Tunisie : radiographie d’une Assemblée morcelée et impuissante

Par les blocages et les « combines » auxquels il a conduit, le régime semi-parlementaire consacré par la Constitution de 2014 a montré ses insuffisances et ses limites. Radiographie d’une assemblée à la fois omnipotente et impuissante.

L’absence d’une majorité claire et franche à l’ARP a rendu le pays presque ingouvernable. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

L’absence d’une majorité claire et franche à l’ARP a rendu le pays presque ingouvernable. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

Publié le 23 avril 2018 Lecture : 8 minutes.

L’un des objectifs principaux de la révolution tunisienne était de ne plus permettre la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme afin de se prémunir définitivement contre un retour de la dictature. La Constituante élue en 2011 et la nouvelle loi fondamentale de janvier 2014 ont largement abondé dans ce sens en procédant à une nouvelle répartition des pouvoirs législatif, exécutif et présidentiel. La part du lion est revenue au Parlement – la future Assemblée des représentants du peuple (ARP), élue en 2014 –, qui a été doté de très larges prérogatives.

Quatre ans après la promulgation de la Constitution, ce régime semi-parlementaire, inédit dans le monde arabe, a montré ses insuffisances et ses limites. À telle enseigne que certains, au premier rang desquels le chef de l’État, souhaitent une révision constitutionnelle. « C’est un régime qui a paralysé l’action gouvernementale, ou presque. Sa nature bâtarde n’aide pas le gouvernement et le pouvoir exécutif en général à accomplir leur devoir s’agissant de diriger l’État et de mener à bien une politique de développement dans le cadre d’une société démocratique où sont respectées les valeurs de liberté et de dignité », diagnostiquait le président de la République, Béji Caïd Essebsi, en septembre 2017.

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L’Assemblée, une arène improductive ?

Concrètement, la Tunisie est pratiquement devenue ingouvernable faute d’une majorité franche au Parlement. Décisions bloquées, projets de loi en souffrance, absentéisme des élus, l’ARP est d’autant plus un frein qu’elle est souveraine. « Comment évaluer sans références préalables ? tempère Abdelfattah Mourou, vice-président Ennahdha de l’ARP. La loi électorale a été conçue pour éviter l’hégémonie des grands partis et intégrer les petites formations. L’Assemblée est ainsi devenue une mosaïque de partis où aucun ne domine vraiment. À chaque examen d’un projet de loi, l’opposition, qui est minoritaire, réclame d’être consultée en tant que partenaire de la majorité. Ce processus prend du temps et ralentit considérablement la prise de décisions. »

Mais les blocages résultant de divergences d’opinions ont fini par excéder les Tunisiens, qui perçoivent l’hémicycle du Bardo comme une arène improductive donnant à voir le pire de la démocratie. Dernière illustration en date : le vote de la prorogation du mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), où les députés d’Ennahdha, qui étaient présents et ont participé aux débats, n’ont pas enregistré leur présence pour que le quorum ne soit pas atteint.

Je n’ai pas voté pour cela. Comment se traduit ma volonté d’électeur ? », questionne un agent hospitalier

Il n’en fallait pas plus pour que la séance tourne au pugilat verbal entre élus. Ce n’était pas une première. Le même scénario s’est produit à maintes reprises, par exemple lors du vote de taxes sur les produits turcs, en décembre 2017. « Je n’ai pas voté pour cela. Comment se traduit ma volonté d’électeur ? J’attendais du Parlement qu’il soit en prise avec les demandes de la population, qu’il impulse de l’innovation, du développement et qu’il agisse pour sortir le pays de la crise », regrette Néji, un agent hospitalier. Comme lui, une majorité de Tunisiens n’ont pas pris la mesure de ce que signifiait une assemblée souveraine, et leurs attentes ont été déçues. Pourtant, l’ARP travaille.

Des élus en manque de moyens

Sa première mission est double : mettre en œuvre la Constitution de la deuxième République et installer les institutions constitutionnelles. Après la création de l’Instance supérieure indépendante pour les élections, de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle, de l’Instance de lutte contre la corruption, du Conseil supérieur de la magistrature, manquent encore à l’appel la Commission des droits de l’homme et, surtout, la Cour constitutionnelle.

Malgré plusieurs votes, les députés n’ont toujours pas réussi à élire les membres de la Cour constitutionnelle

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Sur les douze membres que doit compter cette dernière, l’ARP doit en désigner quatre. Or plusieurs tours de scrutin n’ont abouti qu’à l’élection d’une magistrate. Résultat : le vote pour l’élection des autres membres a été reporté sine die. En cause, les tiraillements entre partis, alors que l’étape actuelle de la transition démocratique exige davantage qu’une simple instance provisoire pour le contrôle de la constitutionnalité des lois.

En trois ans d’activité, l’ARP a néanmoins promulgué 194 lois, dont certaines, comme celle contre les violences faites aux femmes ou celles sur le partenariat public-privé, l’incitation aux investissements et le Startup Act, ont une portée sociétale ou économique majeure qui exprime les nouvelles orientations de la Tunisie. Autre prérogative de l’ARP : le contrôle de l’exécutif, aussi bien par des questions au gouvernement que par des visites aux ministères. L’Assemblée s’est également connectée aux régions avec une commission de développement régional qui effectue un travail régulier d’évaluation pour identifier les revendications, les problèmes, les projets et les attentes.

Je suis mon propre attaché de presse, mon propre assistant, et j’effectue seul mes recherches », souligne Mondher Belhaj Ali

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Les députés affinent leur approche par le biais du programme de l’académie parlementaire et des journées parlementaires, où des experts et des représentants de la société civile viennent débattre d’un sujet d’actualité. Dans les faits, les élus ont très peu de moyens, voire pas de moyens du tout. Sans assistant ni bureau, ils doivent se contenter des locaux attribués à chaque groupe parlementaire et travaillent le plus souvent chez eux sur leurs dossiers. « Je suis mon propre attaché de presse, mon propre assistant, et j’effectue seul mes recherches », souligne Mondher Belhaj Ali, du Bloc national (composé de démissionnaires de Nidaa Tounes).

Recherche systématique du consensus

Mais l’élu ne déplore pas tant les conditions de travail que le consensus entre les deux premiers partis de l’Assemblée, Nidaa Tounes (55 sièges) et Ennahdha (68 sièges), devenu source de négociations, de marchandages… et de blocages. « Le terrain exige un consensus minimal. Il faut fournir les efforts nécessaires pour travailler ensemble et parvenir à un accord », assure de son côté le président de l’ARP, Mohamed Ennaceur. Une recherche systématique du consensus qui a montré ses limites, au point de conduire Béji Caïd Essebsi à mettre d’accord, en juin 2016, les partis et les organisations nationales autour d’une feuille de route destinée au gouvernement d’union nationale. Une manière d’élargir l’assise du consensus. « L’intérêt national étant au-dessus des partis, des concessions sont nécessaires.

Pour remettre le pays sur les rails, les décisions et les stratégies communes sont un fondement de l’avenir. Les conflits partisans ne sont pas d’actualité, nous devons clore cette législature et la suivante. À ce moment-là, les partis seront assez solides pour définir leurs enjeux. Le tort des nouvelles formations est d’avoir été fondées sur des intentions sans avoir les leviers pour les convertir en programme, en choix populaire, et pour convaincre les Tunisiens des sacrifices à consentir », analyse Abdelfattah Mourou.

Un consensus dans le dissensus n’est pas viable à long terme

Mais la commission du consensus au sein de l’ARP, constituée pour aplanir les différends et rassembler une majorité, n’a pas de raison d’être légale et finit par être sans effet. « Un consensus dans le dissensus », comme le dit avec ironie le politologue Larbi Chouikha, n’est pas viable à long terme.

Élection de Mohamed Ennaceur à la présidence de l’Assemblée,le 4 décembre 2014. © Fethi Belaid/AFP

Élection de Mohamed Ennaceur à la présidence de l’Assemblée,le 4 décembre 2014. © Fethi Belaid/AFP

À l’approche des échéances électorales, municipales en mai, législatives et présidentielle en 2019, les accords s’effritent. Nidaa Tounes tente de se démarquer de ses alliés islamistes. Afek Tounes quitte le gouvernement. Le Front populaire adopte une posture d’opposant. Sous la coupole du Bardo, l’effet est immédiat ; les lois majeures ne passent plus, comme le code des collectivités locales, pourtant nécessaire dans la perspective des prochaines municipales.

« Nidaa oublie que le consensus a permis à la loi de réconciliation économique d’être adoptée, alors qu’elle était critiquée », souligne une députée d’Ennahdha. Un contexte qui place certains partis dans des positions intenables. Sur des questions comme la justice transitionnelle, le Front populaire est ainsi sur la même ligne que les islamistes.

Corruption, transhumance et absentéisme

L’esprit partisan n’est pas le seul frein à l’œuvre à l’ARP. Les soupçons de corruption – visant surtout des élus de Nidaa Tounes –, la transhumance politique et l’absentéisme récurrent des députés ont aussi un impact certain sur l’Assemblée, dont l’agenda n’obéit plus à des priorités législatives mais à l’actualité. Un viol a ainsi précipité l’examen du projet de loi contre les violences faites aux femmes, et l’arrestation ultramédiatisée de deux fumeurs de cannabis a provoqué l’amendement de la loi 52 relative à la consommation de stupéfiants.

Le rendement de l’ARP semble erratique et paradoxal. Par exemple, « elle est tiraillée entre la lutte contre la corruption (vote de projets de loi avant-gardistes, comme la protection des dénonciateurs de corruption) et le blanchiment des corrompus (vote de la loi de réconciliation administrative) », souligne Al-Bawsala, observatoire de l’activité de l’Assemblée. En outre, l’ARP semble davantage servir les priorités législatives du gouvernement que promouvoir les projets de loi présentés par des députés. Entre janvier 2015 et septembre 2016, sur 68 lois adoptées, 2 émanaient d’élus.

« Ce régime ne fonctionne pas. Un régime parlementaire est un régime de partis forts qui ont une tradition historique. Le Parlement repose sur leurs décisions. Chez nous, les partis nouvellement créés et les difficultés rencontrées par Nidaa Tounes et Ennahdha sont source de problèmes », reconnaît Abdelfattah Mourou.

Parmi les solutions envisagées : le passage au scrutin uninominal majoritaire à deux tours

Que faire ? Lancer un amendement de la Constitution sur la nature du régime risque de susciter de la confusion à dix-huit mois des prochaines législatives et de la présidentielle. La dissolution de l’ARP par le président de la République est tout aussi improbable. Il faudrait en effet, selon l’article 89 de la Constitution, que l’état d’exception soit proclamé ou que l’Assemblée ne parvienne pas à s’accorder sur la composition d’un nouveau gouvernement pendant quatre mois. Reste la possible révision du code électoral. On passerait ainsi du scrutin proportionnel à un tour au plus fort reste au scrutin uninominal majoritaire à deux tours assorti d’une réduction du nombre des députés.

Les constitutionnalistes estiment qu’il générerait une majorité sans effritement des voix, mais le projet pourrait achopper sur les calculs partisans et installer dans la durée une bipolarisation entre Ennahdha et Nidaa Tounes. Une configuration que décrient beaucoup de Tunisiens qui craignent aussi le retour d’un régime présidentiel malgré les garde-fous constitutionnels et le multipartisme. Mais ils devront tôt ou tard trancher s’ils veulent en finir avec les blocages d’une assemblée trop morcelée pour pouvoir être souveraine.

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