Côte d’Ivoire : coup de poker à Abidjan

En prononçant l’amnistie de 800 personnes deux jours avant sa rupture avec Henri Konan Bédié, le président Alassane Ouattara a créé la surprise. Et rebattu toutes les cartes du jeu politique.

Allocution télévisée du chef de l’État, le 6 août. © Thierry Gouegnon/REUTERS

Allocution télévisée du chef de l’État, le 6 août. © Thierry Gouegnon/REUTERS

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Publié le 13 août 2018 Lecture : 5 minutes.

Ni le claquement du champagne débouché chez les dirigeants de son parti, ni les complaintes des victimes de la crise ivoirienne ne sont parvenus à Simone Gbagbo. Entre lecture religieuse et ennui, cette soirée du lundi 6 août ressemble à beaucoup des 2 673 autres qui se sont écoulées depuis son arrestation, le 11 avril 2011. « Mais que se passe-t-il ? » lance-t-elle simplement à son fidèle avocat. Il est près de 21 heures, ce n’est pas une heure pour une visite. Me Dadjé vient d’arriver, essoufflé, devant la petite maison de l’école de gendarmerie d’Abidjan dans laquelle elle est emprisonnée. « Vous êtes libre ! » lui lâche-t-il simplement. « Elle était émue, mais elle n’a pas pleuré, confie-t-il. C’est une ancienne première dame, tout de même. »

Un peu plus tôt, le président Alassane Dramane Ouattara (ADO) est apparu sur les écrans de télévision. À la veille de la fête nationale, son ennemi de toujours a annoncé l’amnistie de la « dame de fer ivoirienne », comme de 800 personnes « poursuivies ou condamnées pour des crimes liés à la crise postélectorale ». Parmi eux figurent les anciens ministres de Laurent Gbagbo, Lida Kouassi et Assoa Adou, ainsi que Souleymane Kamaraté, alias Soul to Soul, le directeur de protocole de Guillaume Soro.

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Une rumeur de longue date

Le discours avait été enregistré peu après 18 heures, devant tout le gouvernement réuni en Conseil des ministres extraordinaire à la présidence. On a expédié quelques nominations, puis ADO a annoncé sa décision. Dans la salle, personne n’a moufté : chacun a alors compris que ce moment marquerait l’histoire récente de ce pays déchiré.

Si elle prend beaucoup d’Ivoiriens de court, la rumeur d’une amnistie était tenace depuis des années. Dès le lendemain de la crise postélectorale, ADO assure à ses visiteurs qu’il y songe, mais c’est en mars 2015 que l’hypothèse se renforce. Simone Gbagbo vient alors d’écoper de vingt ans de prison pour « complot contre l’autorité de l’État », au terme d’un procès rocambolesque et critiqué. À ses côtés, 82 prévenus comparaissaient, dont de nombreux caciques de son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), tous condamnés.

« Le président souhaitait prononcer cette amnistie après le référendum et les législatives de la fin 2016, assure aujourd’hui un ministre ivoirien. Mais début 2017, il a dû faire face à des imprévus : les mutineries à répétition, les conflits sociaux… » ADO remet donc cette annonce à plus tard et ne concède aucun assouplissement. Les manifestations des opposants, quasi systématiquement interdites, sont réprimées, et les comptes de la plupart des dirigeants du FPI restent gelés.

« C’est le bon moment »

Mais, en coulisses, les discussions s’intensifient. Au début de l’année 2018, ADO fait part de ses intentions à plusieurs interlocuteurs, notamment étrangers, comme François de Rugy, le président de l’Assemblée nationale française, qu’il reçoit à Abidjan fin février. Et, ces dernières semaines, les consultations se sont faites plus régulières, des émissaires du parti au pouvoir – Hamed Bakayoko, Mariatou Koné ou Adama Bictogo – affichant leur optimisme devant plusieurs personnalités du FPI. Fin juillet, la confidence est ébruitée : ADO a tranché.

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Seul un point reste en suspens : le sort réservé à Simone Gbagbo. C’est le plus symbolique, mais aussi le plus épineux. Plusieurs cadres du parti au pouvoir se prononcent contre sa libération. Mais leur opinion ne fait pas le poids face à la conviction de certains des plus proches du président : son ministre Hamed Bakayoko et, surtout, sa femme, Dominique Ouattara.

Le 6 août au matin, ceux qui savent se comptent sur les doigts d’une main : « son frère, Téné Birahima Ouattara, le premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, et Daniel Kablan Duncan, le vice-président », affirme le même ministre. « C’est le bon moment », expliquera simplement ADO à son gouvernement dans l’intimité de la salle du Conseil des ministres. Il honore ainsi la promesse faite au pape Benoît XVI lors de sa visite, en 2012. « Il voulait marquer l’histoire du pays. Il est très soucieux de l’héritage qu’il laissera derrière lui », explique un de ses proches.

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La réconciliation, point noir du bilan d’ADO

« C’est un banquier, quand il donne une chose, c’est pour en obtenir une autre en échange », lâche un des conseillers de Laurent Gbagbo, méfiant. L’ex-président toujours détenu dans les geôles de la Cour pénale internationale, d’anciens ministres en exil, d’autres en prison… ADO sait que la réconciliation est le point noir de son bilan. « Le climat était étouffant et explosif ces derniers temps », reconnaît un cadre du parti au pouvoir. D’autant que les critiques venues de l’étranger contre le régime s’étaient multipliées. En enterrant tout espoir de justice sur les heures sombres ivoiriennes, ADO se débarrasse ainsi des accusations contre une « justice des vainqueurs », alors qu’il se refuse toujours à juger les membres de son propre camp.

« Il a dribblé tout le monde et repris la main », jubile un cadre du Rassemblement des républicains (RDR). Car le « bon moment » pour ADO était celui où il semblait le plus isolé depuis son accession au pouvoir. Incapable de contraindre son allié Henri Konan Bédié, le patron du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), de le rejoindre au sein d’un parti unifié, impuissant à maîtriser les ambitions de Guillaume Soro, le président sentait ses alliés lui échapper. À raison. Après une rencontre expéditive, Bédié a officiellement rompu le 8 août avec ADO et la coalition présidentielle, s’estimant désormais libre de constituer une nouvelle alliance. Selon nos informations, les discussions sont déjà très avancées entre le PDCI et d’autres partis politiques ainsi que des mouvements de la société civile.

D’une décision, il a rebattu toutes les cartes du jeu politique ivoirien, observe un diplomate européen

Sur un coup de poker risqué, ADO a ainsi abattu l’atout qu’il gardait précieusement dans son jeu depuis sept ans. « D’une décision, il a rebattu toutes les cartes du jeu politique ivoirien, observe un diplomate européen. Avec la libération de Soul to Soul, il prive Soro du principal prétexte de divorce. Avec celle de Simone Gbagbo, il remet le FPI en selle. Maintenant qu’ils ont retrouvé un leader, les pro-Gbagbo ont moins de raisons de se tourner vers Bédié. » En promettant, dans le même discours, une réforme de la Commission électorale, il devrait aussi mettre fin au boycott du FPI, peut-être dès les élections locales du 13 octobre, et plus sûrement pour la présidentielle de 2020. Aider ses ennemis lui permettra-t-il ainsi de se rapprocher de ses amis ?

Alors que la prochaine présidentielle cristallise les tensions, ADO a répété vouloir « transmettre le pouvoir à une nouvelle génération », comme s’il souhaitait écarter l’hypothèse d’un troisième mandat. Ceux contre lesquels il bataille pour le pouvoir depuis trente ans, Henri Konan Bédié et Simone Gbagbo, n’ont encore rien dit de leurs intentions.

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