En construisant le Musée du quai Branly, en créant le Musée de l’histoire de l’immigration, le gouvernement français a fait le choix, il y a quelques années, de gommer pour partie le passé colonial de ses institutions muséales. Le Musée de l’homme, au Trocadéro, comme le Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, dans le Palais de la porte Dorée, étaient jugés anachroniques : ils ont disparu au profit de nouvelles entités au sein desquelles le projet qui les vit naître n’est guère effleuré.
En Belgique, un tout autre choix a orienté les décisions de l’équipe de rénovation qui vient de permettre, début décembre, au Musée royal de l’Afrique centrale de renaître sous le nom d’Africa Museum. Il a fallu cinq années de travaux et 74 millions d’euros, mais le passé n’a pas été remisé sous le tapis, il est encore là, bien visible mais désormais expliqué, décortiqué, analysé. Si les visiteurs n’entrent plus par l’ancienne rotonde conçue à la gloire du roi Léopold II, cette dernière a été conservée, témoignage à charge d’une entreprise coloniale démesurée qui fit quelque 10 millions de morts.
Nouveau souffle ou le Congo bourgeonnant
Murs de marbre, immense coupole, étoile de l’État indépendant du Congo (1885-1908) au sol et hautes statues de bronze doré signées Arsène Matton : tout reflète une vision coloniale d’autrefois où les Belges sont présentés comme bienfaiteurs et héros d’une civilisation s’estimant supérieure. Mais le buste en ivoire du roi a été décalé de quelques mètres pour laisser la place à une sculpture du Congolais Aimé Mpané, en bois et en bronze, intitulée Nouveau souffle ou le Congo bourgeonnant.
Désormais, c’est l’Africain qui est couronné
Il s’agit d’un visage à travers lequel monte la sève d’un arbre renaissant. « Au début, j’ai un peu hésité à exposer mon travail ici, en particulier quand j’ai su que les statues coloniales ne seraient pas enlevées, raconte l’artiste. Puis j’ai eu l’idée de placer mon œuvre sur l’étoile où se trouvait le buste de Léopold II… Là encore, je n’ai pas pu, les scénographes souhaitaient préserver la perspective d’ensemble qui permet de voir l’éléphant King Kasai. Mais j’ai voulu être dans une démarche positive qui permette un dialogue. Quand on observe ma sculpture, le regard monte le long de la coulée d’or et, lorsqu’on lève les yeux au ciel, on est ébloui, on ne voit plus rien d’autre que la lumière. Et le rameau que porte mon personnage sur le sommet de la tête est comme une couronne de roi. Désormais, c’est l’Africain qui est couronné. »
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Pour qui visite de manière attentive l’Africa Museum aujourd’hui, ces chocs tectoniques opposant vestiges d’un passé indigeste et interprétations contemporaines rythment tout le parcours. Le mémorial dédié aux 1 508 Belges ayant perdu la vie entre 1876 et 1908 dans l’État indépendant du Congo accueille ainsi une œuvre de l’artiste Freddy Tsimba, habituellement connu pour ses sculptures de fer, mais qui propose ici, avec Ombres, un hommage délicat aux Congolais morts pendant la même période en Belgique – en particulier les 7 qui furent exhibés dans les « villages africains » lors de l’exposition universelle de Bruxelles-Tervuren, en 1897.
On montre désormais que cette époque d’exploitation du Congo était une entreprise capitaliste et qu’il en a résulté beaucoup de violence
Autocritique
En conservant sur les murs les 45 répétitions du monogramme de Léopold II – un double L – ou les peintures symbolistes d’Émile Fabry (La Baie de Léopoldville, Le Chemin de fer du Congo, etc.) dans la salle aux crocodiles, le musée assume ce qu’il fut avec honnêteté. Et propose une démarche (auto)critique. « L’exposition temporaire n’avait pas changé depuis les années 1950, raconte le directeur, Guido Gryseels. Avant les travaux de rénovation, on pouvait voir au moins quinze fois le portrait de Léopold II. Le musée diffusait une image coloniale selon laquelle la culture occidentale serait supérieure aux cultures africaines. On montre désormais que cette époque d’exploitation du Congo était une entreprise capitaliste et qu’il en a résulté beaucoup de violence. »
Cette violence transparaît notamment dans une salle spécifiquement consacrée à la colonisation et à l’indépendance, où chacun peut se faire une idée des horreurs commises par amour de l’ivoire et du caoutchouc… Du moins pour ceux qui sont capables de regarder cette vérité en face. Un visiteur belge, confronté aux chicotes qui servaient à fouetter les travailleurs congolais, parfois jusqu’à la mort : « Mais enfin, ce ne sont pas les Belges qui ont inventé les chicotes ! Elles existaient avant la colonisation ! » Comme quoi, il y a encore du travail…

Nouveau souffle ou le Congo bourgeonnant, de l’artiste congolais Aimé Mpané. © RMCA, Tervuren, photo Jo Van de Vijver
Les réserves du musée représentent quelque 120 000 pièces dites ethnographiques, mais aussi des minéraux, des animaux empaillés, des essences végétales
Faire du neuf avec du vieux
Avec les réserves du musée – quelque 120 000 pièces dites ethnographiques, mais aussi des minéraux, des animaux empaillés, des essences végétales –, les équipes de rénovation ont essayé de faire du neuf avec du vieux, souvent contraintes de respecter le mobilier, classé. Pas de tabula rasa, donc, mais une atmosphère qui emprunte à celle des cabinets de curiosités et une réécriture qui fait appel à l’intelligence. Comme dans cette salle consacrée à l’histoire longue, qui démontre à quel point l’Afrique centrale a un passé riche et dynamique. Chargé de ce lieu essentiel, Alexander Livingston Smith explique la démarche suivie : « L’histoire est souvent utilisée comme un outil politique. Nous l’utilisons plutôt pour enrichir les gens et les rendre moins vulnérables. »
Évidemment, des voix s’élèvent pour trouver que le musée n’en fait pas assez et que les exactions de Léopold II exigeraient une transformation plus radicale. Collaborateur scientifique du département d’ethnographie chargé de l’exposition temporaire « Art sans pareil », Julien Volper aborde la question avec franc-parler : « On attend beaucoup du musée de Tervuren, qui doit tout faire : évoquer la colonisation, la décolonisation, le Congo contemporain, l’immigration ! Tervuren ne peut pas tout faire – ou ce sera forcément de manière incomplète. Un musée qui essaie de tout traiter ne peut pas le faire correctement. »
À quoi l’on pourrait ajouter qu’un musée ne peut être la seule institution à assumer les errements des années coloniales d’un pays. La famille royale belge pourrait, par exemple, y mettre un peu du sien, elle qui n’a pas souhaité inaugurer le musée, le 8 décembre 2018. « Le roi ne s’immisce pas dans les débats en cours », dit-on pour excuser l’absence de Philippe. Pratique.
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Long chemin
En pleine polémique autour de la restitution des œuvres d’art accaparées par les puissances européennes, Guido Gryseels, se retrouve donc en première ligne face aux revendications démultipliées depuis les annonces du président français, Emmanuel Macron. « Il n’est pas normal que 90 % du patrimoine africain se trouve hors d’Afrique, soutient Gryseels. Il y a un très long chemin à faire, et nous avons réfléchi à ce qui a été acquis illégalement ou légalement. Nous sommes ouverts au débat sur la question des restitutions, nous sommes prêts à travailler en commun pour des prêts à long terme et pour rendre les archives sous forme digitale, dès le début de 2019. »
Je ne dis pas que la décolonisation est terminée. Je dis que c’est un processus qui est en marche
L’ouverture du Musée de Kinshasa devrait sans doute permettre le retour d’œuvres, comme le président Joseph Kabila en a fait la demande. « Je ne dis pas que la décolonisation est terminée. Je dis que c’est un processus qui est en marche », poursuit Gryseels.
La pirogue de 22,5 m creusée dans un tronc de sipo qui a été installée dans le passage reliant la nouvelle entrée au musée ne naviguera plus jamais sur le Congo : il faudrait la couper en tranches pour pouvoir l’extraire du couloir immaculé où elle se trouve désormais. En 1957, elle avait été fabriquée pour Léopold III par les habitants d’Ubundu. De leur propre initiative ou à la demande de l’administration coloniale ? Certaines questions restent, évidemment, en suspens.
Des minerais et des hommes
À la différence de ce qui se fait un peu partout dans le monde, les équipes de l’Africa Museum de Tervuren ont choisi de conserver les collections de minéraux, de végétaux et d’animaux naturalisés exposées non loin des productions humaines ou avec elles. Ainsi, la salle « paysage et biodiversité » présente les biomes uniques d’Afrique centrale, caractérisés par des végétaux et des animaux adaptés aux conditions dominantes. On admirera ainsi la belle collection de bois de la xylothèque et l’extraordinaire richesse du cabinet des minéraux.
L’intérêt de ne pas refourguer l’ensemble à un musée d’histoire naturelle ? Il saute aux yeux : les bois précieux, les minerais ont joué un rôle fondamental dans l’histoire de la région – et continuent aujourd’hui encore de dicter leur terrible loi… Quant aux questions de biodiversité, nul ne niera qu’elles sont profondément actuelles.