C’était il y a plus d’un demi-siècle. Dans l’atmosphère électrique des hôtels et des cabarets du Swinging Addis, un nouveau genre musical apparaît, fusion gourmande et inédite de jazz, de musique traditionnelle éthiopienne, de soul, de funk et de pop… entre autres. L’éthio-jazz, très populaire, s’épanouit pendant une quinzaine d’années. Mais après la révolution de 1974, la junte militaire de Mengistu Haile Mariam met brutalement ces expérimentations en sourdine : les grands orchestres sont dissous, les artistes s’exilent ou luttent pour survivre sur place.
La suite de l’histoire s’écrit en Occident, grâce à des passionnés comme le Français Francis Falceto, qui réédite les grands succès de l’époque chez Buda Musique à partir de 1996. Et aujourd’hui, une nouvelle génération s’attelle à exhumer des pépites ou à concocter de nouvelles hybridations au genre, déjà riche de ramifications.
Le swing d’Addis ressuscité
Le collectionneur libanais Ernesto Chahoud, 36 ans, vient ainsi de mettre sur le marché une sorte de best of de 45 tours rarissimes des années 1960 et 1970. Il raconte dans le livret qui accompagne l’album son errance à travers les rues d’Addis sous un soleil de plomb, dans les années 1990, à la recherche de disques éthiopiens… pour ne tomber que sur des vinyles tellement abîmés qu’ils étaient devenus injouables.
C’est un mystérieux intermédiaire nommé Mohamed qui lui permet finalement de mettre la main sur les pistes exceptionnelles rassemblées dans son album. Porté par des cuivres tonitruants, des chants amhariques (auparavant langue officielle éthiopienne), des tourneries d’orgue hypnotiques, le swing si particulier d’Addis est ressuscité le temps de 22 titres somptueusement restitués.
Le jazz éthiopien et la musique traditionnelle mandingue fonctionnent sur les mêmes gammes pentatoniques
L’autre sortie, encore plus excitante, est le fait d’une formation parisienne, Arat Kilo, qui est partie à l’assaut de la scène éthio-jazz il y a déjà dix ans. Le groupe, qui jouait jusqu’ici essentiellement en mode instrumental, est parti sur d’autres sentiers en collaborant avec le slameur de Boston Mike Ladd et la chanteuse d’origine malienne Mamani Keïta.
« Je n’avais jamais écouté d’éthio-jazz avant, avoue cette dernière en riant. Mais le jazz éthiopien et la musique traditionnelle mandingue fonctionnent sur les mêmes gammes pentatoniques. Dès que nous avons commencé à travailler, ça a fonctionné. »
À écouter l’artiste évoquer en bambara sur le titre Dia Barani le temps où elle vendait des oranges à Bamako pour gagner sa vie, bientôt secondée par Mike Ladd et son prêche embrumé, le tout sur une rythmique furieusement afro et les cuivres enfiévrés du sextuor français, on finit déboussolé. Et tant mieux. Arat Kilo réussit avec ce troisième album à ouvrir de nouvelles voies, riches, groovy et puissantes, qui donnent la nostalgie du futur de l’éthio-jazz.