Au Cameroun, les réseaux d’influence de Chantal Biya, « Madame la présidente »

Dans l’ombre de son époux, Chantal Biya, la première dame du Cameroun a développé avec méthode ses réseaux d’influence. Nominations, promotions, disgrâces… Enquête sur une quadra redoutée et trop longtemps sous-estimée.

Paul et Chantal Biya au stade de Maroua, le 29 septembre 2018. © ALEXIS HUGUET/AFP

Paul et Chantal Biya au stade de Maroua, le 29 septembre 2018. © ALEXIS HUGUET/AFP

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Publié le 18 février 2019 Lecture : 10 minutes.

Elle n’occupe aucune fonction officielle, et son nom ne figure pas dans l’organigramme – pourtant très détaillé – de la présidence. Mais dans les couloirs du palais d’Etoudi, cela fait bien longtemps que l’on ne moque plus ouvertement le style flamboyant de Chantal Biya, 48 ans. On sait ce qu’il en coûte de la sous-estimer. On n’ignore pas non plus que la seconde épouse du chef de l’État camerounais peut être un allié de poids.

Début janvier, c’est Ferdinand Ngoh Ngoh qui en a fait l’expérience. Personne ne donnait cher de la peau du secrétaire général de la présidence qui avait piloté les chantiers de la Coupe d’Afrique des nations 2019 – des travaux qui affichaient un retard tel que, fin novembre 2018, le Cameroun s’est vu retirer l’organisation de la compétition. À Yaoundé, nombreux étaient ceux qui spéculaient sur la disgrâce prochaine de cet homme réputé proche de Chantal Biya.

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Or non seulement il a échappé au couperet présidentiel au terme du remaniement annoncé le 4 janvier, mais il a en plus été élevé au rang de ministre d’État… Une promotion qu’il doit officiellement à Paul Biya mais derrière laquelle tous ont vu la marque de la première dame. Même chose pour Pierre Ismaël Bidoung Mkpatt, qui a été maintenu au gouvernement alors qu’on le disait lui aussi promis à l’échafaud (il est passé des Sports à la Culture). Preuve, s’il en fallait, que les protégés de la première dame sont intouchables. À ceux qui se méprenaient encore sur son influence, le message a été clair : il n’y a pas de potiche à Etoudi.

De « Chantou » à « Madame la présidente »

Il faut dire qu’elle n’a plus grand-chose à voir avec la jeune femme de 24 ans présentée aux Camerounais un soir de fête nationale, en 1994, après une noce surprise. Née à Dimako, une bourgade perdue du Centre-Est camerounais, d’une mère femme au foyer et d’un père français expatrié qui l’a reconnue sur le tard, Chantal Pulchérie Vigouroux s’était installée à Etoudi comme on entre dans un conte de fées.

Son incroyable destin avait toutes les chances de se fracasser sur les murs de l’univers impitoyable de la présidence. Et c’est peu dire qu’elle fut épiée par les catégories sociales dominantes, qui croient au déterminisme et à la méritocratie. À ses débuts, ses obligations furent essentiellement protocolaires, se limitant en public au rôle d’accompagnatrice du chef de l’État.

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« Chantou » se faisait alors surtout remarquer pour ses tenues hautes en couleur et son goût pour la maroquinerie de luxe. Mais la jeune femme a appris les codes de la politique et a su se faire une place en dépit des chausse-trapes. À Etoudi, les courtisans lui donnent désormais du « Madame la présidente ». Plus qu’un début d’émancipation, c’est la révélation d’un vrai pôle de pouvoir.

Caractère entier

L’irruption de la « fashionista » d’Etoudi déconcerte la classe politique. Chantal est un ovni qui avance sous les radars. Quand se profile son ombre dans une bataille pour un poste convoité ou dans la guerre, plus vaste, que se livrent les uns et les autres pour la succession du président, mieux vaut battre en retraite. Comment lutter contre cette femme qui a l’oreille de son époux – lequel hésite, lui-même, à la contrarier ?

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« Il est indéniable que son influence est croissante, constate un politologue qui préfère conserver l’anonymat, tant le sujet est délicat. Mais au détriment de qui ? Que la première dame occupe un vide consécutif à l’élimination politique ou judiciaire de certains membres du premier cercle, c’est un moindre mal. Le fait qu’elle empiète sur l’espace du président me paraît bien plus préoccupant. »

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Fin 2016, un autre universitaire avait, lors d’un colloque organisé au sein de Yaoundé II, suggéré d’encadrer son rôle par une loi. Mais la proposition a déclenché des tombereaux de critiques dans les médias proches de l’opposition, inquiète à l’idée que son autorité n’en sorte renforcée.

Il n’empêche. Son influence sur son mari de 86 ans suscite toutes sortes de conjectures. On l’imagine gouvernant le Cameroun à l’instar d’Edith Wilson présidant les États-Unis dans l’ombre de son époux affaibli, Thomas Woodrow Wilson. Dépité et fébrile, le clan bulu, issu de la région natale du président, dans le sud du Cameroun, tente de stopper l’érosion de sa puissance à mesure que s’accroît celle du clan rival, proche de la première dame et constitué d’ambitieux ressortissants des régions du centre et de l’est du pays.

Elle avance ses pions avec une assurance qui a effacé les hésitations des débuts. Grappille des parcelles de pouvoir sans se départir de ce rire qui ponctue chacune de ses conversations. Attention, quand elle est contrariée, son caractère entier s’affirme toujours et en toutes circonstances. Paul Biya lui-même en a fait l’expérience. À Yaoundé, beaucoup se souviennent des obsèques de Benoît Assam Mvondo, le frère aîné du chef de l’État, célébrées en 2012. La messe avait beau être retransmise à la télévision, Chantal Biya a ostensiblement refusé de serrer la main de son époux au moment de la paix du Christ.

Lígia Arcângela Lubrino Dias Fonseca, Chantal Biya, Hinda Deby Itno et Hadidja Aboubakar Ikililou Dhoinine lors du sommet États-Unis - Afrique, en août 2014. © Susan Walsh/AP/SIPA

Lígia Arcângela Lubrino Dias Fonseca, Chantal Biya, Hinda Deby Itno et Hadidja Aboubakar Ikililou Dhoinine lors du sommet États-Unis - Afrique, en août 2014. © Susan Walsh/AP/SIPA

Le 7 octobre 2018, jour de l’élection présidentielle, c’est encore sous l’œil des caméras qu’elle a sèchement rabroué Samuel Mvondo Ayolo, le nouveau directeur de cabinet de Paul Biya, alors que celui-ci venait de glisser son bulletin dans l’urne… À peine nommé, il a goûté la poigne avec laquelle la maîtresse des lieux gouverne un palais, où elle a imposé ses propres règles (dont un code vestimentaire draconien, qui interdit aux femmes, quelles qu’elles soient, d’accéder à la présidence en pantalon).

Et Chantal Biya apprécie peu que l’on enfreigne ses consignes : en janvier 2018, elle s’est fâchée en apprenant que quelqu’un avait fait usage d’un téléphone portable lors d’une cérémonie de présentation des vœux, alors que cela avait été explicitement interdit. Résultat : une enquête a été ouverte, plusieurs personnes ont été auditionnées à la direction de la sécurité présidentielle, l’épouse d’un ministre est passée aux aveux… Hasard ou coïncidence, ce dernier a été débarqué du gouvernement deux mois plus tard.

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Le malheureux n’est certainement pas le seul à avoir subi les foudres de « Chantou ». L’une de ses premières victimes fut Martin Belinga Eboutou, directeur du cabinet civil de Paul Biya de 1996 à 1997. La première dame a bataillé de longs mois contre cet homme dont elle jalousait la complicité avec son époux, jusqu’à ce que celui-ci se résolve à exiler son fidèle collaborateur à l’ONU, à New York.

Son successeur, Edgard Alain Mébé Ngo’o, un jeune préfet dont le président appréciait la fougue et la poigne, sera lui aussi pris en grippe… Et Paul Biya se résignera à l’exfiltrer du palais pour lui confier la tête de la Police nationale puis, plus tard, la Défense. Soutenu par la famille d’origine du président, qui n’a pas tardé à se poser en contre-pouvoir face à la première dame, Belinga finira par être rappelé au cabinet civil, en 2009 – poste qu’il conservera en dépit d’un climat orageux jusqu’à son départ, en mars 2018. Paul Biya l’a remplacé par Samuel Mvondo Ayolo, bulu comme lui, dont le principal atout est d’être soutenu par la première dame… Depuis lors, un calme précaire règne à Etoudi.

Éminences grises

De fait, année après année, Chantal Biya a fini par avoir son mot à dire sur le choix des collaborateurs de son époux. Le premier à poser ses cartons au palais fut Joseph Lé, un éditorialiste venu de la télévision nationale. Tout comme l’écrasante majorité de ses obligés, il est natif de l’Est. Nommé en 2006 au poste de conseiller technique au cabinet civil, il est passé directeur adjoint de ce cabinet l’année suivante. En mars 2018, il est nommé ministre de la Fonction publique, et c’est un ami d’enfance de la First Lady, Oswald Baboke, qui lui succède au cabinet civil – Chantal le considère comme son frère.

Chantal et Paul Biya à l'aéroport de Yaoundé le 20 mars 2009 © REBECCA BLACKWELL/AP/SIPA

Chantal et Paul Biya à l'aéroport de Yaoundé le 20 mars 2009 © REBECCA BLACKWELL/AP/SIPA

Le réseau compte aussi parmi ses membres éminents le ministre de la Culture, dont l’épouse, Habissou Bidoung Mkpatt, a été promue chargée de mission au cabinet civil. Cette dernière est connue pour être l’une des éminences grises du système bâti autour de la première dame. Et c’est encore un homme originaire de l’Est, Dieudonné Samba (il fut maire de Bertoua), qui officie comme conseiller spécial du président.

Beaucoup ont aussi vu l’empreinte de « Madame la présidente » dans l’arrivée de Bertrand Pierre Soumbou Angoula au poste de directeur général de l’École nationale d’administration et de magistrature (Enam), où sont scolarisés les deux enfants du couple présidentiel, Paul Junior Biya et Anastasie Brenda. Si cette nomination a fait grand bruit, c’est parce que ce trentenaire, de l’ethnie Yezoum comme elle, a été propulsé à la tête de la fabrique de l’élite alors qu’il n’avait que deux années d’ancienneté dans la magistrature.

Cercle des amis du Cameroun

Enfin, il n’y a pas de système Chantal Biya sans Cercle des amis du Cameroun (Cerac). La fondation de la première dame est une vitrine de ses œuvres sociales, tout comme son ONG Synergies africaines contribue à son rayonnement à l’international. Mais c’est bien le Cerac qui est le véritable creuset de sa puissance. Épouses de ministre, de président d’institution et d’ambassadeur s’y côtoient depuis 1995.

De cet entre-soi du pouvoir, baromètre quasi infaillible des grâces et des disgrâces au sommet de l’État, on est rarement chassée mais on comprend vite toutefois lorsque l’on n’est plus désirée

La liste d’attente est longue et les élues, peu nombreuses. Elles se retrouvent le plus souvent au siège du Cerac, situé non loin de la Cour suprême, à Yaoundé. Elles y sirotent du champagne en parlant des plus démunies ou en devisant sur la bonne fortune de leurs maris, tout en ayant soin de ne pas faire d’ombre à leur présidente. Femme du ministre des Finances, Louis Paul Motaze, Aïssa Motaze en est la secrétaire générale. Chantal Biya y retrouve aussi Nathalie Engamba Ada, la conjointe d’Adolphe Moudiki, le puissant et discret patron de la Société nationale des hydrocarbures (SNH), et bien sûr son amie fidèle, Habissou Bidoung Mkpatt.

De cet entre-soi du pouvoir, baromètre quasi infaillible des grâces et des disgrâces au sommet de l’État, on est rarement chassée. On comprend vite toutefois lorsque l’on n’est plus désirée. Aline Atangana Kouna, l’élégante épouse de l’ancien ministre de l’Eau et de l’Énergie incarcéré depuis mars 2018 à la prison de Kondengui, sait ainsi que sa présence n’est plus souhaitée. Tout comme Brigitte Atangana Mebara l’avait compris après la chute de son époux, autrefois secrétaire général de la présidence puis ministre des Relations extérieures (il a été condamné à vingt-cinq ans de prison ferme en 2016).

Dans la capitale, les regards se dirigent désormais vers Bernadette Mebe Ngo’o, dont l’époux, ministre de la Défense jusqu’en 2015, est dans le viseur du Tribunal criminel spécial (TCS). Sera-t-elle toujours la bienvenue parmi les fidèles de Chantal Biya ? La décision, pour elle comme pour son époux, ne devrait sans doute plus tarder.

Ngoh Ngoh est-il inamovible ?

Réputé proche de la première dame, le secrétaire général de la présidence est parvenu à sauver sa tête, début janvier. Mais le fiasco de la CAN 2019 demeure un fardeau lourd à porter, dont lui et le ministre des Finances, Louis-Paul Motaze, se renvoient la responsabilité. Ferdinand Ngoh Ngoh ne s’est pas publiquement justifié, mais son entourage assure que, au moment où la présidence a repris en main la direction des chantiers, les retards étaient déjà impossibles à rattraper.

Quoi qu’il en soit, il n’aurait pas été aisé pour Paul Biya de sanctionner cet intime de la famille, natif de Minta (Haute-Sanaga), également proche de ses enfants, Paul Junior et Anastasie Brenda. En poste depuis 2011, il bénéficie de larges délégations de pouvoir, qui lui valent à Yaoundé le surnom de « président bis ». Mais ce diplomate de 58 ans sait ce qu’il en coûte de décevoir le chef de l’État. Deux ex-titulaires du poste (Marafa Hamidou Yaya et Jean-Marie Atangana Mebara) sont en prison tandis qu’un troisième, Titus Edzoa, a passé dix-sept années derrière les barreaux avant d’être libéré.

Dans le secret de Mvomeka’a

Tous les 13 février, jour de l’anniversaire de Paul Biya, Chantal lui offre une pièce montée que le couple déguste en famille. Depuis qu’il a eu 80 ans, quelques photos filtrent sur les réseaux sociaux, faisant découvrir leur univers – jusqu’à présent tenu secret – dans son fief de Mvomeka’a (Sud). Cette année, pour ses 86 ans, elle y apparaît en femme attentionnée qui veille sur le bien-être de son mari. Lui remise aux vestiaires ses austères costumes croisés… Une communication muette qui vaut bien des discours.

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