Municipales en Tunisie : les leçons du scrutin

Les premières élections municipales libres ont été boudées par les citoyens. Si les grands partis subissent une forme de désaffection, les listes indépendantes réalisent une percée inédite.

Souad Abderrahim (Ennahdha) est arrivée en tête à Tunis. Elle devrait être la prochaine maire de la ville © Sofiene Hamdaoui/AFP

Souad Abderrahim (Ennahdha) est arrivée en tête à Tunis. Elle devrait être la prochaine maire de la ville © Sofiene Hamdaoui/AFP

Publié le 21 mai 2018 Lecture : 7 minutes.

« Ce n’est pas comme pour la Constituante de 2011. Le cœur n’y est plus », se désole Souad, retraitée de l’enseignement. Elle se souvient encore avec émotion des longues files de citoyens enthousiastes de participer au premier scrutin postrévolution. Sept ans se sont écoulés depuis : une éternité.

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Dimanche dernier, 64,4 % des électeurs ont boudé les urnes. Les sondages ne s’étaient pas trompés. Le chiffre reste malgré tout impressionnant. Le phénomène est particulièrement marqué en milieu urbain. Avec 26 % de participation, la circonscription de Tunis-I affiche l’un des plus mauvais scores du pays, contre 46 % de votants à Monastir.

Reportées à quatre reprises depuis 2015, les municipales semblent avoir perdu de leur sens et de leur pertinence. Dans les faits, elles signent le premier acte mettant en œuvre la décentralisation inscrite dans la Constitution. L’élection se voulait aussi une nouvelle étape dans la construction d’une démocratie locale. Raté. Le principe même du vote est remis en question par certains, les plus jeunes souvent.

Voter ? Pour qui ? Pour quoi ? La politique m’indiffère

« Voter ? Pour qui ? Pour quoi ? La politique m’indiffère. Elle n’a résolu ni le chômage ni les problèmes de pouvoir d’achat et a compliqué la vie des Tunisiens », résume Yacine, 28 ans, chauffeur de taxi diplômé en biologie, qui souligne les défaillances des collectivités locales. Le contexte économique n’a pas aidé. L’inflation a grimpé à 7,7 % en avril. La grogne sociale s’est installée dans le quotidien.

Que les jeunes et les régions, deux piliers de la révolution, aient le moins voté doit nous interpeller

La situation est jugée préoccupante par le politologue Larbi Chouikha : « Que les jeunes et les régions, deux piliers de la révolution, aient le moins voté doit nous interpeller. Il faut aussi noter la régression de la pratique électorale – qui est en dessous des standards internationaux –, la faiblesse de la campagne de sensibilisation et l’impréparation de l’Instance supérieure indépendante pour les élections. »

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Voilà l’Isie sur le banc des accusés. « Son incapacité en matière d’organisation, de gestion et de logistique du scrutin a mis en péril les résultats et le processus démocratique », lit-on sur les réseaux sociaux. La coalition au pouvoir concentre le reste des critiques.

Mortel consensus

Si les deux partis restent puissants, avec 29,68 % pour le parti de Rached Ghannouchi et 22,17 % pour celui du président Béji Caïd Essebsi, leur électorat a fondu comme neige au soleil. En 2011, la formation islamiste enregistrait 1,5 million de votants. Ils n’étaient plus que 500 000, dimanche dernier. Trois fois moins.

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Le parti sauve la face en se plaçant loin devant Nidaa Tounes, pourtant appuyé par le chef de l’État et son Premier ministre, Youssef Chahed. À un an de la présidentielle, les islamistes s’affirment comme la première formation politique du pays en arrivant en tête dans les grandes villes comme Tunis, Sfax, Bizerte, Gabès, Médenine, Gafsa ou Kairouan.

Le consensus est vainqueur des municipales

Pour autant, pas de triomphalisme du côté d’Ennahdha. Les stratèges du parti jugent prudent de faire profil bas et d’avancer masqués jusqu’à la présidentielle de l’an prochain. En outre, faute de majorité absolue, les listes islamistes doivent, comme à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), se trouver des alliés pour diriger les exécutifs locaux. « Le consensus est vainqueur des municipales », se félicite Rached Ghannouchi.

Transgression

L’inquiétude est plus vive du côté de Nidaa Tounes. Le jour même du scrutin, le directeur exécutif du parti, Hafedh Caïd Essebsi, s’est autorisé une transgression : battre le rappel des troupes dans un message vidéo relayé sur les réseaux sociaux. Violation de la règle du silence électoral. Un signe de fébrilité, analysent les observateurs de la vie politique tunisienne.

Le soir même, les résultats sont cruels : Nidaa Tounes recule dans nombre de ses bastions. À Mahdia, sa liste arrive troisième. Maigre consolation : le parti se maintient dans son fief du Sahel, région ancrée dans le mouvement destourien. La contre-performance augure d’une période trouble pour le mouvement, déjà fragilisé par les rivalités et les dissensions internes.

Combien de temps durera encore Nidaa Tounes ?

« Combien de temps durera encore Nidaa Tounes ? » s’interroge un député qui rappelle que le parti a trahi sa promesse originelle – faire barrage aux islamistes – en s’alliant avec Ennahdha pour former un gouvernement au lendemain des élections de 2014. « Pour rester en place, les partis font des calculs et sont prêts à se renier », accuse Hela, une pharmacienne encore échaudée par l’expérience des législatives.

« En allant voter, j’aurais soutenu un système opaque que je désapprouve », abonde Mouldi Smidji, militant du mouvement contestataire Manich Msamah (« nous ne pardonnons pas »). Lui s’est abstenu. D’autres ont fait un choix différent : celui de soutenir des listes menées par des personnalités indépendantes issues de la société civile.

Le dilemme des indépendants

C’est la plus grande surprise de scrutin : le plébiscite en faveur des indépendants, qui rassemblent 32,9 % des voix au niveau national. À L’Ariana, une banlieue de Tunis, l’ancien doyen de la faculté de droit et député de la Constituante Fadhel Moussa vire en tête. Idem à La Marsa, où le docteur Slim Meherzi coiffe les partis traditionnels. Dans un cas comme dans l’autre, la personnalité de la tête de liste a joué un rôle prépondérant : les deux hommes sont réputés pour leur probité.

« Leur ancrage et leur implication sur ces territoires participent à leur notabilité », précise Larbi Chouikha. Le même met en garde : « Qu’est-ce qu’on entend par “indépendant” ? » Le terme, un peu fourre-tout par définition, rassemble ici et là des élus qui ne partagent pas forcément les mêmes orientations idéologiques ou objectifs stratégiques.

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Pendant la campagne, certains se voyaient déjà accusés de proximités partisanes. Les élections des maires de chaque commune, qui auront lieu vraisemblablement en juin, feront tomber les masques. Les élus les plus novices vont devoir apprendre en quelques semaines les rudiments de la négociation.

Avec le risque de se faire reprocher de perdre leur âme si elles vont trop loin. Ou de perdre leurs mairies si Ennahdha et Nidaa Tounes parviennent à dupliquer dans les communes leur alliance nationale.

Pour l’heure, les indépendants se tiennent à équidistance des deux partis de gouvernement. Et font encore figure de faiseurs de roi – courtisés de toutes parts pour composer des majorités stables, tout comme les formations plus modestes qui brillent localement.

Le Courant démocrate, fondé par Mohamed Abbou, auréolé d’une réputation d’intransigeance et attaché aux principes de bonne gouvernance, rafle un nombre important de sièges dans le Sud.

Plus étonnant mais tout aussi révélateur, la liste du Parti destourien libre (PDL) menée par Abir Moussi, une ancienne du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’emporte à Siliana, région qui s’est soulevée contre Ben Ali en 2011 mais qui a aussi subi la violente répression ordonnée par le ministre de l’Intérieur en 2013. Leurs choix seront observés de près.

Code électoral

La ville de Tunis fait office d’échantillon test. La liste de Souad Abderrahim, soutenue par Ennahdha, remporte 21 sièges sur 60. La candidate a d’ores et déjà tendu la main à son rival de Nidaa Tounes, Kamel Idir. Fin de non-recevoir pour ce dernier. Mais les tractations pourraient vite dépasser le cadre local.

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À un an de la présidentielle et des législatives, les états-majors des deux partis veulent garder le contrôle de ces questions. « C’est forcément une période de tensions qui s’ouvre », prédit à l’AFP Selim Kharrat, politologue et président de l’ONG Al-Bawsala. « Cela va donner le coup de départ à la scission entre Nidaa Tounes et Ennahdha à l’approche des scrutins de 2019. »

D’ici là, c’est l’ensemble de la gestion municipale qui pourrait s’en trouver affectée. Faire cause commune est certes la solution la plus raisonnable pour traiter les affaires courantes, mais elle est fragile à long terme. L’Assemblée des représentants du peuple en fait la démonstration éclatante. Faute de majorité tranchée, le consensus qui y prévaut conduit le plus souvent à l’immobilisme.

Lueur d’espoir

Là aussi, Nidaa Tounes en a fait les frais en perdant plus d’une vingtaine d’élus depuis 2014. « Il faudra que les conseils municipaux s’entendent sur une feuille de route de cinq ans, suggère Slim Meherzi à La Marsa. Et qu’ils rendent compte annuellement de leurs actions aux concitoyens. »

Intention louable, mais là encore le calendrier électoral pourrait s’inviter dans les délibérations. Les plus délicates pourraient être renvoyées à l’après-législatives. Sans compter que les conseillers doivent encore se familiariser avec le code des collectivités locales, adopté in extremis à la veille du scrutin, qui dicte les règles de la nouvelle gestion municipale.

Il y a des personnes qui veulent mettre en cause notre organisation politique et le mode de scrutin pour revenir vers un régime présidentiel avec un parti unique

Plusieurs partis, dont Machrou Tounes, mené par Mohsen Marzouk, plaident pour une refonte du code électoral. À ce jour, c’est Ennahdha qui s’y oppose le plus farouchement, estimant que le régime actuel doit encore être éprouvé avant de tirer des conclusions. Moez Attia, président de l’association Kolna Tounes, appelle aussi à la vigilance : « Il y a des personnes qui veulent mettre en cause notre organisation politique et le mode de scrutin pour revenir vers un régime présidentiel avec un parti unique. »

Les résultats des municipales préfigurent les législatives de décembre 2019 : une scène politique fragmentée et des partis à la peine

Le spectre d’un retour à l’ancien régime plane sur les esprits. Quoi qu’il en soit, les échéances électorales de 2019 sont trop proches pour envisager une consultation sur le mode de scrutin. Aussi, pour beaucoup d’acteurs politiques, les résultats des municipales préfigurent les législatives de décembre 2019 : une scène politique fragmentée et des partis à la peine.

Mercredi soir, en annonçant les résultats définitifs, l’Isie a tout de même rallumé une lueur d’espoir : 47 % des nouveaux élus sont des femmes, et 37 % ont moins de 35 ans.

Les municipales en chiffres

• 1 802 695 votants (sur 5 369 892 électeurs)

• 350 circonscriptions municipales

• 1 055 listes partisanes

• 860 listes indépendantes

• 159 listes de coalition

• 7 122 conseillers élus

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