Politique

Libye : à l’est, rien de nouveau

À l’approche des élections générales prévues dans le courant de l’année, la population et les forces politiques de Cyrénaïque sont loin de parler d’une seule et même voix. Reportage.

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Par - Envoyé spécial à Benghazi
Mis à jour le 12 novembre 2019 à 16:57

Sur les lieux d’un attentat à la voiture piégée qui a frappé Benghazi, le 23 janvier 2018. © Al-Hadath Channel via AP/SIPA

Son portrait est partout, le long des principaux axes routiers, ou collé aux réverbères. En treillis, en habit d’apparat ou en costume civil, le maréchal Khalifa Haftar est omniprésent dans l’espace public à Benghazi. Les messages accompagnant ces photos sont naturellement dithyrambiques : « Vous êtes la conscience de la patrie », « Tout le peuple libyen est avec vous/Nous vous avons donné autorité ».

A priori, il ne fait aucun doute que la capitale de la Cyrénaïque sera derrière son libérateur – celui qui, de mai 2014 à juillet 2017, a combattu et défait une coalition composée de groupes armés révolutionnaires et de milices terroristes – s’il se présente aux élections… que l’ONU souhaite voir se dérouler au plus tôt. « Le processus devrait commencer au printemps 2019 », annonçait Ghassan Salamé, le chef de la mission des Nations unies en Libye (UNSMIL), devant le Conseil de sécurité, le 8 novembre.


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« Je veux Haftar comme président. » Faouzi Bouchaf est catégorique. Pourtant, ce sont les avions de l’Armée nationale arabe libyenne (LNA), commandée par le militaire de 75 ans, qui ont détruit son appartement, situé dans le quartier de Souk al-Hout, au cœur du centre-ville de Benghazi, aujourd’hui en ruine, dans des bombardements intenses pour déloger les derniers combattants ennemis. À 36 ans, ce père de famille a entrepris de reconstruire son logement et ne nourrit aucune amertume : « Il fallait détruire pour gagner la guerre. J’espère maintenant que l’armée arrivera à libérer Tripoli avant les ­élections. » Omar al-Mukhtar, soldat au sein de la LNA, aurait pu retourner à la vie civile après la victoire. Mais l’homonyme du célèbre héros de la résistance aux colons italiens du début du XXe siècle préfère continuer à porter les armes « jusqu’à la libération de Tripoli ».

Haftar favori

Le maréchal Khalifa Haftar, en 2011 à Benghazi. © Anja Niedringhaus/AP/SIPA

Le maréchal Khalifa Haftar, en 2011 à Benghazi. © Anja Niedringhaus/AP/SIPA

À Benghazi, l’aura du maréchal séduit même les plus antimilitaristes

Comment les Libyens perçoivent-ils ce mélange de militarisme et d’ambition politique incarné par l’homme fort de la Cyrénaïque ? Après tout, Benghazi a été le berceau d’une révolution qui a signé la chute d’un régime instauré par un colonel, avec la participation active du même Khalifa Haftar. Sauf que 1969 n’est pas 2019.

« À Benghazi, nous n’avons pas mené une guerre contre la révolution de 2011 mais contre le terrorisme », explique Mohamed Busneina, membre du comité chargé de la société civile au sein de la municipalité et pilier du centre culturel Tanarout, l’une des principales associations locales. À Benghazi, l’aura du maréchal séduit même les plus antimilitaristes, reconnaissants pour sa résistance victorieuse à la poussée des groupes terroristes, Ansar al-Charia puis l’État islamique, dans l’Est.


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Au fil du temps, des victoires militaires et de la dégradation de la situation sécuritaire à Tripoli, aux mains de milices, Khalifa Haftar s’est imposé comme une solution crédible. C’est ainsi qu’Emmanuel Macron l’a convié, le 25 juillet 2017, à La Celle-­­Saint-Cloud avec les mêmes honneurs que Fayez al-Sarraj, chef du Gouvernement d’union nationale (GUN, lire ci-dessous), reconnu par l’ONU comme le seul pouvoir exécutif légitime. Dans les ­chancelleries, une enquête d’opinion circule qui donnerait Haftar largement vainqueur en cas d’élection présidentielle. L’affaire est donc pliée : le militaire n’a plus qu’à attendre tranquillement le scrutin pour se faire élire triomphalement, à la manière de son ­mentor égyptien Abdelfattah al-Sissi.

Partage de la manne pétrolière

Incendie sur le terminal de Ras Lanuf, le 16 juin 2018 en Libye, après des affrontements entre factions rivales pour en prendre le contrôle. © The National Oil Corporation/ Handout via Reuters

Incendie sur le terminal de Ras Lanuf, le 16 juin 2018 en Libye, après des affrontements entre factions rivales pour en prendre le contrôle. © The National Oil Corporation/ Handout via Reuters

Mais l’opposition à la tenue d’un scrutin joué d’avance est forte, y compris en Cyrénaïque. « Je ne suis pas favorable à la tenue d’élections maintenant car la stabilité du pays n’est pas assurée. En 2012, c’était trop tôt pour les législatives. Le peuple les voulait car le Conseil national de transition [CNT] n’était pas élu. Mais cela a été une erreur », analyse Abdelhafiz Ghoga, vice-président du CNT et originaire de l’Est.


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L’avocat spécialiste des droits de l’homme pointe la précipitation de la communauté internationale. Référendum sur la proposition de Constitution, élections législatives et présidentielle… quel « processus électoral » sera mis en œuvre ce printemps ? L’UNSMIL est longtemps resté silencieuse. Dans un média libyen, Ghassan Salamé a, le 9 janvier, donné quelques précisions. Les élections auront lieu avant la fin de l’année dans l’ordre suivant : législatives, référendum constitutionnel et présidentielle.

La plupart des modernistes dénoncent un texte qui proscrit toute loi opposée aux principes de l’islam

Fin janvier, une grande réunion doit se tenir pour marquer la fin du processus de Conférence nationale commencé le 5 avril 2018 : 7 000 Libyens ont pu s’exprimer et officialiser une feuille de route à travers 77 réunions dans tout le pays – un tour de force au vu de la division de la Libye –, à l’étranger et sur une plateforme en ligne. Abdelhafiz Ghoga n’y croit pas : « J’étais aux réunions à Benghazi. Qui représentera la Cyrénaïque à ce rassemblement final ? Quel est son but ? Où et quand aura-t-il lieu exactement ? Personne ne le sait. »

Mohamed Busneina craint le référendum constitutionnel. Il dénonce, comme la plupart des modernistes, un texte qui proscrit toute loi opposée aux principes de l’islam : « À peine 10 % des Libyens ont dû lire ce projet de Constitution, mais ils voteront “Oui” car ils penseront ainsi aller de l’avant. »

Abdelgader Gedoura est également hostile au texte, lui qui a pourtant été membre de l’Assemblée constituante établie à Beïda, dans l’Est : « La proposition finale a été choisie dans l’ombre, sans vote officiel, comme cela se faisait du temps de Kadhafi. Nous ne sommes jamais arrivés à un compromis, contrairement à ce que je croyais au début. »

Le professeur de droit constitutionnel raconte la mainmise du courant islamiste sur l’Assemblée : « L’un d’entre nous s’est félicité, un jour, pendant les discussions, d’avoir été à Tora Bora au côté de Ben Laden pendant la bataille [en décembre 2001]. Je n’y croyais pas ! » Pour autant, Abdelgader Gedoura n’est pas opposé à la tenue d’élections législatives et présidentielle. « Si les Occidentaux sont décidés, elles se tiendront sous leur vigilance », assure-t-il.

Des enfants en train de brandir le drapeau libyen, lors du deuxième anniversaire du soulèvement de 2011. © Mohammad Hannon/AP/SIPA

Des enfants en train de brandir le drapeau libyen, lors du deuxième anniversaire du soulèvement de 2011. © Mohammad Hannon/AP/SIPA

À Benghazi, les pertes humaines et les destructions matérielles occasionnées par les opérations de la LNA ont été vécues comme un mal nécessaire

L’expert ne croit pas à une candidature directe de Haftar, « trop important » à la tête de son armée, notamment en matière de lutte antiterroriste. Mais c’est l’absence de règles claires sur le ­partage de la manne pétrolière entre les différentes régions du pays qui préoccupe surtout ce fervent fédéraliste : « Il faut que cela soit écrit noir sur blanc pour empêcher Tripoli d’accaparer toute la richesse du pays. » Une peur partagée par les tribus de Cyrénaïque, qui n’ont pas confiance en Haftar pour défendre leurs intérêts.

Si, à Benghazi, les pertes humaines et les destructions matérielles occasionnées par les opérations de la LNA ont été vécues comme un mal nécessaire, ce n’est pas le cas dans le reste de la Cyrénaïque, en particulier à Derna. Les groupes armés locaux, qui dès le début ont combattu l’État islamique et les groupes proches d’Al-Qaïda, ont peu apprécié l’arrivée massive des hommes de Haftar et les bombardements menés par l’armée égyptienne.

Quand le maréchal s’est arrogé la victoire finale en juin – alors que des partisans du drapeau noir étaient encore présents dans la ville –, les milices tribales, jusqu’ici alliées fidèles de Haftar, se sont rebellées. Aujourd’hui, certaines ne reconnaissent plus les ordres venant du commandement central de Benghazi. Pis, la tribu des Obeidat, par exemple, s’est rapprochée d’Aguilah Saleh, président de la Chambre des représentants, l’organe législatif fixé à Tobrouk. Saleh, autrefois proche de Haftar, conduit une initiative ­parallèle à celle de l’ONU afin d’éviter toute élection qui mettrait fin à son mandat. Pour ce faire, il n’a pas hésité à prendre langue avec le Haut Conseil d’État, organe consultatif installé à Tripoli et dirigé par le Frère musulman Khaled al-Mishri. En Libye, alliances et contre-alliances tactiques ont pris le pas sur la construction de l’État.


Institutions rivales, mode d’emploi

Le Premier ministre Fayez al-Sarraj et son rival le maréchal Khalifa Haftar, au château de La Celle-Saint-Cloud, en juillet 2017. © Michel Euler/AP/SIPA

Le Premier ministre Fayez al-Sarraj et son rival le maréchal Khalifa Haftar, au château de La Celle-Saint-Cloud, en juillet 2017. © Michel Euler/AP/SIPA

Gouvernement d’union nationale (GUN) : organe exécutif issu des accords de Skhirat du 17 décembre 2015. Il est chapeauté par un conseil présidentiel dirigé par Fayez al-Sarraj. Exilé à Tunis à ses débuts, le GUN est établi à Tripoli depuis le 30 mars 2016. Ce gouvernement est le seul pouvoir exécutif reconnu par les Nations unies.

Chambre des représentants : élue le 25 juin 2014, elle a pris ses fonctions le 4 août 2014, à Tobrouk, dans l’est du pays, après que son prédécesseur, le Congrès général national (CGN), a refusé de se dissoudre. Dirigée par Aguilah Saleh, elle est reconnue comme le seul pouvoir législatif par l’ONU. Mais Ghassan Salamé ne cache pas son agacement de voir la Chambre refuser toute concession pour sortir de l’impasse politique.


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Haut Conseil d’État : issu des accords de Skhirat, il n’a vu le jour que le 5 avril 2016, à Tripoli. Il est essentiellement composé d’anciens députés du CGN. Il s’agit d’une assemblée avec un simple pouvoir consultatif. Ce Haut Conseil a pris un poids politique important depuis que son président, Khaled al-Mishri, membre du Parti de la justice et de la reconstruction (PJR) des Frères musulmans, s’est rapproché d’Aguilah Saleh. Les deux ennemis d’hier veulent trouver un « accord libyen-libyen » sans parrainage de l’étranger.

Gouvernement d’intérim : validé par la Chambre des représentants, cet organe exécutif est dirigé par Abdallah al-Thinni depuis la ville de Beïda, dans l’Est. Il n’a que très peu de pouvoir, écrasé par le GUN dans l’Ouest et l’Armée nationale arabe libyenne de Haftar dans l’Est.