L’événement aurait dû marquer le début d’un âge d’or : Ennahdha, premier parti représenté au Parlement, a largement remporté les municipales du 6 mai dernier. La formation évite pourtant de parader. Ayant perdu plus de la moitié de son électorat depuis 2011 – 1,2 million de voix aux législatives de 2012, contre 500 000 aux municipales, en 2018 –, elle sait devoir son succès, tout relatif, à une crise politique persistante. Un plus grand péril menace le parti de Rached Ghannouchi : la perte progressive de ses appuis internationaux.
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Depuis l’éviction des Frères musulmans d’Égypte, en 2013, Ennahdha craint de subir le même sort. Et s’est donc empressée de prendre ses distances avec la confrérie de l’internationale islamiste. Sur le plan intérieur, le parti a préféré rendre les rênes du pouvoir, qu’il détenait jusqu’en 2014, et s’abriter derrière les accords de Carthage, qui lui permettent de peser sur les décisions sans en endosser la responsabilité. Le temps de chercher de nouvelles marques et de se construire une nouvelle image. Ennahdha assure aujourd’hui avoir opéré une « sortie de l’islam politique », un aggiornamento qui exclut la prédication religieuse de sa démarche. « C’est l’équivalent des partis chrétiens démocrates en Italie », explique l’ancien président de la République Moncef Marzouki.
Lobbying international
La mutation peine à convaincre tant il faudra du temps pour se défaire des scories du passé – les attentats de 1987 à Monastir et à Sousse, plus récemment les accointances affichées avec le Qatar et la Turquie, les liens avec des milices jihadistes libyennes.
Souvent citée comme exemple d’un islam adaptable à la démocratie, la formation se trouve au cœur d’une polémique quand, filmé à son insu en 2012, Rached Ghannouchi assume ses relations avec les salafistes – « nos enfants », dira-t-il plus tard en conférence de presse.
L’administration Trump n’a pas oublié l’attaque de l’ambassade américaine par des salafistes à Tunis, en 2012
Ennahdha prend soin, depuis, de lisser son discours. Car le renversement des équilibres géopolitiques lui a coûté. Alors qu’Ennahdha comptait des soutiens américains au plus haut niveau grâce au sénateur John McCain et à l’Américano-Tunisien Radhouane Masmoudi, fondateur et directeur du Centre de l’islam et de la démocratie (CID), l’avènement de Donald Trump bouleverse la donne. Son administration n’a pas oublié l’attaque de l’ambassade américaine par des salafistes à Tunis, en 2012. Résultat : la sous-commission de la sécurité nationale du Congrès classe Ennahdha comme organisation affiliée aux Frères musulmans, eux-mêmes considérés par le Congrès comme un groupe terroriste, depuis 2015. Un vote en plénière doit ratifier cette proposition en septembre.
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Côté européen, ce n’est guère mieux. En février 2017, le Parlement a inscrit la Tunisie parmi les pays défaillants en matière de financement du terrorisme. S’expliquant sur cette décision, l’ambassadeur de l’Union européenne (UE) à Tunis, Patrice Bergamini, évoque Ennahdha comme le « parti des Frères musulmans ». Indignation des dirigeants nahdhaouis, qui s’emploient depuis 2014 à ériger une muraille entre eux et les mouvements extrémistes. Pour y parvenir, la formation s’est offert les services de Burson-Marsteller (voir encadré en bas), agence américaine de gestion de crise et de lobbying international.

Rached Ghannouchi, leader historique du parti Ennahdha. © Benjamin Girette/AP/SIPA
Aide américaine
Le contrat a été conclu pour un montant de 18 millions de dollars via le bureau à Londres d’Ennahdha. La prestation vise à « assister le mouvement dans ses activités de sensibilisation des médias et à soigner ses relations publiques aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays ».
Ennahdha, devenue très sourcilleuse, réclame désormais d’être qualifiée de parti « musulman démocrate » et non « islamiste »
L’agence recommande d’insister sur le fait que la formation a été « élue démocratiquement au suffrage universel » et a adopté « la Constitution la plus progressiste du monde arabe ». Ennahdha, devenue très sourcilleuse, réclame désormais d’être qualifiée de parti « musulman démocrate » et non « islamiste », terme jugé « trompeur et dommageable ».
Ennahdha profite de la position de la Tunisie, considérée comme un laboratoire démocratique et un enjeu stratégique à l’échelle régionale. Mais, là aussi, les alliés d’antan semblent prendre leurs distances. En Libye, le maréchal Khalifa Haftar a singulièrement affaibli les islamistes. Le Qatar, pièce maîtresse du soft power frériste, s’est mis en retrait depuis l’embargo émirato-saoudien. Les dissensions entre les États-Unis et l’Europe soufflent aussi des vents contraires.
Dans ce rééquilibrage des forces, Ennahdha fait profil bas et se raccroche à la Turquie d’Erdogan, citée comme exemple de réussite économique. Le parti s’est même inspiré des supports de campagne de l’AKP pour les législatives tunisiennes de 2014. Mais la pertinence du modèle turc est remise en question depuis le virage autoritaire d’Erdogan, consécutif au coup d’État raté.
Le test de la Colibe
Au Maghreb aussi, Ennahdha est isolée. Sans lien particulier avec le Parti de la justice et du développement (PJD) marocain, le parti est en butte à l’hostilité algérienne. Quant à l’Algérie, sa position vis-à-vis du mouvement n’a pas varié. En 2014, Abdelaziz Bouteflika avait même fait savoir à Rached Ghannouchi que son pays empêcherait par tous les moyens l’installation d’un président islamiste à ses frontières. Perplexe, Ghannouchi avait demandé des éclaircissements. « Par tous les moyens », s’était contenté de répéter Bouteflika. Les attentats de juillet dans le Nord-Est, la présence de terroristes dans la zone frontalière et la poussée salafiste dans le pays ne sont pas pour assouplir la position d’Alger.

Le président tunisien, Béji Caid Essebsi, et le patron du parti islamiste, Ennahda, Rached Ghannouchi, le 20 mai 2016. © Hassene Dridi/AP/SIPA
Avec une donne géopolitique défavorable, Ennahdha n’a d’autre choix que de renforcer ses alliances internes pour pallier sa vulnérabilité. L’accord passé avec le président Béji Caïd Essebsi a volé en éclats. La déclaration télévisée de ce dernier en juillet – « Je peux compter sur mes relations internationales » – a été perçue comme une menace. Ennahdha s’est rabattue depuis sur le Premier ministre Youssef Chahed.
Les débats internes à venir sur le rapport Colibe confirmeront, ou non, le poids de l’idéologie religieuse d’Ennahdha
Le parti doit aussi composer avec ses fissures internes. Sa base, insatisfaite, estime qu’Ennahdha aurait pu profiter de la déconfiture de son rival, Nidaa Tounes, pour prendre le pouvoir. Le conseil consultatif (la « choura ») et le bureau exécutif peinent à masquer leurs divergences stratégiques. Quand les dirigeants aspirent à se montrer plus ouverts sur les questions sociétales, la très conservatrice choura leur oppose la charia. Un obstacle à la mue du parti. Les débats internes à venir sur le projet sur les libertés individuelles et l’égalité, promu par Béji Caïd Essebsi, confirmeront, ou non, le poids de l’idéologie religieuse d’Ennahdha.
Un test clé pour l’opinion internationale. Le dilemme est simple : contrarier les militants ou apparaître antidémocrate. Risqué, dans les deux cas, à l’horizon des législatives et de la présidentielle de 2019.
Une agence à la rescousse
L’américaine Burson-Masteller est spécialisée dans les relations publiques, la communication de crise et le lobbying politique. Elle compte plus de 2 500 consultants répartis sur six continents, 110 pays et 157 bureaux. « Au Moyen-Orient, l’Égypte est un marché important, autant que l’Arabie saoudite et Dubaï », rappelle son rapport d’activité 2016.
L’agence affiche un catalogue d’interventions impressionnant : les rapports commerciaux Roumanie-USA (1970), l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island (1979), l’intoxication au Tylenol pour le compte de Johnson & Johnson (1982), l’image des droits de l’homme en Argentine (1976-1983), la catastrophe de Bhopal (1984), la préparation des Jeux olympiques de Séoul (1988), la gestion de la crise post-massacre du Timor oriental en Indonésie (1992-1998) et plus récemment, en 2015, l’image du tourisme jamaïcain, le crash de Metrojet en Égypte et celui de la Germanwings en France.