vue ?
D’autres personnalités qui ont rejoint le parti. Elles sont issues du milieu des affaires comme Hakim Marrakchi [membre du patronat], du monde culturel, médiatique ou de la société civile. Nous restons ouverts tout en renouvelant et en dynamisant nos sections. Un tiers des sections locales ont vu leurs instances renouvelées avec la mise en place d’un plan d’action pour chacune.
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Notre parti est présent partout et il est en train de retrouver ses titres de noblesse. Nous avons également créé une académie de formation pour nos cadres et mis en place un think tank avec nos membres, mais aussi avec d’autres personnalités qui acceptent de nous accompagner en tant que sympathisants ou experts. Nous considérons qu’il faut élever le débat politique et souhaitons que les prochaines élections soient liées aux projets de société proposés.
Avez-vous choisi votre circonscription pour les élections de 2021 ?
Il faut déjà voir le découpage électoral et le mode de scrutin. Mais ma candidature est envisageable. L’exercice sera inédit pour moi, mais j’ai déjà fait des campagnes et contribué à l’élection de candidats.
Avec sa puissance de frappe économique, Aziz Akhannouch ne risque-t-il pas de déséquilibrer le jeu électoral en faveur du RNI ?
Il est essentiel d’avoir une concurrence loyale entre les différents partis. Il est aussi impératif que la loi électorale soit parfaitement respectée et que les moyens mis en branle par les différents partis politiques soient comparables. Actuellement, nous ne sommes pas en période électorale pour pouvoir juger, et on ne va pas faire de procès d’intention. Cela dit, il est très important que le paysage politique marocain se renouvelle et mette un terme au populisme. Cette politique spectacle peut faire vibrer mais se retourne contre le système dans sa globalité : elle a fait perdre confiance dans les partis politiques.