Burkina Faso : dans la tête de Roch Kaboré

Roch Kaboré, le chef de l’État burkinabè, a accepté de revenir pour JA sur sa première moitié de mandat marquée par d’importants défis sociaux, économiques et sécuritaires. Mais aussi de se projeter sur le chemin qu’il reste à parcourir.

Meeting de campagne au stade du 4-Août, à Ouagadougou, en novembre 2015. © ISSOUF SANOGO/AFP

Meeting de campagne au stade du 4-Août, à Ouagadougou, en novembre 2015. © ISSOUF SANOGO/AFP

MARWANE-BEN-YAHMED_2024

Publié le 2 juillet 2018 Lecture : 10 minutes.

Ouaga, mi-juin. Difficile de ne pas ressentir la crainte de nouveaux attentats. Dès l’arrivée à l’aéroport, les mesures prises par le gouvernement – multiples fouilles et vérifications des documents d’identité, portiques de sécurité, bagages passés aux rayons X – s’imposent à tous, y compris aux VIP qui passent par le salon d’honneur. Idem un peu partout en ville, dans les restaurants fréquentés par les expatriés ou les touristes, et évidemment dans les hôtels. Ceux qui ont connu la capitale avant la révolution de 2014 auront bien du mal à la reconnaître. De jour comme de nuit, l’activité d’antan s’est envolée, ses habitants hésitent à sortir. La célèbre avenue Kwame-Nkrumah, jadis si vivante, n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis les attaques terroristes du café Cappuccino, du Splendid Hôtel et du restaurant Aziz Istanbul. Certains commerces et établissements ont mis la clé sous la porte, d’autres cherchent à se délocaliser.

Arrivé au pouvoir en décembre 2015, Roch Marc Christian Kaboré, 61 ans, n’a guère eu de répit : mi-janvier 2016, premier attentat dans la capitale. Depuis, évidemment, l’ordre des priorités de son mandat a radicalement changé. Mais les attentes exprimées par les Burkinabè, véritable boîte de Pandore ouverte par la révolution puis par la transition, demeurent les mêmes, et l’impatience grandit. Le chef de l’État a effectué la moitié de son mandat. Si les résultats économiques sont encourageants, a fortiori dans un tel contexte, nombreux sont les Burkinabè qui attendent plus du gouvernement de Paul Kaba Thiéba. Et la prochaine présidentielle, prévue en 2020, arrive à grands pas.

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Les principaux partis d’opposition ont beau être affaiblis par des dissensions internes, beaucoup se jouera à cette occasion sur le bilan du président, en tout cas sur sa perception. « Roch » est à la fois surexposé et secret. Il est dans l’arène politique depuis des décennies, mais son tempérament et ses convictions profondes restent méconnus. Ce sont pourtant des clés indispensables pour comprendre le chemin effectué et, surtout, envisager la seconde partie de son mandat. Il nous a reçus dans une villa de la cité ministérielle, à quelques encablures du palais de Kosyam, le 15 juin. Un entretien de plus de deux heures au cours duquel aucun sujet n’a été éludé. Morceaux choisis.

Quel bilan à mi-parcours ?

Sur le plan économique, les grands agrégats révèlent des résultats encourageants : 6,7 % de croissance en 2017 (c’est plus que prévu), une inflation maîtrisée (2 % par an), un taux d’endettement avoisinant les 40 % du PIB, selon le FMI, et un système bancaire solide. La confiance des partenaires est également de retour : en décembre 2016, lors de la conférence pour le financement du Plan national de développement économique et social (PNDES) organisée à Paris et malgré un contexte sécuritaire difficile, le gouvernement a récolté 12,2 milliards d’euros de promesses de dons de la part des bailleurs internationaux, et le secteur privé s’est engagé à investir à hauteur de 16 milliards d’euros. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et l’on aurait tort de croire que l’argent coule à flots au Burkina.

Quel bilan Kaboré fait-il de ses premières années de mandat ? « Sur le plan de la démocratie et des libertés, nous avons beaucoup progressé, et nous soumettrons à référendum, en 2019, une nouvelle Constitution, élaborée de manière consensuelle, qui gravera dans le marbre tous ces progrès. » Sur le plan économique, le président affiche la même confiance : « Nous sommes en train de mettre en place des bases saines. Nous travaillons à accroître les recettes de l’État tout en faisant face à nos engagements, et continuons à investir dans le social et les infrastructures. Un exemple : nous nous sommes engagés à construire 4 000 écoles sous paillotes d’ici à 2020 ; nous en sommes déjà à 1 400. Nous allons aussi améliorer les conditions d’études dans les universités : les étudiants seront mieux logés et auront accès à du matériel informatique. Dans le domaine de la santé, nous procédons à l’amélioration des plateaux techniques en achetant du matériel pour les centres médicaux. Nous avons mis en place la gratuité des accouchements, améliorons la prévention des cancers. Et allons lancer, avant la fin du mandat, du moins déjà pour les fonctionnaires, l’assurance maladie universelle. J’ajoute que six ou sept barrages ont été construits depuis 2016, dont celui de Samendeni. Nous n’avons pas chômé, malgré les grèves, la fronde syndicale, les revendications sociales, le terrorisme et cette impression, parfois, que certains font tout pour nous mettre des bâtons dans les roues. » Une chose est sûre : la seconde moitié du mandat devra impérativement être plus concrète et plus dynamique.

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L’intérêt national d’abord

C’est peu dire que, après une révolution, une transition et une élection présidentielle censée clore le chapitre de l’instabilité, les attentes de la population ne se sont guère calmées. Les grèves à répétition et l’irascibilité des syndicats, notamment lors des négociations portant sur la réforme des fonds communs et de la rémunération des fonctionnaires, en attestent. Kaboré en est conscient mais souhaite que les Burkinabè sachent raison garder. « Nous avons pris un certain nombre d’engagements et nous sommes sur tous les fronts, y compris sécuritaire. Mais on ne peut exiger que tout ce qui n’a pas été réglé depuis l’indépendance le soit en seulement deux ou trois ans.

Nous ne sommes pas dans un conte de fées. Notre devoir, c’est d’abord de mettre en place les bases d’un développement durable, pas de faire du saupoudrage pour faire plaisir à tout le monde

Ce qui prime, c’est l’intérêt national. Aujourd’hui, nous sommes au pouvoir, mais demain, d’autres y parviendront : les fondations doivent être solides pour que les suivants ne soient pas contraints de tout détruire pour recommencer le travail entamé. Chacun doit se mettre en tête qu’il n’y a d’autres choix, pour obtenir ce que l’on désire, que de travailler, dans le respect de la loi. L’insurrection a pu faire croire à certains que l’on pouvait avancer différemment, mais il est temps que tout le monde comprenne que cela doit s’arrêter. Il serait totalement irresponsable de ma part de laisser les Burkinabè penser que l’on peut ne pas changer, ne pas retrousser ses manches et ne pas gérer les finances publiques de manière plus rigoureuse. Tout comme il serait irresponsable de ma part de faire des promesses qui ne peuvent pas être tenues. »

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L’enjeu sécuritaire

C’est, à l’évidence, le principal enjeu de son mandat. Un paramètre avec lequel le chef de l’État a dû apprendre à composer avec l’attentat du Cappuccino, commis à la mi-janvier 2016, quelques jours seulement après son investiture, et qui a remis en question l’ordre des priorités établi au départ. « La lutte contre le terrorisme est devenue, hélas, notre objectif numéro un. Les différents attentats que nous avons subis, à Ouaga comme dans le Nord, à la frontière avec le Mali, ont considérablement modifié la donne. Cela pose évidemment un problème de confiance globale, chez les Burkinabè comme chez les investisseurs. Et cela a des incidences énormes, y compris au niveau de l’éducation ou de la santé. Nous devons par exemple tout mettre en œuvre pour maintenir ouverts les écoles et les centres de santé dans les régions touchées. Nous avons aussi d’importantes mines d’or dans le Nord, qu’il nous faut sécuriser. Et le mal évolue : pendant longtemps, nous subissions des attaques qui visaient les forces de sécurité. Aujourd’hui, nous constatons une recrudescence des enlèvements. Tout ceci requiert une vigilance maximale, un bon niveau de renseignement et le partage des informations avec nos voisins, ainsi que l’amélioration des équipements mis à disposition de ceux qui sont sur le terrain. Sans oublier le développement des régions car, aujourd’hui, les terroristes ne viennent plus seulement de l’extérieur. Ils sont aussi burkinabè. »

Après des débuts pour le moins difficiles, la lutte contre le terrorisme monte en puissance : armée mieux équipée, amélioration du travail et des compétences des services de renseignements, lancement du G5 Sahel, dont le financement est bouclé à 98 %. Hélas, les fonds ne sont toujours pas mis à disposition suffisamment rapidement.

Justice et réconciliation

Thomas Sankara à Ouagadougou au Burkina Faso, le 26 février 1987. © Archives Jeune Afrique-REA

Thomas Sankara à Ouagadougou au Burkina Faso, le 26 février 1987. © Archives Jeune Afrique-REA

Sur ces points, le chef de l’État est très clair : « Il ne peut y avoir réconciliation sans au préalable recherche de la vérité puis intervention de la justice. On ne peut aller à la réconciliation avec de simples embrassades et en considérant que la page est tournée. Mais nous devons avancer rapidement, car tant que nous consacrerons autant d’énergie à se focaliser sur notre passé – et je parle aussi bien du putsch manqué de 2015 que de l’assassinat de Thomas Sankara ou de l’affaire Norbert Zongo –, nous ne pourrons pas préparer l’avenir. Mais vouloir la justice, ce n’est pas se lancer dans une chasse aux sorcières. Certains ont du mal à le comprendre, y compris dans mon propre camp. Mais à quoi cela nous servirait-il d’ostraciser des cadres de l’administration ou des hommes d’affaires sous le seul prétexte qu’ils travaillaient à l’époque de Blaise Compaoré ? Seule la justice doit prévaloir.

Je me souviens avoir été appelé pour empêcher certaines personnalités, qui étaient à l’aéroport et devaient rendre visite à Compaoré à Abidjan, de quitter le territoire burkinabè… J’ai évidemment refusé. Cette haine est absurde

La seule démarche utile doit être politique et collective. C’est pourquoi j’envisage d’adopter la même approche que celle qui a prévalu lors de la question de la révision de la rémunération des fonctionnaires, à la mi-juin, ici à Ouaga : réunir toutes les forces vives de la nation – les partis politiques, la société civile, les religieux, etc. – afin d’établir une feuille de route pour aboutir à cette fameuse réconciliation. Pour que l’on puisse enfin passer à autre chose. »

Faire évoluer les mentalités

Là encore, le chantier n’est pas simple. « Le problème remonte à loin, insiste le chef de l’État. Nous n’avons pas assez travaillé à insuffler aux jeunes l’esprit d’initiative et l’ardeur au travail. Au contraire, c’est le “fonctionnariat” qui a primé. Les Burkinabè se sont retrouvés assujettis au pouvoir politique, ils ont pris l’habitude de se tourner vers le parti dominant pour satisfaire tel ou tel besoin. Ils ont été transformés en assistés, qui prennent l’argent, s’achètent une moto ou une voiture, mais n’anticipent rien, ni l’avenir proche ni leur retraite. Tout le monde pense qu’il faut être dans un bureau et que le secteur privé ne mène nulle part. C’est une mentalité typiquement francophone, où seules l’administration et la fonction publique trouvent grâce aux yeux de certains. Mais à tous ceux qui viennent me demander de l’aide, je réponds qu’ils doivent d’abord prouver qu’ils ont la volonté de monter un projet élaboré, qui leur permette de subvenir à leurs besoins. Et si c’est le cas, alors oui, on peut les aider. Mais il faut des mécanismes de suivi, sans quoi certains prendront l’argent et disparaîtront dans la nature… Tant que nous ne changerons pas notre manière de penser et de fonctionner, nous n’avancerons pas. »

Un « président diesel » ?

Ce surnom, en vogue à Ouaga, l’intéressé fait mine de s’en amuser. Mais il nous rétorque aussitôt, en citant La Fontaine : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » « Mon travail, ajoute-t-il, n’est pas de verser dans le populisme, mais de résoudre les vrais problèmes, de manière structurelle. La précipitation n’apporte rien. Certains, et c’est typiquement burkinabè, aimeraient que je tape du poing sur la table, voire que je tape tout court [rires]. Par la suite, ils me reprocheront de taper trop fort ou pas de la bonne manière. Je n’ai aucun problème à faire preuve de fermeté, mais il faut le faire à bon escient et éviter les bagarres inutiles. Je reste persuadé qu’il faut convaincre les gens plutôt que de leur imposer des oukases.»

J’accepte d’être comparé à un diesel, mais, au moins, je démarre, je roule longtemps et j’arrive au but

2020, c’est déjà demain…

Comment le chef de l’État voit-il l’échéance de la fin 2020, lorsqu’il briguera, personne n’en doute, sa propre succession ? « Je suis serein. Ces élections seront transparentes, et tous ceux qui réuniront les conditions pourront y participer. J’ajoute que, lors de la campagne pour le scrutin de 2015, je me suis engagé à permettre aux Burkinabè de la diaspora de voter et que je tiendrai cet engagement. »

Qui seront ses principaux adversaires ? « Il y aura certainement Zéphirin Diabré [le président de l’Union pour le progrès et le changement, arrivé deuxième lors de l’élection de 2015] et Eddie Komboïgo [à la tête du Congrès pour la démocratie et le progrès, créé par Blaise Compaoré] », finit par concéder Kaboré. Boureima Badini, qui revendique le leadership du CDP, pourrait-il s’imposer face à Komboïgo ? « Ce n’est pas mon problème. J’en ai bien d’autres ! »

A-t-il changé ?

Au Burkina, il a occupé les plus hautes fonctions, y compris les postes de Premier ministre (1994-1996) et de président de l’Assemblée nationale (2002-2012). Mais il est désormais le chef en ce palais de Kosyam, occupé pendant vingt-sept ans par Blaise Compaoré. A-t-il changé au contact du pouvoir ? Ceux qui le connaissent et le fréquentent jurent que non. Ils le décrivent encore comme cet homme de glaise sur lequel peu de choses ont prise, pondéré et chantre du consensus – c’est d’ailleurs ce profil de président « normal » qui avait séduit et rassuré les Burkinabè fin 2015. « Je n’ai pas changé, confirme-t-il. Pas beaucoup en tout cas. J’essaie de rester accessible, j’ai quatre téléphones portables pour ce faire, dont celui que j’avais avant d’être élu. Je m’astreins à répondre le plus possible aux messages que je reçois sur ce dernier. Pour le reste, je savais que tout serait difficile après ce que nous avons vécu, et je me concentre le plus possible sur les questions intérieures. Je voyage peu, parce que l’urgence est ici. »

Il est une anecdote qui en dit long sur le tempérament de ce président : lorsqu’il rend visite à son père, le week-end, il aime s’y rendre seul et si possible à pied. Des gardes du corps le suivent, discrètement et à distance, pour ne pas être vus du chef de l’État. Et, chaque fois, ce dernier savoure cette impression de liberté retrouvée.

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