Maroc : jours de colère à Al Hoceima

L’arrestation de Nasser Zefzafi et d’une trentaine de ses proches a ponctué une semaine de vives tensions dans le chef-lieu du Rif. Récit d’une crise sociale qui a pris une tournure politique.

Manifestants brandissant des affiches à l’effigie du leader de la contestation,le 29 mai,à Al Hoceima. © FADEL SENNA/AFP

Manifestants brandissant des affiches à l’effigie du leader de la contestation,le 29 mai,à Al Hoceima. © FADEL SENNA/AFP

fahhd iraqi

Publié le 8 juin 2017 Lecture : 5 minutes.

Si ramadan est un mois où les familles marocaines aiment à déguster, au moment du ftour, leur bol de harira en regardant l’un des sitcoms diffusés entre deux écrans de pub sur les chaînes nationales, le feuilleton à succès cette année suscite plus l’inquiétude qu’il n’invite à la détente. Son nom : « Hirak du Rif », un mouvement de protestation qui secoue depuis sept mois Al Hoceima. Dans le premier rôle : Nasser Zefzafi, 39 ans, illustre inconnu jusqu’à cette funeste soirée du 28 octobre 2016 au cours de laquelle Mouhcine Fikri est mort, broyé dans une benne à ordure où il s’était jeté dans une tentative désespérée de sauver sa cargaison de poissons.

Depuis cet accident atroce, des manifestations sont régulièrement organisées dans le chef-lieu de ce Rif réputé pour son histoire jalonnée de conflits avec le pouvoir central. Presque chaque semaine, des jeunes battent le pavé pour dénoncer pêle-mêle la corruption, le chômage de masse, l’insuffisance des infrastructures, la pauvreté… Autant de fléaux communs à tout le Maroc.

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« Les autorités pensaient que la crise allait s’estomper d’elle-même, nous explique un élu local. Il faut dire qu’à l’époque le Maroc n’avait même pas de véritable gouvernement pour réagir, mais juste des ministres chargés de gérer les affaires courantes. »

Se montrer fiers de notre culture et de notre identité ne fait pas de nous des traîtres

La nomination d’un nouveau gouvernement n’arrangera pourtant pas les choses, bien au contraire. Le 14 mai, le nouveau ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit (un enfant du Rif dont la nomination à ce poste avait été interprétée pourtant comme un signe d’apaisement), s’est invité à une réunion de concertation entre les chefs des partis de la majorité gouvernementale pour exposer la situation à Al Hoceima.

Le communiqué rendu public à l’issue de la rencontre contient une formule de trop. C’est la goutte qui va faire déborder le vase. Il évoque « l’instrumentalisation des revendications des habitants de la province d’Al Hoceima de façon à nuire à l’intégrité territoriale du royaume ». Les membres du Hirak, soupçonnés depuis plusieurs mois déjà de bénéficier d’un soutien extérieur, interprètent naturellement la formule comme une franche accusation de traîtrise.

« Oui, nous organisons des sit-in, parfois à des dates qui ont une signification pour les Rifains [comme celle du 5 février, date anniversaire de la disparition d’Abdelkrim El Khattabi]. Oui, certains d’entre nous se drapent du drapeau amazigh durant les manifestations… Mais se montrer fiers de notre culture et de notre identité ne fait pas de nous des traîtres, s’insurge un jeune du Hirak. Nous traiter de séparatistes est un raccourci commode, mais il risque de se retourner contre ceux qui l’utilisent. »

Nasser Zefzafi dans les rues d’El Hoceima, le 7 février 2017. © Mohamed Drissi K. pour JA

Nasser Zefzafi dans les rues d’El Hoceima, le 7 février 2017. © Mohamed Drissi K. pour JA

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Une enveloppe budgétaire de 9 milliards de dirhams

D’ailleurs, la réponse du Hirak à ce faux pas de la majorité gouvernementale, qui a retiré la phrase objet de la polémique vingt-quatre heures plus tard, a été mesurée : la manifestation qui a réuni le 18 mai des milliers de personnes n’a été émaillée d’aucun incident, démontrant le pacifisme et la maturité du mouvement. Le gouvernement, de son côté, a tenté de se rattraper.

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Le lundi 22 mai, une délégation comprenant plusieurs ministres et patrons d’établissements publics s’active sur le terrain devant les caméras des télévisions publiques. Création à Al Hoceima d’un noyau universitaire, rénovation des établissements scolaires, recrutement de cinq cents enseignants, réhabilitation et équipement du centre d’oncologie, accélération des différents projets du plan Manarat Al Moutawassit, programme de finalisation de la voie express entre Al Hoceima et Taza…

Les annonces s’enchaînent, pour une enveloppe budgétaire de quelque 9 milliards de dirhams (environ 820 millions d’euros). L’effet est quasi immédiat : le Hirak annonce une trêve jusqu’au 21 juillet, date de la prochaine manifestation, où il espère mobiliser plus de 1 million de personnes et maintenir ainsi la pression. Mais le répit sera de courte durée.

Dans un monologue de cinq minutes, l’ancien vigile et réparateur de téléphones couvre d’insultes l’imam de la mosquée

Dans l’après-midi du vendredi 26 mai, une vidéo de Nasser Zefzafi hurlant dans une mosquée d’Al Hoceima fait le buzz sur le web. Celui qui se présente comme le leader du Hirak a troqué son jean contre un burnous et Karl Marx et Nelson Mandela contre Omar Ibn al-Khattab. Dans un monologue de cinq minutes, où il s’efforce de parler comme un alem, l’ancien vigile et réparateur de téléphones couvre d’insultes l’imam de la mosquée.

« C’est un charlatan qui émet des fatwas avec le Makhzen pour violer nos femmes », lance-t-il au micro arraché au préposé religieux. Le « péché » du salarié du ministère des Affaires islamiques qui a provoqué l’ire de Zefzafi et de ses acolytes ? La lecture du prêche officiel distribué ce vendredi aux quatre-vingts imams de la province d’Al Hoceima. Un prêche dont la thématique peut être perçue comme inopportune au vu des circonstances : « La sécurité est une bénédiction », avec un texte où se multiplient les appels à éviter la fitna (« l’anarchie »).

Décapiter le Hirak

La prise de parole brutale de Zefzafi, qui a de surcroît interrompu la prière, incite le procureur d’Al Hoceima à engager des poursuites contre lui pour « entrave à la liberté de culte ». Mais le leader du Hirak arrive dans un premier temps à prendre la fuite, après que les habitants de son quartier ont empêché les forces de l’ordre d’arriver jusqu’à son domicile. C’est ainsi qu’Al Hoceima va vivre les premiers jours du ramadan au rythme des rafles policières.

Après avoir fermé les yeux pendant plusieurs semaines, les responsables sécuritaires optent finalement pour la méthode forte et semblent plus que jamais déterminés à décapiter le Hirak. Au cours du week-end, une trentaine de membres du mouvement sont écroués, dont Zefzafi, retrouvé dans une planque après quarante-huit heures de cavale et actuellement en garde à vue prolongée.

Une campagne intense de décrédibilisation est menée à son égard. De fait, les éléments de son interrogatoire qui ont fuité et la perquisition de sa cachette semblent accréditer la version d’un soutien étranger au Hirak. Mais, de leur côté aussi, les autorités jouent gros. Depuis cette vague d’arrestations, des manifestations se tiennent chaque soir à Al Hoceima. Et, dans plusieurs autres villes du royaume, les forces de l’ordre font ce qu’elles peuvent pour disperser, parfois en recourant à la force, les sit-in de solidarité avec le Rif. Le tout dans le silence assourdissant des responsables politiques et associatifs, qui ont démontré leur impéritie et leur incapacité à servir de médiateurs entre le pouvoir et la rue. Entre-temps, c’est tout le Maroc qui retient son souffle, craignant que les manifestations d’Al Hoceima ne fassent tache d’huile.

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