Armando Guebuza est tout sourire. Costume bleu foncé et cravate rouge, le président mozambicain se tient fièrement sous le plafond du hangar des Constructions mécaniques de Normandie (CMN), à Cherbourg. À ses côtés, François Hollande ne cache pas sa satisfaction. Les deux chefs d’État brandissent à bout de bras deux trophées de tôle découpée dans ce qui servira bientôt à fabriquer les navires commandés par le Mozambique à l’entreprise française de construction navale. Un homme au teint hâlé ne les lâche pas d’une semelle : Iskandar Safa, le patron de Privinvest, société mère des chantiers navals.
Ce milliardaire franco-libanais né à Beyrouth, qui a été proche de l’ancien espion et haut fonctionnaire corse Jean-Charles Marchiani dans les années 1980, fréquente les milieux d’affaires français depuis des décennies. En ce 30 septembre 2013, il savoure sa victoire. Évaluée à plus de 200 millions d’euros, la commande passée aux CMN – 24 bateaux de pêche et six patrouilleurs – permet à Hollande d’annoncer la sauvegarde du chantier naval. « Le contrat du siècle », selon Iskandar Safa. Fignolé depuis plus de deux ans, il cache bien plus qu’aucun des observateurs de Cherbourg ne peut l’imaginer.
Convoitises
Retour début 2011. François Hollande n’a encore rien d’un présidentiable. Dominique Strauss-Kahn s’affiche en favori dans la course à l’Élysée et dirige un FMI qui scrute de près le Mozambique d’Armando Guebuza, au pouvoir depuis 2005. L’économie du pays fait figure de success-story, avec ses taux de croissance autour de 7 %. En 2005 et 2006, le FMI a annulé une partie de sa dette, suivi par la Chine en 2007. Maputo attise les convoitises, notamment dans le secteur de la construction navale. Le Libanais Jean Boustani, négociant en chef de Privinvest, fait partie des intéressés. Comme son patron, Iskandar Safa, qui a fait de lui son homme de confiance, ce grand brun au sourire facile n’ignore rien des ambitions de Guebuza.
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Le président mozambicain souhaite doter son pays d’une flotte de navires de pêche et surtout, plus officieusement, d’équipements de surveillance des côtes. Son objectif : obtenir un financement via des prêts bancaires, malgré les garde-fous imposés par le FMI. C’est là que les réseaux de Boustani entrent en jeu. En contact avec des proches des services de renseignement et de la présidence Guebuza, ils affirment être en mesure d’assurer la construction de la flotte, mais aussi d’obtenir l’agrément de plusieurs banques. Les négociations sont lancées. Selon la justice américaine, qui se saisira du dossier quelques années plus tard, elles dérapent aussitôt.
Jean Boustani et ses contacts ont lancé un projet pour s’enrichir personnellement et détourner une partie des prêts obtenus
« Ils [Jean Boustani et ses contacts] ont lancé un projet […] pour s’enrichir personnellement et détourner une partie des prêts obtenus », écrit le département de la Justice (DoJ), dans une enquête rendue publique en janvier 2019. Dès la fin de l’année 2011, le groupe semble en effet s’atteler à répartir les commissions entre les protagonistes. À un Boustani d’abord réticent, un officiel mozambicain explique, dans plusieurs e-mails datés du 11 novembre 2011, qu’il est indispensable de « s’assurer que le projet reçoive un feu vert du chef de l’État ».
« Il y aura d’autres acteurs dont les intérêts devront être pris en compte, par exemple au ministère de la Défense [dirigé alors par Filipe Nyusi, l’actuel chef de l’État], à l’Intérieur, au sein de l’Air Force, etc. […] Chacun voudra avoir sa part », ajoute l’interlocuteur, dont le nom est tenu secret par le DoJ. Le 28 décembre, un accord est trouvé : Jean Boustani accepte de débloquer 50 millions de dollars de commissions pour les officiels mozambicains, auxquels s’ajoutent 12 millions pour Privinvest.
Échapper aux contrôles
Reste à lancer le montage. Le Mozambique va créer trois entreprises : Proindicus, Ematum et Mozambique Asset Management (MAM), des sociétés privées aux mains d’agents de l’État. Leur principal actionnaire, le Gestao de investimentos, participaçoes e serviços (GIPS), sert d’antenne aux services de renseignement du Serviço de informações e seguranca do Estado (Sise). Proindicus, Ematum et MAM ont toutes trois le même directeur général, António do Rosário, un homme aux sourcils épais et à la moustache chevron, qui est aussi l’influent patron de la branche intelligence économique du renseignement.

Arrêté fin 2018 en Afrique du Sud, Manuel Chang, l’ex-ministre mozambicain des Finances, est toujours en détention provisoire. Washington et Maputo ont demandé son extradition. © Wikus DE WET/AFP
La seule chose importante pour notre frère du Crédit suisse est d’obtenir la garantie d’État pour le prêt par le ministre Manuel Chang
En lien avec Rosário, qui sert de relais avec le ministère des Finances, dont le patron, Manuel Chang, va devenir un personnage clé de l’affaire, et avec le Sise, dirigé par Gregório Leão, les réseaux de Jean Boustani s’activent. Ils prennent contact avec le département Global Financing Group du Crédit suisse et avec trois de ses cadres : son patron, le Néo-Zélandais Andrew Pearse, 41 ans, son directeur général, le Britannique Surjan Singh, 36 ans, et sa vice-présidente, la Bulgare Detelina Subeva, 29 ans. Ce sont eux qui vont se charger de l’aspect bancaire de l’offensive mozambicaine.
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Or les obstacles sont légion. Le service de contrôle du Crédit suisse s’inquiète notamment de la présence dans le projet d’un mystérieux « maître des pots-de-vin ». Il en fait part à Pearse, à Singh et à Subeva en mars 2012. Mais ceux-ci passent outre et le deal se poursuit. Le 22 décembre 2012, Manuel Chang met la main à la pâte. Il fait part à Privinvest de ses inquiétudes : « Le financement est toujours contraint par les limites imposées par le FMI au gouvernement, qui ne peut émettre de prêt que pour des projets commerciaux. Nous devons élaborer une solution de remplacement. » En d’autres termes, il est impératif d’échapper aux contrôles.
« La seule chose importante pour notre frère du Crédit suisse est d’obtenir la garantie d’État pour le prêt par le ministre Manuel Chang », martèle Jean Boustani. Problème, cette garantie est délicate à obtenir, même pour un ministre de sa trempe. La Constitution exige en effet que le législateur soit consulté, ce que les participants au projet veulent à tout prix éviter. Le 18 janvier 2013, Proindicus a déjà passé commande à Privinvest pour 366 millions de dollars de matériel de protection des eaux territoriales. Cinq jours plus tard, les paiements de commission aux officiels mozambicains – au minimum 17 millions de dollars – ont été débloqués sur instruction de Jean Boustani. Pour obtenir l’accord de prêt du Crédit suisse, le négociateur libanais accélère. Le 18 février 2013, il suggère tout bonnement à ses partenaires de se passer de l’aval du législateur mozambicain et de se contenter de la garantie de Manuel Chang.
Quatorze virements pour un total de 45,2 millions de dollars
Le sésame est signé six jours plus tard. Entre-temps, Pearse, Singh et Subeva ont également décidé de s’affranchir de l’obligation d’informer le FMI. Il n’y a plus d’obstacle. Le 20 mars, Proindicus emprunte au Crédit suisse 372 millions de dollars. La somme – amputée de 44 millions d’honoraires – est versée le lendemain puis transférée sur un compte de Privinvest aux Émirats arabes unis.
Boustani, Pearse, Singh et Subeva n’en restent pas là. Grâce à deux nouvelles garanties de Chang, ils obtiennent une rallonge de ce prêt de 250 millions de dollars – soit un total de 622 millions, revendus par le Crédit suisse à des investisseurs, notamment américains. Les commissions n’attendent pas : selon le DoJ, Andrew Pearse reçoit, entre le 23 avril 2013 et le 3 juin 2014, quatorze virements, pour un total de 45,2 millions de dollars – dont 2,2 millions sont reversés à Detelina Subeva entre le 12 juin 2013 et le 27 octobre 2013. En revanche, pas de traces de virements à Surjan Singh. En tout cas, dans la procédure américaine…
Le Crédit suisse est devenu très méfiant
Le Britannique n’en a pourtant pas fini avec le Mozambique. L’opération « prêt Proindicus » n’est qu’une première étape. Dès mai 2013, la société Ematum entre en jeu. Les mêmes acteurs souhaitent obtenir un nouveau prêt de 850 millions de dollars, dans un deuxième projet maritime. Ils se tournent vers la même équipe, non sans danger : en juillet 2013, Pearse et Subeva sont tous deux en délicatesse avec leur employeur, qu’ils s’apprêtent à quitter. « Le Crédit suisse est devenu très méfiant », prévient le Néo-Zélandais à son partenaire libanais.
Ils échafaudent malgré tout le « prêt Ematum ». Dans un courriel du 31 juillet 2013, Pearse insiste sur la nécessité pour le Mozambique de créer un faux appel d’offres afin de rassurer le Crédit suisse. Boustani acquiesce : « Disons-leur qu’ils [les officiels mozambicains] ont contacté des Sud-Africains et des Espagnols, sans préciser les noms. » Cette version, dans laquelle Ematum est la plus compétitive, est présentée au Crédit suisse début août par Surjan Singh.

La flotte de pêche d’Ematum, l’une des trois sociétés créées pour souscrire les prêts. © Grant Lee Neuenburg/REUTERS
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Dans le même temps, Ematum passe commande pour environ 785 millions de dollars de navires thoniers et de patrouilleurs auprès de Privinvest – dont les fameux 200 millions d’euros accueillis en fanfare à Cherbourg. L’histoire se répète : le 30 août 2013, le Crédit suisse accorde à Ematum un prêt de 850 millions de dollars, garanti par l’État via Manuel Chang. Le 11 septembre, la banque revient néanmoins sur ce deal et n’accorde plus « que » 500 millions de dollars, desquels elle déduit ses honoraires.
Un mois plus tard, Ematum complète son prêt auprès de Vnechtorgbank (VTB), avec 350 millions supplémentaires. Cette banque russe proche du Kremlin et détenue en majorité par l’État revend la dette à des investisseurs. Elle estime auprès d’eux qu’Ematum est en mesure de pêcher jusqu’à 20 000 tonnes de thon par an. Ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’en 2012 le Mozambique a déjà octroyé à l’entreprise sud-africaine Oceanfresh les droits exclusifs, pour cinq ans, sur la pêche au thon au large de ses côtes.
Alertes du FMI
Cela n’empêche pas l’argent de couler à flots. Entre le 23 octobre et le 27 février 2014, Privinvest verse, en six fois, 4 499 960 dollars à Surjan Singh sur un compte aux Émirats arabes unis. Le Mozambique n’est pas oublié : entre le 20 octobre et le 4 décembre 2013, au minimum 5 millions de dollars atterrissent sur un compte détenu par Manuel Chang en Espagne. Totalité des sommes à destination des Mozambicains et dissimulés par des fausses factures : « 125 millions de dollars », selon le décompte évoqué par Boustani dans un de ses e-mails.
Il manque une troisième étape, et c’est là que MAM entre en jeu. Le 1er mai 2014, l’entreprise passe commande à Privinvest pour la construction de deux chantiers navals et de vaisseaux supplémentaires, censés compléter les projets Proindicus et Ematum. Pearse et Subeva ne font plus partie du Crédit suisse mais amènent leur nouvel employeur, Palomar, filiale de Privinvest. Après négociation avec VTB, les deux parties s’accordent le 23 mai 2014 sur un prêt de 535 millions de dollars – dont 35 millions d’honoraires pour la banque. Montant des commissions versées à des officiels au Mozambique : au minimum 20 millions de dollars.

Le président, Filipe Nyusi, était ministre de la Défense à l’époque des faits, mais son nom n’apparaît pas dans la procédure. © Eduardo Munoz/REUTERS
La présidence du Mozambique reçoit des alertes du FMI. Filipe Nyusi a succédé à Armando Guebuza et hérite du scandale en devenir
Mais le système va se gripper. Dès 2015, Proindicus, Ematum et MAM ont des problèmes dans le remboursement de leurs prêts, qui s’élèvent, au total, à environ 2 milliards de dollars. La présidence du Mozambique reçoit des alertes du FMI. Filipe Nyusi a succédé à Armando Guebuza et hérite du scandale en devenir. Pur produit du Frelimo, le parti au pouvoir que ses parents ont cofondé, il connaît les rouages de la sécurité pour avoir passé six ans à la Défense. Il incarne à la fois la perpétuation du système Guebuza et la rupture avec la vieille garde. Sa marge de manœuvre est étroite.
Opération de sauvetage
L’heure est pourtant à l’opération de sauvetage. Jean Boustani, Andrew Pearse et Detelina Subeva imaginent une restructuration de la dette, à savoir proposer aux détenteurs de participations au prêt Ematum un échange avec des obligations d’État. Après plusieurs réunions, durant lesquelles le Libanais, le Néo-Zélandais et la Bulgare sont suspectés d’avoir travesti la réalité, les investisseurs acceptent. Le gouvernement restructure. Mais le stratagème ne suffit pas.
Le FMI se méfie, et les autorités britanniques ont lancé une enquête. Le 23 mai 2016, MAM rate un premier remboursement de 178 millions de dollars. Quatre mois plus tard, le gouvernement reconnaît qu’il ne dispose pas des capitaux suffisants. Standard & Poor’s dégrade la note du Mozambique, le FMI suspend son programme, et la monnaie du pays perd 40 % de sa valeur en deux mois. L’heure de rendre des comptes semble avoir sonné.
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Le procureur général du Mozambique se saisit de l’affaire. Sur la base d’un audit indépendant du cabinet américain Kroll, il s’interroge sur l’utilisation de quelque 250 millions de dollars et découvre qu’une somme à peine moindre aurait servi au versement de commissions. Il apprend que ni Proindicus, ni Ematum, ni MAM n’ont généré de revenus et que le montage n’a servi qu’à dissimuler l’acquisition de matériel de défense.
En novembre dernier, le Mozambique a trouvé un accord avec ses créanciers, moyennant des concessions sur des gisements gazéifères. Celui-ci repousse le remboursement de la dette à 2029. Mais, entre-temps, la justice américaine s’est saisie de l’affaire. Le 29 décembre 2018, Chang est arrêté en Afrique du Sud. Le 2 janvier dernier, Boustani est interpellé à New York et, le lendemain, Pearse, Singh et Subeva le sont à Londres, avant d’être libérés sous caution. Chang attend de connaître son sort, suspendu à une décision de la justice sud-africaine. Washington réclame son extradition, mais le Mozambique est aussi sur les rangs.

Filipe Nyusi en septembre 2016. © Julie Jacobson/AP/SIPA
Le 14 février, le parquet de Maputo a fait procéder à une série d’arrestations : celles de Gregório Leão, d’Inês Moiane, ex-secrétaire particulier du président Guebuza et de son neveu Elias (depuis libéré sous caution), d’António do Rosário, de l’homme d’affaires Teofilo Nhangumele, de Bruno Tendane, ex-officier du Sise, et d’António Sitoe, ces trois derniers étant des proches de la famille Guebuza. Deux jours plus tard, Ndambi Guebuza, le fils de l’ancien président, était à son tour arrêté. Tous sont soupçonnés de corruption. Le Mozambique a aussi porté plainte, le 28 février, devant la Haute Cour de justice de Londres contre Privinvest, le Crédit suisse, Andrew Pearse, Surjan Singh et Detelina Subeva. Comme les autres protagonistes de l’affaire, ils sont présumés innocents.
Et maintenant ? Difficile de prédire l’impact des procédures. L’ombre de Filipe Nyusi ne manque pas de planer sur cette affaire. António do Rosário a admis, devant une commission d’enquête du Parlement, que les prêts avaient servi à masquer des dépenses sécuritaires. « Nous ne pouvions pas dire aux banques ni à quiconque que la pêche n’était pas l’objectif unique », a-t-il expliqué. Armando Guebuza, auditionné en novembre 2016 mais non poursuivi, se retranche derrière le secret-défense et affirme ne pas être intervenu.
Nyusi peut-il échapper au scandale ? En prévision, peut-être, d’une ouverture de la boîte de Pandore que pourrait provoquer le témoignage de Manuel Chang, il a lancé une opération de nettoyage jusqu’à l’intérieur du Frelimo et placé ses hommes à la tête des services de sécurité et de renseignements, en cherchant à s’affranchir de Guebuza. Il y a urgence. La dette a atteint 130 % du PIB, et la confiance des institutions internationales a été ébranlée. Surtout, des voix, comme celle de l’ancienne première dame Graça Machel, s’élèvent au sein de son parti. Elles estiment que, faute de transparence, le Frelimo risque la défaite lors de la prochaine présidentielle. Celle-ci a lieu dans moins de sept mois, en octobre.
Bis repetita en Angola ?
Le scandale mozambicain peut-il s’étendre à l’Angola ? Les liens entre le président angolais João Lourenço, qui fut ministre de la Défense entre 2014 et 2017, et Privinvest alimentent les suspicions.
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Via l’entreprise Simportex, il a notamment signé avec la société de Iskandar Safa un contrat – qui peut sembler similaire à ceux passés avec Proindicus et MAM – de 495 millions de dollars pour des chantiers navals et des navires. Son interlocuteur était à l’époque Jean Boustani, un des protagonistes du scandale de la dette mozambicaine, arrêté début janvier à New York. C’est d’ailleurs le Libanais qui a en partie organisé la visite de Lourenço en France, en mai 2018.