Rama Yade : « Il n’y a pas de raison que la démocratie soit un luxe pour les Africains »

C’est aux États-Unis, loin de l’arène politique française, qu’elle a rebondi. Discrète depuis 2017, elle dit vouloir servir dorénavant le continent qui l’a vue naître.

Rama Yade, ancienne secrétaire d’État chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’Homme (de 2007 a 2009), à Paris, le 10 avril 2019. © Vincent Fournier/JA

Rama Yade, ancienne secrétaire d’État chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’Homme (de 2007 a 2009), à Paris, le 10 avril 2019. © Vincent Fournier/JA

Publié le 15 avril 2019 Lecture : 6 minutes.

Ancienne secrétaire d’État française, Rama Yade est aujourd’hui consultante pour la Banque mondiale, où elle « effectue des missions pour la région Afrique au sein des départements éducation, développement social et humain ».

Françafrique, élections en RDC et au Sénégal, flambée de violences intercommunautaires au Mali et au Burkina Faso, influence grandissante de la Russie et de la Turquie sur le continent… Elle commente pour Jeune Afrique les grands sujets de l’actualité africaine.

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Jeune Afrique : Pourquoi avez-vous arrêté la politique ?

Rama Yade : Dix ans de politique, c’est dix ans de surexposition, de pression. J’ai fait une offre aux Français lors de la présidentielle de 2017. Cette offre ayant été rejetée [elle n’a pas obtenu le nombre de parrainages nécessaire], je me suis retirée. J’ai été déçue, j’ai eu le sentiment d’être incomprise.

Non seulement on interrogeait ma légitimité à me présenter en soulignant lourdement qu’avec un profil comme le mien j’étais bien prétentieuse, mais on laissait entendre que mes combats, comme celui des droits de l’homme, péchaient par naïveté.

Et aujourd’hui ?

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J’effectue des missions pour la région Afrique au sein des départements éducation, développement social et humain de la Banque mondiale. Ici, je peux faire mes preuves sur mes compétences, sans préjugés. C’est à Washington que se joue le destin d’une grande partie du monde. Et c’est en Afrique que se jouera une grande partie du destin du monde.

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J’enseigne afin que les préjugés sur l’Afrique ne perdurent pas. Le point commun entre l’enseignement et la Banque mondiale, c’est l’Afrique. J’ai servi la France pendant des années. J’avais aussi envie de servir l’Afrique. Je lui dois largement ce que je suis.

Et puis nous vivons l’amorce d’un nouveau cycle historique, voire un moment africain. Il y a d’abord la démographie : un quart de l’humanité sera africaine en 2050. C’est une véritable révolution, et cela va avoir des conséquences sur la gestion des villes, l’urbanisation et l’écologie.

Sur un autre plan, six des dix économies les plus dynamiques au monde sont africaines. Mais, pour que cela dure, il faut investir dans le capital humain, comme l’éducation et la formation des jeunes. Il faut éviter que la jeunesse trouve dans l’émigration la seule issue à son avenir. Comme le dit Achille Mbembe, « les Africains doivent se purger du désir d’Europe ».

Le nouveau président congolais, Félix Tshisekedi, était en visite à Washington, début avril. Que pensez-vous de son élection, qui a été contestée ?

Le peuple congolais a énormément souffert ces trois dernières décennies, et il a fait preuve de beaucoup de courage en ne lâchant rien sur la tenue de ce scrutin. Cette persévérance m’a beaucoup émue, et même bouleversée.

En affirmant qu’un cap avait été franchi avec l’élection d’un opposant, la communauté internationale s’est largement contentée du statu quo. De toute évidence, quelque chose ne s’est pas déroulé de manière claire. Mais Martin Fayulu [qui a revendiqué la victoire] a fait preuve d’une grande retenue et d’un grand sens des responsabilités.

Diriez-vous que la démocratie progresse en Afrique ?

Prenons le cas du Sénégal. Macky Sall [réélu à la présidence fin février] a réalisé de formidables performances pour son pays. Je salue son succès. Dans le même temps, on a vu l’émergence d’une personnalité comme Ousmane Sonko. C’est bien la preuve que l’on peut être un inconnu et devenir présidentiable deux ans plus tard. Cela démontre aussi la solidité du modèle démocratique sénégalais.

D’une manière générale, les changements politiques en cours sur le continent sont très importants. On assiste à l’émergence d’une société civile, qui est elle-même la conséquence de l’émergence des classes moyennes sur le terrain économique. On a souvent dit des Africains qu’ils ne méritent rien de plus que la stabilité. Moi, je dis qu’il n’y a pas de raison que la démocratie soit un luxe pour les Africains.

En Algérie, le peuple s’est mobilisé pacifiquement et a obtenu le départ du président Abdelaziz Bouteflika…

Le mot qui me vient à l’esprit est « vertigineux ». C’est une révolution de velours qui a fait sortir l’Algérie de son invisibilité. Comme souvent, des régimes dits « de fer » se révèlent être des régimes de verre. Là, il a suffi qu’un peuple se mobilise pour le faire tomber.

Mais il va falloir qu’une figure incarne le renouveau démocratique en un laps de temps record, sans l’aide de personne, parce que les Algériens veulent la chute de tout le système.

Plus au sud, au Mali et au Burkina Faso, on assiste à une flambée de violence intercommunautaire. Comment y mettre un terme ?

Les attaques qui ont été perpétrées ont été effroyables. Il y a un ciblage méthodique, et même, par endroits, des relents d’épuration ethnique. Il faut réagir tout de suite et renforcer les états, parce que c’est sur leur faiblesse que prospèrent les groupes jihadistes et les milices. J’ajoute que ce qui se passe dans le Sahel a des conséquences sur les trottoirs de Paris. Et que tout cela s’explique notamment par la déstabilisation de la Libye.

>>> À LIRE – Violences intercommunautaires dans le centre du Mali : le président IBK face à l’indicible

Quelles erreurs ont été commises lors de l’intervention militaire en Libye, en 2011 ?

Quand l’intervention a eu lieu, je me suis demandé ce qui était prévu pour la suite. Cela n’a pas été pensé, d’où le chaos. J’aurais plutôt été favorable à la capture de Mouammar Kadhafi, afin qu’il soit jugé. La Libye est un pays fait de clans, d’ethnies, de villages et de tribus. Aujourd’hui, on ne sait plus qui joue quel rôle.

La Turquie, la Russie ou des États du Golfe investissent de plus en plus le continent. Craignez-vous ces guerres d’influence ?

L’Afrique a toujours fait l’objet des convoitises internationales. Ce n’est pas nouveau, et il est plutôt sain que l’Afrique ne s’enferme pas dans un tête-à-tête avec ses anciens colonisateurs. La politique française est en décalage avec les nouvelles réalités africaines, et cela dure depuis les indépendances. En 2008, l’appareil diplomatique et économique français s’est recentré vers l’Asie, alors que c’est à ce moment que l’Afrique décollait. Résultat : l’histoire qui est en train de s’écrire en Afrique échappe à la France.

Voyez-vous des changements dans les relations franco-africaines depuis l’élection d’Emmanuel Macron ?

Il a beaucoup joué la carte d’une rupture générationnelle, et, de fait, il y a des choses intéressantes qui ont été lancées, comme le travail sur la mémoire. Ce sujet a souvent été négligé, mais lui l’a saisi à bras-le-corps. Cela s’est traduit par la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin et dans l’annonce de la restitution des œuvres d’art africaines. C’est une véritable avancée. Les choses vont en revanche plus lentement concernant l’affaire Ben Barka ou la déclassification des documents concernant Thomas Sankara.

Concernant le Rwanda aussi…

Emmanuel Macron était pourtant bien parti en soutenant l’élection de Louise Mushikiwabo [ex-ministre rwandaise des Affaires étrangères] à la tête de la Francophonie. Mais, au moment où l’on commémore le génocide des Tutsis, il ne va pas au Rwanda et envoie pour représenter la France le député Hervé Berville, sous prétexte qu’il est tutsi…

La Françafrique est-elle terminée ?

Il y a des étrangetés qui font encore « vieux monde », comme lors de l’intervention militaire française au Tchad début février. Mais l’expression même de « politique africaine de la France » a quelque chose de suranné. Les relations franco-­africaines doivent être repensées. Il faudrait un Erasmus francophone et mettre en place une politique plus souple en matière de délivrance des visas… Le problème, c’est qu’Emmanuel Macron, de même que les autres dirigeants européens, est sous la pression des populistes. C’est pour cela que les priorités se concentrent sur l’immigration et le terrorisme.

Pourriez-vous revenir en politique ?

Il ne faut jamais jurer de rien, mais je n’en ai ni l’envie ni l’intention. Se présenter à l’élection présidentielle a été un pas important. Il n’y a rien au-dessus de cette élection. Pour moi, c’est cette élection ou rien.

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