New York, Madrid, Paris, Bruxelles ou Milan… Partout où il est passé, Ousmane Sonko a fait salle comble. Des milliers de personnes sont venues voir, écouter et soutenir ce grand échalas qui, en quelques mois, est devenu la nouvelle star de la politique sénégalaise. À la tribune, il a enchaîné ses habituelles punchlines : la lutte contre la corruption des élites, la souveraineté nationale mise à mal, les critiques acerbes contre Macky Sall. Tonnerre d’applaudissements, longue séance de selfies… Chaque fois, le public a été conquis.
Trouver des formules chocs, quitte à flirter avec le populisme. Les déclamer avec un style tranchant et les servir à la chaîne dans les médias et sur les réseaux sociaux, tel un vendeur ambulant distribuant ses cafés Touba un matin de grande affluence à Dakar… Voilà la recette du succès – pour l’instant fulgurant – d’Ousmane Sonko. Parmi la diaspora donc, mais aussi chez les cadres dakarois et les étudiants, souvent désireux de rompre avec la classe politique traditionnelle.
La comète Sonko
Depuis sa radiation de la fonction publique par décret présidentiel, en août 2016, pour « manquement au devoir de réserve », la comète Sonko a connu une accélération brutale. Élu député un an après avoir rendu son boubou d’inspecteur des impôts et domaines, il s’est imposé comme l’un des ténors de l’Assemblée nationale, jusqu’à être présenté comme l’un des adversaires les plus sérieux de Macky Sall pour la présidentielle du 24 février 2019.
Un statut qu’il doit en grande partie à l’absence annoncée des deux principaux opposants au chef de l’État sortant : Karim Wade, dont la candidature paraît inenvisageable au regard de ses déboires judiciaires, et Khalifa Sall, l’ancien maire de Dakar toujours incarcéré à Rebeuss.
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« La nature a horreur du vide, et il en a habilement profité, analyse le patron de presse dakarois Mamoudou Ibra Kane. Sonko, c’est un phénomène politique. Il sera la révélation de la prochaine présidentielle. » L’intéressé tempère et veille à ne pas paraître trop prétentieux, pour ne pas braquer ses éventuels alliés : « Seules les urnes diront si je suis le principal rival de Macky Sall. Plusieurs candidats ont bien plus d’expérience que moi. Quant à Karim Wade et Khalifa Sall, seul le Conseil constitutionnel pourra dire s’ils sont candidats ou non. »

Manifestation, le 29 novembre, à Dakar, de partisans de Khalifa Sall et Karim Wade, lesquels ne devraient pas pouvoir se présenter à la présidentielle. Un vide qui pourrait profiter à Sonko. © SEYLLOU/AFP
Du haut de ses 44 ans, cet amateur de documentaires animaliers abonné à la chaîne de télévision Nat Geo Wild n’a pas vraiment le profil type de l’homme politique sénégalais. Jamais élu avant de devenir député, il s’est fait connaître en jouant les lanceurs d’alerte et en dénonçant des fraudes fiscales alors qu’il travaillait au ministère des Finances.
Sa carrière de fonctionnaire, il assure l’avoir embrassée davantage par obligation que par choix. « Mon ambition était de poursuivre mes études pour obtenir l’agrégation de droit. Mais il a fallu que je trouve du travail pour soulager ma famille », raconte-t-il dans ses nouveaux locaux dakarois, en bordure de la voie de dégagement nord (VDN).
Poil à gratter
Après une maîtrise de droit puis un DEA à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, il intègre donc l’École nationale d’administration (ENA). Il sort major de sa promotion et choisit la filière des impôts et domaines, pensant que cette « administration technique [offrirait] davantage d’indépendance que d’autres postes plus politiques ».
La politique, pourtant, l’intéresse déjà. « Mais pas la politique politicienne, assure-t-il. Plutôt au sens originel : la gestion de la cité. » Régulièrement confronté à des faits de corruption dans les services qu’il contrôle, le jeune inspecteur est peu considéré, mal payé et subit de nombreuses pressions.
En 2008, j’ai été frappé par la pauvreté des discours et de la qualité de certains responsables de partis de l’opposition
Dans sa tête germe l’idée de monter un syndicat. Avec une poignée de collègues, il engage un bras de fer avec les autorités, qui voient d’un mauvais œil ce début de contestation dans un ministère stratégique. En 2005, le syndicat est créé. Il devient vite puissant et influent, tant le domaine des finances publiques est sensible.
Au fil des ans, Sonko prend de l’épaisseur. Il noue des contacts avec d’autres syndicats, des ONG, des organisations de la société civile. Devenu le poil à gratter du fisc, il participe aux assises de l’opposition, en 2008. « J’y ai été frappé par la pauvreté des discours et de la qualité de certains responsables de partis, raconte-t-il. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir à mon engagement politique. » Peaufinant sa doctrine, il planche sur ce qu’il considère comme le « vrai » combat à mener : la lutte pour la souveraineté du Sénégal.
La lutte contre la corruption, son cheval de bataille
En 2014, il fonde les Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef). À la manière d’un Donald Trump aux États-Unis ou d’une Marine Le Pen en France, il défend un « patriotisme économique », tout en prenant soin d’ajouter qu’il n’est pas « l’ennemi » des étrangers pour autant.

L'opposant Ousmane Sonko, lors d'un meeting du Pastef en août 2018. © DR / Pastef
« Il faut protéger nos intérêts, comme toutes les grandes puissances qui se développent. Notre pays a un potentiel extraordinaire, mais nous n’en tirons pas le plein bénéfice. » Parmi ses leitmotivs : sortir progressivement du franc CFA et mieux contrôler l’utilisation des ressources naturelles enfouies dans le sous-sol du Sénégal, à commencer par les gisements de pétrole et de gaz récemment découverts.
C’est grâce à ces gisements prometteurs qu’Ousmane Sonko se fait connaître du grand public, en 2016. Ou plutôt grâce aux accusations de corruption qu’il formule publiquement contre Macky Sall et son frère cadet, Aliou. Pendant plusieurs semaines, Sonko les attaque sur la gestion opaque de la manne pétrolière et gazière. « Macky Sall a livré le pays pieds et poings liés aux intérêts étrangers. Je l’accuse d’avoir sciemment violé la Constitution et le Code pétrolier », dénonce l’auteur de Pétrole et gaz au Sénégal – chronique d’une spoliation, ouvrage documenté qu’il a consacré à ces questions.
D’après lui, des proches de Macky Sall seraient impliqués dans de nombreuses affaires
Depuis cette première salve contre le Palais, qui lui a valu sa radiation, cet amateur d’arts martiaux multiplie les coups contre le chef de l’État. En continuant à frapper là où cela fait mal : la gouvernance et la « corruption endémique au sein de son clan ». D’après lui, des proches de Macky Sall seraient impliqués dans de nombreuses affaires (la gestion du Centre des œuvres universitaires de Dakar et du port autonome de la capitale, les détournements de timbres fiscaux…) pointées par l’Inspection générale d’État (IGE) ou l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) sans qu’aucune suite ait jamais été donnée ni aucune preuve apportée pour étayer ces accusations.
À l’approche de la présidentielle, l’ambitieux député se montre de plus en plus virulent. « Il faut arrêter de se raconter des histoires. Nous sommes un pays sous-développé et loin de l’émergence. Nous nous endettons pour nous offrir des infrastructures tape-à-l’œil, mais construire un TER alors que des femmes meurent encore en brousse pour aller accoucher, j’appelle cela de l’incompétence », lâche Sonko.
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Dans le camp présidentiel, c’est peu dire que le leader de Pastef commence à agacer. « Cet homme n’est rien d’autre qu’un agitateur démagogue, qui fait le buzz dans les médias et sur les réseaux sociaux, estime un proche collaborateur de Macky Sall. Il faut seulement le contrer sur son terrain, celui de la communication, en rétablissant les vérités avec lesquelles il s’arrange. »
Les partisans du pouvoir l’accusent aussi volontiers d’être radical ou extrémiste. Ils mettent en avant ses prises de position parfois limites et ses déclarations outrancières, comme lorsque, devant une petite assemblée, il avait affirmé en wolof que les hommes politiques sénégalais étaient « des criminels » et que « ceux qui ont dirigé le pays depuis le début mériteraient d’être fusillés » – la vidéo a été publiée mi-octobre sur internet.
Il assume son franc-parler, mais jure que ses propos ont été mal interprétés et accuse le pouvoir d’être derrière les critiques qui le visent. « Le ministre de l’Intérieur, Aly Ngouille Ndiaye, mobilise jour et nuit ses services de renseignement pour trouver la faille qui me fera tomber. Tantôt j’ai des comptes offshore, tantôt je suis un rebelle casamançais, tantôt je suis salafiste ! »
Menace ou grain de sable ?
Dans un État laïc, où les confréries sont omniprésentes et où la tolérance religieuse est âprement préservée, le radicalisme présumé de Sonko inquiète, et ses adversaires ne se privent pas de l’utiliser pour le décrédibiliser. Toutes sortes d’informations, difficilement vérifiables, entourent ce polygame assumé : ses épouses seraient voilées, il serait soutenu par des organisations salafistes sénégalaises, voire financé par d’obscurs réseaux du Golfe…
Face à ces accusations, dont il a bien compris qu’elles pouvaient lui coûter cher sur le plan électoral, Sonko s’indigne : « Ce débat est dangereux et contraire à notre Constitution. On n’interroge aucun autre candidat sur ses pratiques religieuses. Pourquoi le fait-on avec moi ? Oui, je suis musulman, mais je n’ai pas à développer davantage sur ce sujet. »

Le président Macky Sall en campagne pour le oui au référendum constitutionnel. Ici à Thiès, en 2016. © SEYLLOU/AFP
Sonko constitue-t-il une réelle menace pour Macky Sall ? « Jamais de la vie ! répond un proche du président. Sonko est une bulle médiatique qui ne pèse rien sur le terrain. Il n’a pas les moyens de nous inquiéter. Il suffit de regarder les chiffres des dernières législatives : nous avons récolté plus de 1,5 million de voix, et lui seulement 33 000 ! »
Il n’empêche. Sonko pourrait bien être le grain de sable qui viendra enrayer la machine électorale Benno Bokk Yakaar. En grappillant quelques pourcents, il pourrait compromettre cette victoire que Macky Sall rêve de s’offrir dès le premier tour. « Il constitue une nouvelle offre politique, qui pourrait attirer autant de curieux que d’opposants au régime », estime un vieux routier du Parti démocratique sénégalais (PDS). « Sonko a été très attaqué, cela a fait de lui une victime et a créé un vrai mouvement de sympathie à son égard, renchérit un proche de Khalifa Sall. Cela pourrait lui permettre de rallier à lui d’autres candidats. »
Sonko a fait moins de 1 % aux dernières législatives. Comment pourrait-il devenir président deux ans plus tard ?
« Cela dit, ajoute encore notre source au PDS, Sonko a fait moins de 1 % aux dernières législatives. Comment pourrait-il devenir président deux ans plus tard ? C’est impossible ! Il ne faut pas se leurrer : s’il en est là, c’est uniquement parce que Karim Wade et Khalifa Sall ont été neutralisés. Le PDS demeure le premier parti d’opposition et la clé du scrutin à venir est entre les mains d’Abdoulaye Wade. »
Reste, pour Sonko, à structurer un appareil partisan à la hauteur de ses ambitions. Il assure que Pastef est désormais présent dans toutes les circonscriptions électorales au Sénégal et à l’étranger. Avec son équipe, dont la plupart des membres n’ont jamais adhéré à un autre parti auparavant, il essaie d’imposer une nouvelle façon de s’engager en politique et rêve de mettre sur pied un réseau de militants bénévoles et désintéressés, seulement « guidés par le principe du don de soi au Sénégal ».
Il compte aussi beaucoup sur le financement participatif : tous les sympathisants sont appelés à mettre la main à la poche pour financer les activités de Pastef, à travers la campagne de levée de fonds Bokk Naa. À en croire Sonko, les dons affluent et plusieurs dizaines de milliers d’euros ont déjà été récoltées. « Cette méthode est inédite et totalement transparente. Les gens nous financent à hauteur de leurs moyens », s’enthousiasme-t-il.
Véritable ovni dans le paysage sénégalais, Sonko passera son premier vrai test électoral le 24 février prochain. Franchir la barre des 10 % à la présidentielle, alors qu’il était inconnu du grand public il y a trois ans, serait une performance notable. Et, pour ce Petit Poucet de la politique sénégalaise, un premier caillou semé sur le chemin de 2024.
Wade, un allié à ménager

Former Senegalese president Abdoulaye Wade leaves Dakar airport in an open top car on July 10, 2017, as he arrives from living abroad to lead the campaign for his Senegalese Democratic Party (PDS).Senegal kicked off campaigning on July 9 for parliamentary elections later this month, with a record number of candidates vying to weaken President Macky Sall -- including 91-year-old ex-leader Abdoulaye Wade. / AFP PHOTO / SEYLLOU © SEYLLOU/AFP
Ousmane Sonko dit échanger régulièrement au téléphone avec Abdoulaye Wade. Selon lui, l’ex-président et secrétaire général du PDS « apprécie [son] action politique » et lui prodigue des conseils qu’il « écoute attentivement ». Chaque camp est conscient qu’il pourrait avoir besoin de l’autre en cas de second tour face à Macky Sall. « Nous nous caressons dans le sens du poil », résume un proche de Wade.