Depuis trois ans, le fil du dialogue entre opérateurs et régulateurs de télécoms n’a jamais semblé aussi fragile. Dernier signe de cette incompréhension grandissante, la fermeture début décembre par Niamey des bureaux d’Orange et d’Airtel pour non-paiement d’impôt et de taxes représentant respectivement 22 milliards de F CFA (33 millions d’euros) pour le premier et 62 milliards de F CFA pour le second. Airtel, leader du marché local, juge la requête stupéfiante. Elle représente 70 % de ses revenus annuels dans le pays. Orange Niger, son challenger, affirme, lui, que sa filiale est menacée par cette décision disproportionnée.
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Au Nigeria, le torchon brûle également entre le sud-africain MTN, premier opérateur du pays, et Abuja. Fin août 2018, la Banque centrale du Nigeria a reproché à la compagnie d’avoir rapatrié illégalement 7 milliards d’euros entre 2007 et 2015, demandant un retour immédiat de la somme dans ses coffres. Jamais un tel montant n’avait jusque-là été réclamé à un opérateur. À Johannesburg, le cours de MTN a immédiatement décroché de 23 %.
La chute a été d’autant plus forte qu’en 2015 la compagnie avait déjà été frappée au Nigeria par une amende de 1,6 milliard d’euros. La direction générale de la filiale locale du sud-africain négocie actuellement pied à pied pour faire annuler le rapatriement au Nigeria des 7 milliards d’euros, mais aussi un redressement fiscal de 1,7 milliard d’euros réclamé en septembre par le procureur général nigérian.
En 2017, pas moins de 19 procédures de sanctions ont été dénombrées dans les 20 marchés subsahariens les plus importants
Multiplication des sanctions
« Le conflit opérateurs-régulateurs s’est aggravé sur le continent. Cela se voit autant sur les montants des amendes, en forte progression, que sur la fréquence avec laquelle ces sanctions sont décidées [voir graphique ci-contre] », estime le Camerounais Guy Zibi, fondateur du cabinet Xalam Analytics, auteur d’une étude sur le sujet analysant la période 2011-2017. Celle-ci dénombre l’an dernier pas moins de dix-neuf procédures de sanctions dans les vingt marchés subsahariens les plus importants, alors qu’il n’y en avait que sept en 2016 et trois en 2015. « L’année 2018 sera au moins aussi chargée en la matière », pronostique Guy Zibi, qui rappelle, outre les cas du Niger et du Nigeria, ceux de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Mali et du Sénégal, où des amendes ont également été annoncées par les régulateurs ces derniers mois.
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Pour le spécialiste de Xalam Analytics, cette multiplication des sanctions, nouvelles taxes et redressements fiscaux en tous genres s’explique par un cercle vicieux qui s’est peu à peu mis en place. « Les revenus des opérateurs de télécoms ont commencé à se tasser voilà cinq ans, avec les 100 % du taux de pénétration de la téléphonie mobile atteints dans la population, et la baisse des revenus issus des appels vocaux, notamment à l’international, court-circuités par des services de communication par internet tels que WhatsApp.
De ce fait, les taxes récoltées par les États au titre du secteur se sont elles aussi tassées, et ce au moment même où les caisses publiques étaient dans le rouge, en raison de la chute des cours des matières premières, pétrole en tête, explique-t-il. Or, pour obtenir de nouvelles licences 3G et 4G, les opérateurs avaient souvent signé des cahiers des charges contraignants en matière de qualité de service, rarement respectés faute d’investissements suffisants, ce qui a laissé une brèche dans laquelle se sont engouffrés les régulateurs pour entamer des procédures et infliger des amendes. »
Un seuil psychologique a été franchi avec cette sanction, initialement d’un montant de 5 milliards d’euros
L’amende record à MTN, événement déclencheur
En situation financière parfois délicate, les opérateurs ont préféré risquer des sanctions plutôt que d’investir dans leurs infrastructures, notamment dans les zones rurales, jugées structurellement trop déficitaires. Et, confrontés à des amendes plus fortes que prévu, ils ont encore réduit leurs investissements, ce qui a aggravé la dégradation des réseaux.
Pour Guy Zibi, la première amende de MTN au Nigeria, de 1,6 milliard d’euros (pour non-déconnexion de 5,2 millions de lignes aux utilisateurs non identifiés), infligée en 2015 et payée en 2016 et en 2017, a été un événement déclencheur pour d’autres régulateurs sur le continent, du fait de son montant très important.
Dans un nombre croissant de cas, ce sont clairement les politiques qui sont à la manœuvre, et non les régulateurs
« Un seuil psychologique a été franchi avec cette sanction, initialement d’un montant de 5 milliards d’euros. De nombreux dirigeants politiques des pays voisins se sont imaginé que les opérateurs de télécoms étaient encore des vaches à lait qu’on pouvait ponctionner, comme au temps du boom de la téléphonie mobile dans les années 2000. Et ils ont mis la pression sur leurs régulateurs, peu indépendants, pour qu’ils passent à l’acte, notamment après une alternance politique », analyse un spécialiste d’une institution financière internationale. « Dans un nombre croissant de cas, ce sont clairement les politiques qui sont à la manœuvre, et non les régulateurs, ainsi qu’on l’observe au Nigeria », observe Guy Zibi.
Des États africains sans autre choix ?
Du côté des États africains, on explique ne pas avoir d’autre choix que de sanctionner les opérateurs, même de manière abrupte, faute d’une véritable transparence en matière de qualité de service, de revenus et de profitabilité des opérateurs. « Le régulateur est obligé de lancer un sac d’accusations pour obtenir un sachet de vérités ! » estime Abdoul Aziz Mbaye, conseiller TIC du président sénégalais Macky Sall.
Les opérateurs nous disent qu’ils sont au bord de la faillite pour obtenir une diminution du prix des licences 4G. Mais le régulateur n’a pas à les croire sur parole !
« Les opérateurs se plaignent, nous disent qu’ils sont au bord de la faillite pour obtenir une diminution du prix des licences 4G. Mais le régulateur n’a pas à les croire sur parole ! Cette opacité sur leur profitabilité empire avec l’avènement de la banque et de la multiplication des autres services payants sur mobile sur lesquels nous sommes dans un flou complet, avec des bénéfices souvent domiciliés à l’étranger », regrette encore le responsable sénégalais.
« Il existe une forte asymétrie d’informations entre les autorités publiques et les acteurs privés, reconnaît Michel Rogy, responsable de la Banque mondiale chargé de l’appui au développement digital pour l’Afrique et le Moyen-Orient. Les opérateurs de télécoms ne partagent pas toujours des informations pourtant essentielles sur l’évolution du secteur, tels que leurs cartes de couverture, avec les coordonnées GPS précises de leurs sites, leurs chiffres d’affaires et les bénéfices réalisés par pays », note-t-il.
De la nécessité d’un système fiscal et réglementaire stable
Trop négligents par le passé sur leurs obligations réglementaires, les opérateurs sont désormais beaucoup plus sensibles à ces questions et tentent d’entamer un dialogue plus constructif avec les autorités de régulation, pour éviter des sanctions extrêmement lourdes.
« Il faut reconnaître que nous avons encore du travail pour convaincre les autorités politiques qu’il faut un système fiscal et réglementaire stable et équilibré », admettait début novembre Alioune Ndiaye, le patron Afrique et Moyen-Orient d’Orange. De l’avis des spécialistes interrogés, les fortes amendes ne mettront pas véritablement en danger les plus grands opérateurs panafricains – dont MTN, Orange et Vodacom. En revanche, certains de plus petite taille n’ayant pas assez investi pour offrir une meilleure qualité de service pourraient être mis en grande difficulté. « Cela pourrait entraîner une accélération de la concentration du secteur qui aura, sur le long terme, un effet bénéfique sur l’amélioration des performances des réseaux profitables aux clients de la téléphonie mobile », estime Guy Zibi.