C’est une bataille que les griots racontent depuis près de huit cents ans. Un moment épique qui marque la création de l’empire du Mali. Et le nom de la dernière création du Burkinabè Serge Aimé Coulibaly : Kirina. Pour ce spectacle généreux, présenté pour la première fois au festival de Marseille, le 29 juin dernier, le chorégraphe a rassemblé un casting impressionnant : Rokia Traoré (à la création musicale), Felwine Sarr (pour le livret), neuf danseurs, six musiciens, un parolier et quarante figurants !
Jan Goossens, directeur du festival, promettait un « Austerlitz africain du XIIIe siècle »… mais ceux qui s’attendaient à une retranscription scolaire de la bataille qui opposa, en 1235, l’armée du terrible roi sosso Soumaoro Kanté et les troupes rassemblées par Soundjata Keïta, en ont été pour leurs frais. On pouvait se douter qu’après Nuit blanche à Ouagadougou, spectacle prémonitoire sur la révolte burkinabè, et Kalakuta Republik, création autour de la vie du sulfureux Fela, Serge Aimé Coulibaly continuerait dans une voie très politique, très poétique et très actuelle. Voici donc un spectacle tout en allusions et métaphores, qui parle autant des drames et des héros d’hier que de ceux d’aujourd’hui, et qui est amené à beaucoup tourner en Europe et en Afrique.
L’Afrique de l’Ouest, d’où partent beaucoup de migrants, a eu une grande histoire. Et la bataille de Kirina, fondatrice de l’empire malien, permettait de l’évoquer
Jeune Afrique : Comment vous est venue l’envie de travailler autour de la bataille de Kirina ?
Serge Aimé Coulibaly : C’était il y a trois ans environ. On parlait déjà des migrants, de masses humaines en marche venues de Syrie, d’Irak… Je me faisais la réflexion que ces pays, avant de sombrer, ont abrité de grandes civilisations (NDLR : sumérienne, assyrienne, akkadienne, arabo-musulmane…) culturelles, économiques, qu’elles ont fait avancer le monde. L’Afrique de l’Ouest, d’où partent aussi beaucoup de migrants, a également eu une grande histoire. Et la bataille de Kirina, fondatrice de l’empire malien, permettait de l’évoquer.
Mais on peut tout à fait voir votre spectacle sans repérer de références à cette bataille…
Je ne voulais pas raconter l’épopée mandingue mais en retirer les éléments symboliques qui continuent de me parler aujourd’hui. Par exemple, on dit que Soundjata marchait à quatre pattes jusqu’à ses 10 ans. Je me suis servi de ça pour créer un solo dans lequel mon danseur tombe et se relève encore et encore. C’est un message à la jeunesse qu’on renvoie constamment à l’échec : Dieu ne fait qu’ébaucher l’homme, c’est sur terre que l’on se réalise. Il n’y a pas de fatalité, il faut partir de soi, de sa force physique, de sa volonté, pour se relancer.

Serge Aimé Coulibaly en répétition au cloître des Célestins, pendant le festival d’Avignon. © Sophie Garcia/hanslucas.com
On a trop longtemps parlé pour nous. C’est à nous-mêmes, en tant qu’Africains, de nous raconter
On reconnaît aussi la mère de Soundjata, bossue.
Ce personnage difforme est le point de départ d’un autre solo, de la danseuse Marion Alzieu… à travers cette femme rejetée par tous, je veux parler de la violence gratuite à l’égard de ceux qui sont différents. Quelle que soit leur différence : physique, ethnique… Je pense par exemple aux migrants zimbabwéens lynchés en Afrique du Sud. Mais à beaucoup d’autres persécutions qui ne sont pas réservées au continent africain.
Au fil de vos spectacles, vous avez évoqué Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Kwame Nkrumah, Nelson Mandela, Fela, aujourd’hui Soundjata Keïta… pourquoi cet attachement aux grandes figures africaines ?
Parce que si l’on s’arrête à l’histoire et à l’actualité africaines telles qu’elles sont généralement présentées, on a le sentiment que l’Afrique n’est peuplée que de footballeurs, de dictateurs et de stars de la chanson. On a trop longtemps parlé pour nous. C’est à nous-mêmes, en tant qu’Africains, de nous raconter. L’entreprise est d’autant plus compliquée que les colons ont cherché à effacer ou à salir notre mémoire. Je fais par exemple une référence discrète à la ville fortifiée de Sikasso, que ses défenseurs réussirent à tenir longtemps contre les troupes coloniales françaises en 1898… une page de l’histoire de la résistance africaine que beaucoup ont oubliée.
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Tous vos spectacles sont-ils politiques ?
Je suis aujourd’hui à un endroit privilégié qui me permet de capter des financements… je ne peux pas les gaspiller pour autre chose que de la politique. L’autre ambition, c’est de commencer à écrire l’histoire de la danse africaine. Dans le monde du ballet, aujourd’hui, l’Afrique n’existe pas. Nous n’avons pas d’équivalent à Giselle ou Casse-Noisette. Et, au fond, c’est comme si nous n’avions pas participé à construire cet imaginaire du corps. C’est aussi pour ça que j’ai demandé un livret à Felwine Sarr. Pour qu’un texte reste, qui puisse inspirer d’autres créateurs après nous.
Que vous inspire la situation politique au Burkina ?
Une grande frustration. On a sacrifié des vies avec l’insurrection, on a cru à un moment que l’on pourrait passer vraiment à autre chose. Mais le système sert toujours la même petite élite déconnectée du peuple, qui a soutenu Blaise Compaoré quasiment jusqu’au bout.
Pour commencer nous jouerons Kirina aux Récréâtrales, à Ouagadougou
Kirina sera-t-il présenté en Afrique ? Est-ce compliqué de tourner sur le continent ?
Nous le jouerons pour commencer aux Récréâtrales, à Ouagadougou. Et oui, c’est compliqué. C’est moi qui dois trouver l’argent pour le transport, le logement, les cachets des artistes… Je le fais par patriotisme.
Les autorités ne s’impliquent pas assez pour la culture ?
Quand on joue en Afrique, on invite toujours les ministères… On doit souvent négocier avec eux pour qu’ils consentent à venir voir notre spectacle, comme s’ils nous faisaient une faveur !
Je fais des clins d’œil aux pas des danseurs korédugaw
Et en Europe, vous êtes constamment renvoyé à votre statut d’artiste « africain »… C’est lassant ?
C’est très pénible. Parce qu’on considère l’Afrique comme un grand tout… alors qu’il y a tellement de traditions différentes. Et l’on vient te voir pour compléter une programmation, parce qu’il faut bien y ajouter « un Africain »… Personnellement, je fais des clins d’œil aux pas des danseurs korédugaw, il y a même des acrobaties, dans le dernier spectacle, qui existent dans les formes traditionnelles. Mais cet héritage ne doit pas limiter.
Aujourd’hui, par exemple, je travaille sur l’instinct primaire humain et sa manifestation physique, sur la grimace, sur l’animal. Je cherche à enrichir la création contemporaine d’un nouveau vocabulaire et, au-delà, à porter un message. D’ailleurs, quand mes danseurs font des impros, je leur dis de manière provocatrice : « La danse ne m’intéresse pas, c’est ce que tu as à dire qui m’intéresse. »
Rokia Traoré, sœur de son
La chanteuse malienne a beaucoup à partager avec le chorégraphe burkinabè. Un regard critique sur la situation politique du continent, un lieu de création en Afrique de l’ouest (à Bamako pour Rokia Traoré, à Bobo-Dioulasso pour Serge Aimé Coulibaly) et le désir de travailler sur l’histoire africaine.

Rokia Traoré lors de son arrivée au festival de Cannes en 2015. © Vianney Le Caer/AP/SIPA
« Pendant et après la colonisation, le système de transmission orale, régi par des règles strictes, a été sérieusement perturbé, regrette la chanteuse. L’histoire africaine n’a pas été écrite par les Africains, et cela pèse encore lourdement sur notre capacité à avancer. »
Une nouvelle génération d’intellectuels
L’artiste se félicite qu’une nouvelle génération d’intellectuels (Felwine Sarr, Achille Mbembe…) porte aujourd’hui un regard sur le passé, le présent et l’avenir du continent. « Notre génération n’a pas vécu la colonisation, elle est peut-être moins fataliste. Nous sommes moins dans la revendication que dans la recherche de solutions », estime-t-elle.
Elle était d’autant plus intéressée par le projet de Kirina qu’elle travaille depuis longtemps sur la musique mandingue et a pris le temps de gagner la confiance de griots pour mieux comprendre leur activité. Mais si certaines de ses paroles – en bambara – font référence au parcours légendaire de Soundjata Keïta, la musique cherche « à raconter quelque chose d’une Afrique d’aujourd’hui ». Le balafon se mêle à un trio de power pop – basse, batterie, guitare électrique jouant souvent sur les effets de saturation – pour traduire l’épopée mandingue dans une langue intemporelle et universelle.