Algérie : quel est le pouvoir de Saïd Bouteflika, le très influent frère du président ?

La rumeur prête régulièrement au frère et conseiller spécial du chef de l’État, Saïd Bouteflika, une influence considérable, ainsi que de grandes ambitions. Fantasme ou réalité ?

L’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika lors de sa réélection le 10 avril 2009, conduit par son petit frère Saïd. © AP/SIPA

L’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika lors de sa réélection le 10 avril 2009, conduit par son petit frère Saïd. © AP/SIPA

FARID-ALILAT_2024

Publié le 26 juin 2017 Lecture : 12 minutes.

Ce sont des murmures et des chuchotements qui l’accueillirent lorsqu’il arriva devant le groupe de manifestants qui s’étaient rassemblés, en cet après-midi du samedi 3 juin, devant le siège de l’Autorité de régulation de l’audiovisuel (Arav), dans le quartier du Sacré-Cœur d’Alger.

Eux sont là pour protester contre la chaîne privée Ennahar TV, qui avait humilié l’écrivain Rachid Boudjedra, piégé au cours d’une émission de caméra cachée. Silhouette frêle et sourire crispé, veste marron et jean délavé, il s’avance au milieu de la petite foule, ébahie et incrédule. Cameramen et photographes accourent et se bousculent autour de lui.

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Il s’approche de Rachid Boudjedra et lui glisse : « C’est une ignominie, ce qu’ils ont fait. » L’écrivain n’entend pas, ne comprend pas. Lui répète : « C’est une ignominie, ce qu’ils ont fait. » Boudjedra ne reconnaît pas l’homme qui lui chuchote à l’oreille.

Les deux hommes échangent une poignée de main

« Vous êtes qui ? » lui demande-t-il. « C’est Saïd Bouteflika », lui répond mezza voce son interlocuteur. Les deux hommes échangent une poignée de main. Les smartphones filment la scène, les journalistes jouent des coudes pour lui arracher un mot, une déclaration.

Sourire crispé, il ne desserre pas la mâchoire. Une femme l’interpelle pour lui reprocher sa présence à un sit-in de la société civile. Un homme le traite de « dictateur », un autre lui assène que ce sont les enfants du peuple qui se rassemblent contre les puissants et qu’il n’est pas le bienvenu.

Mystères

Entouré de policiers en civil, Saïd s’éclipse comme il est venu, sur la pointe des pieds. Cette séquence, qui a duré quelques minutes, aurait pu être anodine n’eût été la personnalité de son protagoniste. Elle n’aurait sans doute pas été autant commentée sur les réseaux sociaux ni fait la une des journaux locaux si cet homme n’était que le simple frère cadet du président.

Conseiller spécial du chef de l’État, le benjamin de la fratrie présidentielle nourrit mystères et fantasmes, suscite rancœurs et fascination

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Car Saïd, c’est l’autre Bouteflika.

Conseiller spécial du chef de l’État, le benjamin de la fratrie présidentielle nourrit mystères et fantasmes, suscite rancœurs et fascination. Bien sûr, son apparition publique pour soutenir l’écrivain offensé n’a pas manqué de donner lieu à mille et une rumeurs.

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Saïd Bouteflika veut gagner la sympathie du peuple ; il se désolidarise des responsables d’Ennahar TV dont il serait pourtant le premier des promoteurs ; il soigne son image ; il se prépare à peser sur la succession de son grand frère, malade et cloué sur son fauteuil, voire à prendre sa place.

Depuis l’indépendance, rares sont les conseillers à la présidence qui auront pris une telle envergure, gagné autant d’influence et de puissance. À 59 ans, Saïd Bouteflika est bien plus qu’un conseiller spécial nommé par décret non publiable dans le Journal officiel. Proche parmi les proches du raïs, avec lequel il entretient des liens presque filiaux, il est aujourd’hui au cœur de ce qu’on peut qualifier de cercle ou de clan présidentiel.

Depuis la résidence de Zéralda, devenue le siège quasi officiel de la présidence, il joue le rôle d’interface entre Abdelaziz Bouteflika et les différentes institutions de la République. Il chaperonne son grand frère, veille à son confort et à sa sécurité, établit son agenda, filtre ses audiences et transmet ses messages et instructions.

Ce spectre de prérogatives est suffisamment large pour que certains qualifient Saïd Bouteflika de président bis, de régent ou de proconsul de Zéralda

Signe de cette étroite proximité, Saïd ne quitte pas d’une semelle le chef de l’État lorsque celui-ci se déplace à l’étranger pour des soins ou des contrôles de santé périodiques. Sa présence quotidienne dans ce lieu de travail et de villégiature ultrasécurisé le place de facto comme l’interlocuteur incontournable de quiconque veut s’adresser au premier magistrat du pays : responsables de l’armée et des services de renseignements, ministres, membres du cabinet présidentiel, diplomates accrédités à Alger, hommes d’affaires ou encore partenaires étrangers.

Ce spectre de prérogatives est suffisamment large pour que certains qualifient Saïd Bouteflika de président bis, de régent ou de proconsul de Zéralda. « Abdelaziz Bouteflika est un homme méfiant et soupçonneux, décrypte un initié du sérail.

Il ne fait confiance qu’à sa famille, qui a l’avantage d’être unie et soudée par les épreuves qu’elle a subies au fil des années. Saïd était déjà l’œil et l’oreille du président. Il l’est encore un peu plus depuis qu’il ne quitte plus Zéralda que lors de voyages éclair en Europe pour consulter ses médecins. »

Une aura écrasante

Un retour en arrière permet de mesurer le chemin parcouru par cet homme discret et secret. Né à Oujda, ville marocaine frontalière, en 1957, dernier d’une fratrie de cinq frères, une sœur et trois demi-sœurs, Saïd grandit à l’ombre de ce grand frère dont l’aura était parfois écrasante.

En l’absence du père, mandataire au marché de gros à Oujda et décédé dans de mystérieuses circonstances au plus fort de la guerre d’indépendance, Saïd a été élevé par deux figures tutélaires. La mère, Mansouriah, qui couvait ses enfants comme une mamma italienne, et Abdelaziz, qui faisait presque office de père de substitution. Sa scolarité, il l’accomplit chez les Pères blancs de l’école Saint-Joseph d’El-Biar, sur les hauteurs d’Alger, l’un des meilleurs établissements de la capitale, puis chez les jésuites.

Abdelaziz Bouteflika lors de sa réélection à la présidence de l'Algérie, en compagnie de son frère Saïd, le 10 avril 2009 à Alger. © AP/SIPA

Abdelaziz Bouteflika lors de sa réélection à la présidence de l'Algérie, en compagnie de son frère Saïd, le 10 avril 2009 à Alger. © AP/SIPA

Bien que son grand frère, chef de la diplomatie, passe pour le dauphin de Houari Boumédiène, le jeune Saïd ne fait pas le fanfaron, contrairement aux enfants nantis de la nomenklatura. « Il était effacé, se souvient un camarade de lycée. Pas vraiment le genre à la ramener. Il aimait faire la fête, comme tous les jeunes de son âge, mais on ne lui connaissait pas de frasques. »

Licence en informatique de l’université de Bab Ezzouar en poche, Saïd quitte Alger pour Paris afin de préparer un doctorat en informatique. Nous sommes en 1983. Tombé en disgrâce depuis deux ans, poursuivi dès 1981 par la Cour des comptes, qui avait instruit un procès contre lui pour détournement de deniers publics, Abdelaziz Bouteflika entame une traversée du désert entre la France, la Suisse, la Syrie et les Émirats arabes unis.

La famille vit mal cette descente aux enfers teintée d’opprobre. On pensait que les deux frères roulaient en carrosse, mais ils vivaient plutôt chichement. Abdelaziz est entretenu par des amis algériens ou arabes – Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, l’avait même hébergé en 1984 dans sa villa de Damas –, Saïd connaît des fins de mois difficiles dans un petit studio du 6e arrondissement parisien.

L’ex-ministre des Affaires étrangères retourne au pays, où il est réhabilité politiquement

La disgrâce s’achève en 1987. L’ex-ministre des Affaires étrangères retourne au pays, où il est réhabilité politiquement. La famille récupère les biens qui lui ont été confisqués, et Saïd entame une carrière dans l’enseignement supérieur.

L’aîné baigne dans la politique, le cadet s’en tient à distance. Le premier aime la lumière, le second préfère l’ombre. Marié à une médecin, qui exerce encore aujourd’hui dans un hôpital d’Alger, Saïd fréquente les milieux de la gauche, tendance trotskiste.

Il milite au sein du Conseil national des enseignants du supérieur (Cnes), organise des grèves, distribue des tracts et n’hésite pas, avec ses camarades syndicalistes, à débarquer dans les rédactions de la Maison de la presse pour plaider la cause des travailleurs de l’université.

Son frère au pouvoir

Le tournant arrive en 1999, quand Abdelaziz Bouteflika accède au pouvoir. Une autre vie commence. La fratrie entoure le nouveau président. Sa sœur Zhor, une ancienne sage-femme, lui prépare ses repas.

Aujourd’hui encore, elle veille sur lui comme une maman. Mustapha, spécialiste en ORL (décédé en 2010), devient son médecin personnel. Saïd s’occupe de la régie informatique au siège de la présidence.

Il prend une nouvelle dimension lorsque le chef de cabinet de la présidence, le général Larbi Belkheir, est remercié en 2005, avant d’être nommé ambassadeur au Maroc

Bien qu’il accompagne le chef de l’État à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, il ne se mêle pas de la gestion des affaires. Pas encore. Dans l’ombre, il tisse cependant un solide réseau de connaissances dans toutes les sphères de décision.

Il prend une nouvelle dimension lorsque le chef de cabinet de la présidence, le général Larbi Belkheir, est remercié en 2005, avant d’être nommé ambassadeur au Maroc. « Saïd Bouteflika était à la manœuvre pour amoindrir l’influence de Belkheir, saper sa crédibilité auprès du président pour obtenir finalement sa tête, analyse un ancien conseiller.

Il fallait un grand sens de l’intrigue pour y parvenir tant il est vrai que Bouteflika devait beaucoup à Belkheir, qui lui a facilité son retour aux affaires. Le général éloigné à Rabat, le frère conseiller hérite de sa place dans un échiquier politique aussi vaste que complexe. »

Abdelaziz et Saïd sont étroitement soudés par les liens de famille et de travail. Ils le seront encore davantage après l’ulcère hémorragique dont est victime le chef de l’État en novembre 2005 et qui a failli lui coûter la vie.

Il en réchappe miraculeusement, mais rien ne sera plus comme avant. La maladie, l’âge, l’usure du pouvoir et cette vieille méfiance qui lui dicte de ne faire confiance qu’aux siens aidant, Bouteflika délègue de plus en plus à son jeune frère, qui devient ainsi un rouage précieux au cœur d’un pouvoir ultra-présidentiel. Une nouvelle épreuve lui permet d’asseoir encore davantage son influence.

En avril 2013, le président est victime d’un AVC qui laissera des séquelles irréversibles. On le dit fini politiquement ou encore passible d’une mesure d’impeachment pour cause de maladie grave et handicapante. Mais Bouteflika n’est pas homme à songer à la retraite.

L’effacement graduel de ce dernier dans la gestion quotidienne de la cité place Saïd dans la posture de celui qui décide à la place de son illustre frère

Dans les coulisses, Saïd s’active pour préparer le quatrième mandat. Il récupère le FLN en le confiant à Amar Saadani, supervise la campagne de dénigrement et la stratégie d’affaiblissement du Département du renseignement et de la sécurité (DRS, dissous en 2016) et de son chef, le général major Mohamed Mediène, dit Toufik, se rapproche du patron de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, et mobilise les hommes d’affaires pour financer la réélection du chef de l’État en avril 2014.

L’effacement graduel de ce dernier dans la gestion quotidienne de la cité place Saïd dans la posture de celui qui décide à la place de son illustre frère.

Sur l’influence et la puissance, surfaites ou avérées, de Saïd Bouteflika, les spécialistes se perdent en conjectures. De lui, on dit qu’il nomme et révoque les ministres, promeut et abrège les carrières des hauts gradés de l’armée ou des préfets, dicte la conduire des affaires et paraphe même des décrets à l’insu du président.

On lui prête cette phrase, qu’il répéterait à l’envi à l’oreille des responsables : « Le président vous demande de faire ça… » Vrai ou faux, ce n’est pas l’intéressé qui accréditera ou démentira ces rumeurs. Saïd Bouteflika ne parle jamais aux journalistes.

Discréditer

La vie quasi monastique du conseiller présidentiel, sa timidité et sa réserve concourent à épaissir le mystère qui entoure sa personnalité et son véritable rôle aux côtés du grand frère. Un ancien ministre témoigne : « En dix ans de service dans différents gouvernements, jamais je n’ai eu le moindre contact avec Saïd Bouteflika, ni reçu de lui aucune instruction. »

Un autre, qui a détenu cinq portefeuilles, abonde dans ce sens : « Il ne m’a jamais appelé au téléphone pour me dicter quoi que ce soit. Saïd est le bourourou [oiseau de mauvais augure] qu’on agite pour discréditer le président. Bouteflika a une trop haute idée de la fonction présidentielle pour laisser son frère décider à sa place, a fortiori dans son dos. »

Même Toufik, l’ex-patron des services secrets admis à la retraite en septembre 2015, relativise auprès de ses visiteurs du soir cette supposée influence de Saïd. « Bouteflika ne partagerait jamais le pouvoir, pas même avec le bon Dieu », objecte encore une vieille connaissance du raïs.

Pourtant, d’autres témoins prétendent le contraire, parfois sous le sceau de l’anonymat. L’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal, par exemple, confiait à ses proches recevoir une dizaine d’appels par jour de ce conseiller très spécial. Un ex-ministre du FLN raconte avoir reçu un jour un appel cinglant de Saïd qui lui demandait de « se faire petit ».

Il a fait ses cartons au premier remaniement ministériel pour ne plus réapparaître sur les écrans radars. La puissance est une illusion qui peut s’arrêter du jour au lendemain, philosophe un habitué des arcanes du système. « Regardez le sort réservé à Toufik, observe-t-il. La puissance qu’il s’est forgée au fil des vingt-cinq dernières années s’est écroulée la matinée même où il a été écarté de ses fonctions. »

D’autant plus qu’on lui prête l’ambition de succéder un jour à son frère

De là à penser que Saïd Bouteflika subira le même sort, il y a loin de la coupe aux lèvres. D’autant plus qu’on lui prête l’ambition de succéder un jour à son frère. La rumeur selon laquelle il s’apprêterait à créer un nouveau parti politique pour assouvir ce prétendu désir est récurrente. Et le silence que s’est imposé le président de la République sur son propre avenir politique ne contribue pas à la dissiper.

« Bouteflika n’est pas du genre à désigner un successeur, souligne un vieux routier du sérail qui l’a longtemps côtoyé. Il n’est même pas du genre à entrevoir un dauphin. Abdelmalek Sellal ? Il le juge peu fiable et sans boussole. Ahmed Ouyahia ? Il pense que son impopularité constitue un handicap rédhibitoire. Abdelaziz Belkhadem ? Il l’a excommunié en août 2014 d’un trait de plume pour avoir eu l’outrecuidance de participer à une réunion de l’opposition. Du coup, les gens spéculent et interprètent le mutisme du chef de l’État comme une manière de préparer le terrain au dernier de la famille Bouteflika. »

Passée de mode

Saïd à El-Mouradia ? Le battage autour de cette perspective amuse le patient de Zéralda. Mais quand il devient trop insistant, il s’agace. Comme durant cet été 2015, quand la rumeur a refait surface.

Irrité, Bouteflika convoque dans sa résidence le directeur de cabinet de la présidence pour faire passer son message.

« Si Ahmed, lui dit-il, je sais qui a sorti ces rumeurs. Je vous demande de les démentir. » En conférence de presse, la demande du président donne ceci dans la bouche d’Ahmed Ouyahia : « Je ne pense pas que le peuple algérien soit un peuple monarchiste, ni que le moudjahid Bouteflika ait des visions monarchistes, récite-t-il. Ceux qui connaissent Saïd Bouteflika savent qu’il ne nourrit pas pareil dessein. »

Un ami du conseiller acquiesce, jugeant ridicule qu’on prête de telles prétentions à Saïd. « Il ne veut pas et ne peut pas succéder à son frère, argue-t-il. Après ce qui s’est passé en Tunisie, en Égypte et en Libye, la succession autour des “fils de” ou des “frères de” est passée de mode. Ce n’est pas en Algérie que cela arrivera… »

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