Retour sur Cannes 2018 : le Moyen-Orient célébré comme jamais à Cannes

Avec cinq films en compétition pour le prix le plus recherché et des longs métrages dans d’autres sélections, le festival de Cannes a laissé une part belle aux films du Moyen-Orient. Une première.

Thierry Fremaux, délégué général, et Pierre Lescure, président de Cannes 2018, lors de la conférence de présentation de la Sélection officielle. © Francois Mori/AP/SIPA

Thierry Fremaux, délégué général, et Pierre Lescure, président de Cannes 2018, lors de la conférence de présentation de la Sélection officielle. © Francois Mori/AP/SIPA

Renaud de Rochebrune

Publié le 25 mai 2018 Lecture : 9 minutes.

Jamais depuis sa création il y a 70 ans le festival de Cannes n’avait offert à ce point ses écrans aux films du Moyen-Orient. Et, ce qui est encore plus inédit, il proposait en cette année 2018 cinq films de cinéastes de cette région – un libanais, Capharnaüm de Nadine Labaki, un égyptien, Yomeddine de Abu Bakr Shawky, deux iraniens, Trois visages de Jafar Panahi et Everybody knows de Asghar Farhadi, et un turc, Le Poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan –, soit presque 25 % du total, dans la sélection évidemment la plus recherchée, celle qui vous permet de monter les marches du célèbre tapis rouge pour participer à la compétition pour la Palme d’or. Aucun de ces longs métrages n’a obtenu la récompense suprême mais le premier et le dernier ont fait partie des favoris avant le verdict et le long métrage de Nadine Labaki a finalement figuré au palmarès en obtenant le prix du jury.

>>> A LIRE – Cannes 2018 – Regards croisés de trois réalisatrices arabes : Nadine Labaki, Meryem Benm’Barek et Gaya Jiji

la suite après cette publicité

Nadine Labaki, il est vrai, tout comme son film, cochait la plupart des cases permettant de prétendre être primé, en particulier aujourd’hui, indépendamment de la qualité de l’oeuvre. Femme, en cette période post-Weinstein où le septième art a pris la tête du mouvement pour promouvoir l’égalité des sexes, cinéaste d’un pays fortement affecté par la guerre en Syrie et ses dommages collatéraux, auteur d’un film évoquant le destin de réfugiés et ayant pour personnages principaux deux enfants en perdition, elle ne manquait pas d’atouts pour séduire un jury qui n’était pas par hasard cette année majoritairement féminin.

Prouesses et originalité

Capharnaüm, pour autant, n’était pas qu’un long métrage de circonstance. Il débute par une scène originale et étonnante – hélas un peu plaquée sur le reste de l’histoire – qui voit un jeune garçon de 12 ans porter plainte contre ses parents et les accuser devant le tribunal… de l’avoir mis au monde. On comprend le désarroi de ce pré-adolescent en le suivant pendant le reste du film où, ayant fugué pour échapper à sa famille dans la misère qui le maltraitait, il se retrouve à la rue. Avant, recueilli dans un bidonville par une Éthiopienne sans-papiers, de devoir s’occuper comme il le peut de l’enfant de cette réfugiée âgé d’à peine deux ans avec lequel il va bientôt errer dans la ville, Beyrouth on suppose, à la recherche de sa mère qui a été arrêtée sans qu’il le sache.

Capharnaüm, de Nadine Labaki. © Fares Sokhn

Capharnaüm, de Nadine Labaki. © Fares Sokhn

Prétexte, on s’en doute, à de multiples scènes cocasses qui se succèdent à vive allure et surtout à quantité d’occasions de toucher le spectateur, ce scénario, sans conduire à proposer un tire-larmes, joue avant tout sur l’émotion. Sans jamais chercher à traiter véritablement, fût-ce en passant, les ressorts de l’histoire : les inégalités sociales, la justice, le sort des réfugiés, les effets importés d’une guerre de l’autre côté de la frontière, le trafic d’enfants au profit de familles cherchant à adopter, etc. D’où un film qui ne peut laisser indifférent mais manque de relief. Et, surtout, ce qui était sans doute inévitable tant il recherche l’adhésion du public, se termine par un happy end non nécessaire qui prend quelque peu en otage le spectateur qui avait « marché » jusque-là sans se préoccuper des invraisemblances de l’histoire. Si elle est incontestablement en grand progrès après ses deux premiers long métrages – Caramel et Et maintenant on va où ? -, qui n’avaient pas une ambition comparable à celle de Capharnaüm, Nadine Labaki ne prouve pas encore qu’elle pourra rejoindre le petit monde des plus grands réalisateurs.

En revanche, mais on le savait déjà, Jafar Panahi et Nuri Bilge Ceylan appartiennent bien à cet Olympe du septième art et l’ont encore démontré avec les deux films qu’ils ont présenté à Cannes. L’Iranien, toujours empêché de quitter son pays pour avoir refusé de se plier aux contraintes imposées aux cinéastes par les autorités, a à nouveau réussi à contourner l’interdiction de tourner qui lui a été signifiée en filmant, pour l’essentiel de l’intérieur d’une voiture, un voyage au long cours en compagnie d’une actrice qui se demande si elle a été coupable d’une négligence ayant entraîné à l’autre bout de son pays le suicide d’une de ses admiratrices. Un film dans la veine des meilleurs Kiarostami, avec des dialogues savoureux.

la suite après cette publicité

Quant au Turc, Palme d’or en 2014 pour Winter Sleep, il a une fois de plus ébloui avec son « Poirier sauvage », se passant dans une Anatolie magnifiquement filmée et centré autour de joutes politiques, religieuses ou philosophiques entre le « héros », un jeune étudiant en passe de rentrer dans la vie professionnelle et se rêvant écrivain, et divers interlocuteurs, à commencer par son professeur de père, joueur invétéré avec lequel il est brouillé… jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il lui ressemble. Une œuvre aussi plastiquement sublime que pétrie d’intelligence.

la suite après cette publicité

Yomeddine, premier film d’un jeune cinéaste égyptien vivant aux États-Unis, ne se situait pas au même niveau. Mais, malgré quelques maladresses et un déroulé un peu trop linéaire, ce road movie qui voit un lépreux remonter le Nil en compagnie d’un adolescent à la recherche de sa famille qui l’a abandonné enfant ne déparait pas dans une sélection qui entendait faire découvrir de nouveaux talents. Et il avait le mérite de nous montrer cette Égypte des petites gens qu’on voit trop peu souvent sur le grand écran depuis la disparition de Youssef Chahine. Quant au film d’Asghar Farhadi, un thriller assez conventionnel se passant en Espagne, il a surtout fait regretter les tournages iraniens d’un auteur que l’exil artistique n’a certes pas bonifié.

Maroc et Tunisie : la vitalité du cinéma maghrébin

Avec Sofia, un premier film très maîtrisé, la Marocaine Meryem Benm’Barek a réussi à faire l’unanimité aussi bien des critiques que du public sur la Croisette. Grâce, en particulier, à un scénario habile dont elle est l’auteur et qui a été justement primé dans la section officielle Un Certain Regard. Habile, au moins, pour deux raisons. D’abord parce qu’il permet à l’histoire de la jeune héroïne, ladite Sofia, qui après avoir accouché en catastrophe à l’hôpital suite à un déni de grossesse, part à la recherche du père pour qu’il reconnaisse l’enfant et lui évite de risquer la prison promise par le code pénal aux filles-mères, de dépasser l’aspect drame social mode féministe en devenant un révélateur de tous les problèmes de la société marocaine contemporaine : inégalités sociales, corruption, poids de la religion, traditions surannées, aspirations des riches comme des déshérités à grimper dans l’échelle sociale à tout prix et sans trop regarder aux méthodes, jeux de pouvoir et postures hypocrites des uns et des autres, etc. Ensuite parce que la réalisatrice a su ménager à son sujet souvent « politiquement incorrect », comme on l’a compris, une issue sous forme de retournement de situation qui permet de relire tout le film en fin de compte à l’aune de cette fin totalement inattendue et fort instructive.

Sofia, de Meryem Benm’Barek © Memento Films

Sofia, de Meryem Benm’Barek © Memento Films

Sofia pâtit peut-être d’un rapport qui paraît ambivalent de la cinéaste face à son personnage principal, bien incarné par la débutante Maha Alemi mais moins « aimé » par la caméra que la plupart des autres protagonistes de l’histoire qui aident à conférer à celle-ci par leur jeu – on peut noter particulièrement les interprétations remarquables de Lubna Azabal, de Faouzi Bensaïdi et, dans les rôles de la cousine de Sofia et du supposé père du nouveau-né, de la solaire Sarah Perles et du mélancolique Hamza Khefif une épaisseur rare dans le cas d’un premier long métrage.

Une épaisseur qui manque peut-être quelque peu aux personnages de Mon cher enfant (titre original : Weldi) du Tunisien Mohamed Ben Attia, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs pour son second long métrage et qui prouve lui aussi la vitalité du jeune cinéma du Maghreb. Moins abouti que Hedi, le superbe premier film du même auteur primé il y a deux ans à Berlin, ce récit qui nous fait suivre le parcours d’un père au bord de la retraite, qui partira jusqu’en Syrie à la recherche de son fils unique disparu subitement après être devenu jihadiste, a cependant une qualité rare. Il ne ressemble en effet à aucun des nombreux films déjà réalisés sur le terrorisme islamiste, en laissant au second plan tout ce qui fait en général l’essentiel de leur propos : la conversion progressive des candidats à l’extrémisme, le désir de participer à un combat exaltant ou la préparation d’attentats, l’attention portée à tout ce qui peut expliquer le basculement vers le jihad.

Ben Attia, en effet, ne tente pas d’expliquer l’inexplicable, il le prend comme une donnée et peut par là même focaliser son attention sur autre chose. Sur la famille et la société tunisiennes d’aujourd’hui, sur le parcours initiatique non pas du fils mais du père parti, croit-il, à la recherche d’un fugitif irresponsable mais qui va s’interroger en fait de plus en plus sur son propre destin. On retrouve ainsi avec ce film le style – sobre, parfois même minimaliste – et les thèmes – regard critique mais bienveillant sur son pays, interrogation sur ce qui fait d’un homme un être vivant ou mort « de l’intérieur » – chers au cinéaste et qui font le prix de ses œuvres.

L’Afrique du Sud en Noirs et Blancs

Impossible en apparence de faire plus différent que les deux films se déroulant en Afrique du Sud présentés cette année en sélection officielle hors compétition au festival de Cannes. L’un, Les Moissonneurs d’Étienne Kallos, ne nous montre que des Blancs, mis à part de furtives apparitions de personnages noirs ou métis même pas secondaires. L’autre, The State against Mandela and the others, un documentaire de Nicolas Champeaux et Gilles Porte, entièrement consacré du fait de son sujet au sort des Noirs sous l’apartheid, nous fait revivre le procès de Rivonia qui se déroula entre fin 1963 et début 1964 et où une bonne partie des principaux dirigeants de l’ANC arrêtés peu auparavant, Mandela en tête, furent condamnés à la prison à perpétuité.

>>> A LIRE – Nelson Mandela, l’Africain du XXe siècle

Si le film d’Étienne Kallos n’évoque que des problèmes des Blancs en situant son intrigue au sein de la communauté des Afrikaners dans le monde rural du Natal, où un adolescent très réservé, Janno, voit sa vie bouleversée en raison de l’adoption par ses parents très religieux de l’étrange orphelin Pieter, qu’ils veulent « sauver », il ne cesse de parler en creux de la nouvelle Afrique du Sud d’après l’apartheid. Car dans l’immense exploitation agricole de la « Bible Belt » du pays où vivent et s’affrontent ces deux « frères », on craint sans arrêt ce qui pourrait arriver malgré les barreaux à toutes les fenêtres : des ouvriers agricoles mécontents ou des voleurs risquent-ils d’attaquer la ferme et peut-être de tuer ses occupants ? Et faut-il craindre de quitter sa terre ancestrale si se produit une prochaine expropriation au bénéfice des Noirs, comme le réclame une majorité de militants de l’ANC ?

Nelson Mandela, en 2007. © Theana Calitz/AP/SIPA

Nelson Mandela, en 2007. © Theana Calitz/AP/SIPA

Ce drame intime centré sur la lutte entre les deux enfants pour obtenir l’héritage et l’amour des parents raconté avec talent et un grand sens de la mise en scène – impossible de croire qu’il s’agit là d’un premier long métrage – par un réalisateur dont la famille est venue de Grèce mais qui a vécu toute sa jeunesse au Cap, où il est né, peut donc fort bien être considéré comme évoquant au moins métaphoriquement la situation toujours instable de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui.

Quant au documentaire sur le procès de Rivonia, il nous parle aussi indirectement de cette situation en rappelant, grâce à la découverte et à la restauration toute récente d’archives sonores des débats devant la cour (256 heures d’enregistrements) et de témoignages d’anciens condamnés confrontés plus de cinquante ans après à ces archives, ce que furent le combat contre l’apartheid et les idéaux de jeunesse de ceux qui ont créé le parti actuellement au pouvoir. Un combat et des idéaux encore en grande partie d’actualité.

Peu conventionnel, puisqu’il fait appel à l’animation pour « recréer » de façon stylisée les moments clés de ce procès sans image, le film nous remet en mémoire en particulier l’extraordinaire plaidoirie anti-apartheid de Mandela devant ses juges. Un moment d’histoire impressionnant pour le spectateur mais aussi pour les coaccusés du futur président de l’Afrique du Sud encore en vie – le Noir Andrew Mlangeni, le métis Ahmed Kathrada et le Blanc Denis Goldberg – qui le commentent avec émotion.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image