Tunisie – Noureddine Taboubi (UGTT) : « Il n’y a pas de démocratie quand les ventres sont vides »

Arrivé à mi-mandat à la tête de l’UGTT, le secrétaire général du syndicat livre à Jeune Afrique son analyse sur la crise politique, les difficultés économiques et les attentes sociales des Tunisiens.

Noureddine Taboubi, dans son bureau au siège historique de l’UGTT, place Mohamed-Ali, à Tunis. © Nicolas Fauqué /ww.imagesdetunisie.com

Noureddine Taboubi, dans son bureau au siège historique de l’UGTT, place Mohamed-Ali, à Tunis. © Nicolas Fauqué /ww.imagesdetunisie.com

Publié le 20 janvier 2019 Lecture : 9 minutes.

Dans un contexte de grave crise politique et économique, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), en se faisant l’écho des revendications sociales, donne aux Tunisiens le sentiment d’être entendus. Le 14 janvier, à l’occasion du huitième anniversaire de la révolution, son secrétaire général, Noureddine Taboubi, 66 ans, s’est adressé, depuis un balcon du siège de la centrale, à la foule amassée en contrebas.

Il a dénoncé la hausse du chômage, la corruption généralisée, réclamé un réajustement des salaires, la préservation de la souveraineté nationale, exigé que la lumière soit faite sur les assassinats politiques et étrillé le gouvernement, confirmant le rôle atypique de l’UGTT dans le paysage politique tunisien.

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Arrivé à mi-mandat, l’homme, qui se refuse à un premier bilan – « son évaluation revient à mes camarades de la centrale et aux Tunisiens » –, a reçu JA pour un entretien sans fard ni langue de bois.

Jeune Afrique : L’UGTT a lancé plusieurs ultimatums au gouvernement, notamment pour une revalorisation des salaires dans le public. L’exécutif a-t-il les moyens de satisfaire vos demandes ?

Noureddine Taboubi : Votre question me permet de lever une équivoque largement entretenue par l’exécutif. L’UGTT ne demande pas une augmentation des salaires, mais un réajustement en fonction du coût de la vie. Et cela avait été ratifié dans des accords passés avec les gouvernements précédents. L’objectif est de sauvegarder le pouvoir d’achat. Ce réajustement a été accordé pour les entreprises étatiques.

Au prétexte de ne pas en avoir les moyens, le gouvernement refuse d’en faire de même pour la fonction publique d’État. C’est absurde ! Les caisses pourraient être remplies aisément si l’État recouvrait ce qui lui est dû en matière fiscale. D’autant que les prix n’auraient pas augmenté de 40 % s’il y avait un contrôle sérieux de la distribution… Notez que la décision d’une grève générale [le 17 janvier] n’est pas un caprice de l’UGTT.

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Nous sommes rompus aux négociations dans le respect de la loi, des institutions et de l’autorité de l’État. Nous avons annoncé cette grève générale il y a un mois et demi, alors que seuls dix jours de préavis sont exigés. C’est la preuve que nous souhaitions trouver une solution de fond, et non imposée ou soumise à la dernière minute… J’aurais souhaité que l’exécutif dépense davantage d’énergie à créer de la richesse pour les Tunisiens plutôt qu’à détruire les acquis du pays. La confusion actuelle est aussi le résultat des tiraillements et revirements politiques.

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Vous dénoncez une absence de projet politique…

Des contradictions, surtout : certains qui s’opposaient aux orientations libérales du gouvernement il y a quelques mois les ­soutiennent aujourd’hui. Mais revenons à des choses plus concrètes : le gouvernement est dans une telle incapacité ­d’anticipation qu’il a attendu les vagues de froid pour venir en aide aux nécessiteux. Il a été décidé précipitamment d’octroyer retraite et couverture sociale à 500 000 personnes du monde rural, sans en avoir identifié les bénéficiaires.

Ce sont des ­positions irresponsables. Les gens se sont paupérisés et ont faim. La semoule, le lait, le beurre et les médicaments manquent… C’est du jamais-vu. Les Tunisiens attendent des actions du gouvernement sur ces points-là. On a besoin de bonne gouvernance, de transparence et de vérité. Pour renouer avec la confiance, il faut être sincère avec le peuple.

Des manifestants devant le siège de l'UGTT à Tunis, jeudi 17 janvier 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Des manifestants devant le siège de l'UGTT à Tunis, jeudi 17 janvier 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Il ne s’agit pas de négocier, mais de faire respecter des accords signés il y a deux ans

Allons-nous vers une escalade ?

C’est un risque, mais cela dépendra des décisions du comité directeur national de l’UGTT. N’anticipons pas sur ce qui relève d’une décision collective.

Toutes les demandes de l’UGTT sont-elles raisonnables ?

Les précédentes négociations sociales sur le public ont eu lieu quand l’inflation était à 4,6 % et la croissance à 0,8 %. Elles sont respectivement aujourd’hui de 7,5 % et de 2,6 %. Nous avions accepté, pour soutenir les retraites, que la loi de finances 2018 ­établisse un prélèvement de 1 % sur les salaires au profit des caisses sociales.

Ajoutez à cela un projet de loi qui va encore ­ponctionner les salaires pour sauver ces mêmes caisses sociales, l’imposition de la précédente augmentation salariale, la dépréciation du dinar, un taux moyen du marché monétaire passé de 8 % à 11 %, les augmentations des prix du gaz et de l’électricité… Comment ­voulez-vous que les Tunisiens s’en sortent ? De quelle paix sociale parle-t-on ? Quelle transition démocratique souhaite-t-on ? Toutes les couches socioprofessionnelles sont touchées. Or il n’y a pas de démocratie quand les ventres sont vides.

Sur quels points consentiriez-vous des sacrifices ?

Une fois de plus, il ne s’agit pas de négocier, mais de faire respecter des accords signés il y a deux ans. Nous avons traité avec différents secteurs – tourisme, banques, assurances… – sur les mêmes bases et sans que le gouvernement interfère. Avec le privé, les engagements ont été tenus.

Comment expliquez-vous que les discussions avec le gouvernement aient toutes échoué ?

Ses propositions sont inconsistantes et ne sont clairement pas à la hauteur des attentes. Nous ne pouvons nous satisfaire de miettes. En outre, le gouvernement navigue à vue, sans réel projet, entre revirements et contradictions criantes.

La Tunisie est-elle encore souveraine quand elle dépend, en matière de politique sociale, des bailleurs de fonds et d’instances internationales ?

La souveraineté a été touchée, et le pays durement affecté. Un exemple : dans le projet de partenariat avec l’Union européenne (UE), l’Aleca, la Tunisie n’a ni évalué l’étape précédente avec l’UE ni réfléchi aux moyens de protéger son agriculture. Faute de vision et de programme, le gouvernement cherche à tout prix à complaire à l’agenda du FMI sans se préoccuper des besoins du pays. Quitte à présenter des solutions provisoires qui ne règlent rien sur le fond.

>>> À LIRE – Tunisie : quand Marzouki met tous les problèmes sur le dos des « forces anti-révolutionnaires »

Estimez-vous que les revendications et les attentes du 14-Janvier ont été trahies ?

Absolument. Un parti en campagne électorale assure qu’il a un programme global alors qu’il n’en est rien… Une autre formation veut effacer l’histoire du pays et en transformer le socle social, avec un projet sous-tendu par la violence, à l’opposé d’une société tunisienne vivante, modérée et plurielle… Le peuple tunisien mérite plus de considération. L’enjeu est de construire un État civil, où la pratique de la démocratie et le partage équitable des richesses assureraient le bien-être à tous. Pour cela, nous avons besoin de patriotes qui servent l’État.

Des manifestants devant le siège de l'UGTT à Tunis, jeudi 17 janvier 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Des manifestants devant le siège de l'UGTT à Tunis, jeudi 17 janvier 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Nous sommes un relais indispensable : à la fois contre-pouvoir et caisse de résonance des revendications sociales

Pourquoi a-t-il été impossible d’établir un contrat social ?

Nous avons signé il y a un an, sous l’égide de l’Organisation internationale du travail, un accord tripartite avec le patronat et le gouvernement. L’exécutif n’en tient pas compte. Pis, il n’a cessé de dénigrer la centrale et ses actions, alors même que l’UGTT a inauguré un dialogue national couronné par un Nobel de la paix en 2015. À travers cette récompense, c’est la Tunisie qui était mise à l’honneur, mais le gouvernement n’a pas su capitaliser sur cet événement.

Vous évoquez le Nobel : comment rester sur cette lancée ?

En demeurant fidèles à nous-mêmes : fédérateurs et sans concession dans la défense de nos valeurs et de nos causes, dont le combat pour la justice sociale.

Pourquoi l’UGTT doit-elle être considérée comme un partenaire ?

Parce que nous sommes un relais indispensable : à la fois contre-pouvoir et caisse de résonance des revendications sociales.

>>> À LIRE – Le prix Nobel de la paix : une consécration pour la société civile tunisienne

Regrettez-vous l’échec des accords de Carthage ?

Le premier accord était placé sous l’égide de l’union nationale : qui n’en voudrait pas ? La feuille de route, à laquelle nous avons contribué, a été élaborée pour résoudre les problèmes de fond et reconstruire le pays. Nous avons refusé de collaborer au projet de Carthage 2 parce que, sans refonte totale de l’exécutif, l’échec était inéluctable.

Le President tunisien Beji Caid Essebsi et le premier ministre Youssef Chahed en octobre 2018 © MOHAMMED HAMMI/SIPA

Le President tunisien Beji Caid Essebsi et le premier ministre Youssef Chahed en octobre 2018 © MOHAMMED HAMMI/SIPA

Les indicateurs dans le rouge, le recul des acquis et la détérioration du niveau de vie soulignent l’échec de Youssef Chahed

Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, est-il le problème ?

Il ne s’agit pas de sa personne, mais il est le commandant de bord et assume en premier toutes les responsabilités. Il est comptable des résultats. Son succès aurait été celui du pays, mais les indicateurs dans le rouge, le recul des acquis et la détérioration du niveau de vie soulignent bien son échec.

C’est lui qui a choisi ses équipes, c’est lui qui prend les décisions. Il aurait pu être un homme d’État, mais il a préféré faire valoir sa position. Nous avons besoin de décideurs dotés de volonté et de courage.

Quelle est votre position à l’égard de la nouvelle troïka qui se profile avec Ennahdha, Nidaa Tounes et la Coalition nationale ?

La liberté des organisations politiques est acquise, mais il est difficile de faire la différence entre ce qui est perçu et ce qui se trame en ­coulisses. Reste que la décision finale revient aux Tunisiens ; je suis convaincu que les politiques font une erreur de lecture de la situation du pays et des souhaits du peuple, qui cherche une autre solution que celles proposées. Il choisira ceux qui seront réellement à son écoute.

Qu’est-ce que le 14-Janvier a changé pour l’UGTT ?

La centrale est toujours telle qu’en ­elle-même. Peut-être marquée par des figures, mais elle reste indépendante, sous la coupe de personne. L’UGTT a été présente à chaque moment majeur de l’histoire du pays, de la contribution à la lutte nationale en passant par la construction d’un État moderne jusqu’à ses positions contre l’exclusion et l’injustice sociale, qui ont conduit à la révolution.

Notre syndicat est issu du peuple. Nous faisons participer à nos discussions aussi bien nos militants que ceux qui ne sont pas affiliés, comme les forces de l’ordre. L’expérience, le parcours et les pratiques démocratiques de l’UGTT sont uniques au monde. C’est pourquoi nous avons été souvent la cible du pouvoir.

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Comment se porte la centrale aujourd’hui ?

Elle est dans sa pleine maturité, comme le confirment la réussite des négociations sociales dans le privé et la forte ­mobilisation de nos structures contre la privatisation d’entreprises publiques.

Sur ce point, nous avons combattu la ­désinformation du ­gouvernement, qui voulait manipuler l’opinion publique avec l’appui de ­financements étrangers. Et nous avons obtenu que les privatisations ne se fassent pas pour préserver un capital important du pays, à savoir ses entreprises publiques. Dans la foulée, nous avons arraché les ­ajustements de salaires dans le secteur public. Le ­combat ­continue pour obtenir les mêmes droits pour les fonctionnaires.

Au vu de la faiblesse de la gauche, l’UGTT a-t-elle vocation à se constituer en parti ?

Ce n’est ni son objectif, ni son intention, ni son rôle, ni sa raison d’être. L’UGTT tient à son indépendance et à sa diversité. La ligne et les choix du syndicat sont le militantisme, les problématiques sociales et l’enracinement autour de valeurs.

Nous avons eu des adhérents et des militants qui se sont présentés sous le label indépendant aux précédentes législatives. Il en sera probablement de même au prochain scrutin. Mais, contrairement à ce qu’on a pu entendre, nous n’envisageons pas d’avoir un candidat à la présidentielle sous la bannière de la centrale.

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L’UGTT peut-elle être un interlocuteur syndical sans relais politique ?

L’histoire de la centrale l’a prouvé : notre force tient au fait que nous sommes à la fois un partenaire et un interlocuteur indépendant. En même temps qu’une force de proposition et un facilitateur œuvrant à l’amélioration des conditions de vie des citoyens. Avec le soutien et la confiance du peuple, nul besoin de relais politique, même s’il est plus facile de négocier avec des partis qui partagent nos fondamentaux.

L’UGTT a pris fait et cause pour le Venezuela face aux sanctions financières prises par Donald Trump. Pourquoi s’immiscer dans la diplomatie ?

Nous soutenons des causes sans interférer avec la diplomatie. Nous l’avons fait pour soutenir la Palestine et l’Irak. Cela n’engage que l’UGTT, qui, en tant qu’organisation, défend les mouvements sociaux et la souveraineté des peuples auxquels sont imposées des orientations libérales.

Des chiffres qui parlent

• Croissance : 2,6 %

• Inflation : 7,5 %

• Taux de pauvreté : 15,2 %

• Taux de chômage : 15,5 %

• Taux de chômage des diplômés : 29,3 %

• Taux d’analphabétisme : 19,9 %

• Dette publique : 71,4 % du PIB

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