RDC – Denis Mukwege : « Depuis deux ans, nos gouvernants défient le peuple »

Récompensé par le prix Nobel de la paix, « l’homme qui répare les femmes » milite pour la fin des violences dans l’Est et dit ne pas croire à la transparence des élections du 23 décembre.

À Paris, 
le 10 mars 2016. © Bruno Levy pour JA

À Paris, le 10 mars 2016. © Bruno Levy pour JA

Publié le 14 octobre 2018 Lecture : 9 minutes.

Le téléphone de son assistant n’arrête pas de sonner. Des médias du monde entier tentent de décrocher un entretien avec l’« homme qui répare les femmes » violées dans l’est de la RD Congo. « Au moins 150 personnes attendent un créneau », nous souffle-t-on avant de nous donner le feu vert. Le 5 octobre, le gynécologue-obstétricien congolais Denis Mukwege a reçu le prix Nobel de la paix aux côtés de l’Irakienne Nadia Murad. « Ma vie n’a pas beaucoup changé », assure-t-il à l’autre bout du fil, depuis Bukavu, cette ville qui l’a vu naître en 1955 et où il a fondé l’hôpital Panzi à la fin des années 1990.

>>> À LIRE – Prix Nobel de la paix à Denis Mukwege, la consécration d’un médecin engagé

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On le sent tout de même fatigué, la voix fébrile. Mais les convictions de cet homme, devenu au fil des ans l’un des principaux détracteurs du président Joseph Kabila, sont restées intactes.

Nous l’avions rencontré une première fois il y a cinq ans, à Paris. À l’époque, le docteur Mukwege, qui avait échappé, un soir d’octobre 2012, à une tentative d’assassinat à Bukavu, nous confiait déjà sa lassitude quant à l’impasse dans laquelle se trouvait son pays. Il nous avait dit qu’il opérait à Panzi des jeunes filles violées elles-mêmes nées du viol. « Il n’est plus temps de s’indigner, il est temps d’agir », martelait-il alors.

Le Parlement européen ne lui avait pas encore décerné son prix Sakharov (il le fera en 2014), le réalisateur belge Thierry Michel ne lui avait pas encore consacré un documentaire (L’Homme qui répare les femmes. La colère d’Hippocrate, sorti en 2015), mais déjà Denis Mukwege accusait Kinshasa de ne rien faire, ni pour protéger les populations ni pour mettre fin à la multiplication des groupes armés dans l’est du pays. Aujourd’hui nobélisé, Mukwege ne compte pas se taire. Bien au contraire.

Jeune Afrique : Vous aviez plusieurs fois été pressenti pour le Nobel de la paix. Vous attendiez-vous à l’obtenir cette année ?

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Denis Mukwege : Je n’en ai jamais fait mon objectif. J’ai travaillé pour restaurer la dignité des femmes. En RD Congo tout d’abord, mais aussi dans d’autres pays, puisque je suis maintenant sollicité en Guinée, en Centrafrique et même en Irak. Je me suis investi pour cette partie de notre humanité qui souffre, sans jamais me préoccuper d’une quelconque récompense.

Que représente ce prix pour vous ?

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C’est d’abord une reconnaissance des souffrances des victimes de violences sexuelles dans les conflits, et cela me touche énormément. Nous pouvons désormais espérer que les femmes obtiendront une réparation juste. Au Congo, beaucoup d’entre elles ont porté plainte et même gagné des procès, mais elles n’ont jamais obtenu réparation. Celle-ci n’est pas forcément individuelle ou matérielle, elle peut aussi être d’ordre moral et symbolique. Rendre justice à ces femmes, ce pourrait être construire des écoles pour leurs enfants, des monuments pour que personne n’oublie ce qui s’est passé et que cela ne se reproduise pas.

À travers ce Nobel, la communauté internationale montre aussi qu’elle veut abolir l’usage du viol comme arme de guerre. Le viol, c’est une arme redoutable qui détruit la personne, la famille, la communauté et la nation, et, aujourd’hui encore, des individus gagnent des guerres en imposant à leurs pseudo-ennemis un terrorisme sexuel inacceptable.

Pour les Congolais, ce Nobel sonne aussi comme un rappel de tout ce qui ne va pas dans leur pays depuis plus de deux décennies…

C’est sûr. Me donner ce prix dans le contexte actuel, c’est aussi une manière d’interpeller les Congolais. Maintenant, il va falloir qu’ils se l’approprient et travaillent main dans la main pour imposer une paix durable dans le pays.

Fin 2011, Kwinanika Ngerina, Abiya Gil et Nakambululo Torina ont été violées par plusieurs miliciens. « Il faut rendre justice à ces femmes », insiste Mukwege. © GWENN DUBOURTHOUMIEU

Fin 2011, Kwinanika Ngerina, Abiya Gil et Nakambululo Torina ont été violées par plusieurs miliciens. « Il faut rendre justice à ces femmes », insiste Mukwege. © GWENN DUBOURTHOUMIEU

On ne peut pas perdre notre temps à discuter d’une réalité que certains veulent escamoter pour nier la souffrance des Congolaises

L’hôpital Panzi, à Bukavu, c’est « 50 000 femmes réparées en vingt ans », répète-t-on souvent. Mais vos détracteurs et certains médias estiment que ces chiffres sont exagérés. Que vous inspirent ces critiques ?

J’ai toujours refusé d’entrer dans ces débats, que je considère comme infondés. À l’hôpital Panzi, nous réalisons des publications scientifiques. Que celui qui voudrait nous contredire publie une thèse contraire ! Et puis on ne peut pas perdre notre temps à discuter d’une réalité que certains veulent escamoter pour nier la souffrance des Congolaises.

Je n’ai aucun intérêt à gonfler ces chiffres. J’ai les dossiers des 50 000 personnes que j’ai soignées à Panzi, avec les noms, les villages d’origine et, chaque fois, le lieu du viol… Qui détient ceux des 6 millions de personnes mortes durant les première et deuxième guerres du Congo ?

Des personnalités du monde entier vous ont appelé pour vous féliciter. Le président Joseph Kabila aussi ?

Celui qui croit que ce prix Nobel de la paix est utile m’a félicité, celui qui pense qu’il ne l’est pas ne l’a pas fait. Mais je n’en veux à personne : chacun est libre de ses choix.

Qu’allez-vous faire maintenant ?

Ce que j’ai toujours fait : soigner celles et ceux qui en ont besoin. Et, partout, je continuerai à dire qu’il faut que la paix revienne en RD Congo. Comment parler de développement quand, dans certaines provinces, une femme qui va au marché, aux champs ou puiser de l’eau court le risque d’être violée ? Quand des civils sont assassinés à Beni ou à Bukavu ? Commençons par reconnaître que nous avons un problème dans ce pays. J’ai l’habitude de raconter l’histoire de cette femme de Fizi à qui j’ai un jour demandé ce que je pouvais faire pour elle. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas besoin d’aide, qu’elle était capable de cultiver, de pêcher et de travailler dur pour gagner sa vie. Que la paix était la seule chose dont elle avait besoin.

Des élections doivent avoir lieu le 23 décembre, mais vous avez plusieurs fois dit que ce scrutin n’était pas la solution. Vous militiez en faveur d’une transition à laquelle ne participerait pas Joseph Kabila. Avez-vous changé d’avis, maintenant que les élections approchent ?

Non, ma position n’a pas varié. Nous pouvons bien tourner autour du pot, mais ce que nous sommes en train de faire n’est pas constitutionnel. Le second mandat de Joseph Kabila est arrivé à son terme en décembre 2016. Depuis deux ans, nos gouvernants défient le peuple.

>>> À LIRE – Prix Nobel décerné à Mukwege : ce qu’en pense vraiment le camp Kabila

Mais l’accord de la Saint-Sylvestre, conclu fin 2016 avec l’opposition, a accordé un délai supplémentaire aux institutions en place…

Moi, j’ai toujours soutenu le respect de la Constitution.

Et celle-ci aurait été violée par l’accord de la Saint-Sylvestre ?

Il ne faut pas me faire dire ce que je n’ai pas dit. Mais soyons honnêtes et souvenons-nous que le mandat du président de la République est de cinq ans, renouvelable une seule fois. La Constitution est très claire sur ce point.

Le prix Nobel de la paix décerné le vendredi 5 octobre 2018 à Denis Mukwege, à Oslo. © Fredrik Hagen/AP/SIPA

Le prix Nobel de la paix décerné le vendredi 5 octobre 2018 à Denis Mukwege, à Oslo. © Fredrik Hagen/AP/SIPA

Je ne suis pas candidat et encore moins membre de l’opposition. Mais je soutiens toutes les stratégies qui peuvent amener au retour de l’ordre constitutionnel

La classe politique vous paraît-elle capable de trouver une personnalité consensuelle à même de diriger la transition que vous appelez de vos vœux et d’organiser des élections crédibles ?

La question n’est pas de trouver un nom qui mette tout le monde d’accord, mais de respecter la Constitution. Et puis que croyez-vous qu’il va se passer après le 23 décembre ? Que la RD Congo va se réveiller avec un nouveau président que tout le monde va acclamer, alors même que certains candidats auront été exclus de la compétition sur des bases peu convaincantes ? Nous avons besoin d’une élection apaisée, transparente et crédible dont les résultats seront unanimement salués. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons construire une nation forte. C’est ça, mon rêve.

Mais les ambassadeurs du Conseil de sécurité, qui étaient à Kinshasa il y a peu, ne paraissent plus envisager cette transition…

Il faut que les gens s’habituent à écouter différents sons de cloche. Je respecte le point de vue du Conseil de sécurité. Le mien aussi doit être respecté, d’autant que je ne mène pas un combat pour ou contre quelqu’un. La RD Congo a besoin de construire une paix durable et cela passe par des élections crédibles, pas par l’exclusion d’untel ou untel. Pour le reste, je n’ai aucun pouvoir, et certainement pas celui d’organiser un scrutin. Mais, en tant que citoyen, j’ai le droit de m’exprimer sur ce qui se passe dans mon pays et je n’ai besoin du soutien de personne.

Quand vous parlez d’exclusion, vous faites allusion au fait que Jean-Pierre Bemba, Moïse Katumbi et Adolphe Muzito ne pourront pas se présenter ?

Je ne suis ni juriste ni juge, mais notre pays n’avait pas besoin de ça. Il nous faut de l’inclusivité, marcher main dans la main et regarder plus loin. Continuer avec des conflits interminables et des groupes armés qui poussent comme des champignons, c’est construire une RD Congo chaotique. Mon seul rêve, c’est la paix. Je veux m’occuper de femmes qui viennent accoucher et non plus essayer de réparer celles qui ont été détruites.

Ces candidats déclarés inéligibles et ceux qui sont restés dans la course cherchent un candidat commun. Sont-ils sur la bonne voie ?

Je ne participe pas à leurs réunions, je ne suis pas candidat et encore moins membre de l’opposition. Mais je soutiens toutes les stratégies qui peuvent amener au retour de l’ordre constitutionnel. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, si l’opposition en est à chercher un candidat unique, c’est parce qu’on a supprimé le second tour de la présidentielle. Si une multitude de candidats participent à un scrutin à un seul tour, on pourrait voir un président élu avec 10 % des suffrages ! C’est inquiétant. C’est donc une bonne chose si l’opposition peut trouver un candidat unique.

Bien que vous considériez les élections à venir comme biaisées ?

Oui. Je les encourage à aller jusqu’au bout. La politique de la chaise vide ne servira à rien.

Même si les opposants n’obtiennent pas gain de cause au sujet de la machine à voter, dont ils ne veulent pas, et du fichier électoral, qui comporterait des millions d’anomalies ? Pas de boycott ?

Je n’ai pas à décider pour eux, mais je sais que c’est un choix cornélien. Comme s’il fallait choisir entre la peste et le choléra. Ne pas aller aux élections suppose que le pays se retrouvera demain avec les mêmes acteurs, le même système, la même violence. Y aller avec la machine à voter et un fichier électoral corrompu, c’est risquer d’arriver aux mêmes résultats.

Et s’il se lançait en politique ?

Denis Mukwege lors de la remise de son prix Sakharov, en 2014. © Christian Lutz/AP/SIPA

Denis Mukwege lors de la remise de son prix Sakharov, en 2014. © Christian Lutz/AP/SIPA

L’hypothèse d’une transition sans le président sortant a depuis longtemps eu les faveurs de Denis Mukwege

Les opposants congolais ont peu soutenu l’idée d’une transition sans Kabila. En échange de quelques postes ministériels, beaucoup ont accepté le « glissement » du mandat du chef de l’État, arrivé à son terme fin 2016.

Deux ans plus tard, la tenue des élections présidentielle, législatives et provinciales fixées au 23 décembre 2018 n’est pas tout à fait certaine : l’opposition remet en question l’indépendance de la commission électorale, refuse la machine à voter, conteste le fichier électoral et l’exclusion de plusieurs personnalités de la course à la magistrature suprême… D’où la résurgence de l’hypothèse d’une transition sans le président sortant.

Cette option a depuis longtemps les faveurs de Denis Mukwege et, à Kinshasa, ses détracteurs l’ont accusé de nourrir des ambitions politiques. Le chirurgien le plus connu de la RD Congo s’en défend, mais l’un de ses proches confie : « Si le pays a besoin de lui, il sera prêt à le conduire vers des élections crédibles. »

Amitiés belges et françaises

Son « grand ami » Jacques Attali ne verrait pas ce scénario d’un mauvais œil. Les deux hommes en ont de nouveau discuté fin septembre à Paris, comme ils l’avaient fait, il y a un an, en marge de la première édition du Global Positive Forum, manifestation parrainée par l’économiste et écrivain français, proche du président Emmanuel Macron.

Mais n’y voyez aucune marque de soutien de Paris : Mukwege est « plus proche de Bruxelles », avance une source diplomatique française. Il entretient de bonnes relations avec plusieurs personnalités belges, dont Louis Michel, l’ancien commissaire européen au Développement.

Mais est-ce suffisant pour propulser l’homme de Panzi au Palais de la nation ? « C’est surtout une rêverie de plus de Didier Reynders [ministre belge des Affaires étrangères], tacle un lieutenant de Kabila. Après avoir rêvé que l’Angola ou le Rwanda enverraient des troupes pour nous renverser, il pousse Mukwege vers une voie sans issue. » Et de conclure : « S’il doit un jour y avoir une transition sans Kabila, nous n’accepterons jamais qu’elle soit conduite par le docteur Mukwege, encore moins par le cardinal Laurent Monsengwo. »

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