Dans ce dossier
La Tunisie sur le qui-vive
Nous y fréquentions en effet Chabbi et Gibran, Diderot et Hugo, Poe et Wordsworth, Goethe et Schiller, mais aussi, et dans leur antique langue, Xénophon et Homère, Apulée et Sénèque.
Nos profs, enfin souverains chez eux, nous apprenaient à le devenir, en gravant sur nos visages et dans nos têtes ensoleillées une patrie neuve et ouverte à tous les bons vents.
Pourtant, c’est seulement ces dernières années, depuis 2011, que j’ai mesuré l’ampleur de la grande illusion et de l’amer savoir que nos élites intellectuelles ont cru insuffler pendant près d’un siècle pour servir de rempart contre l’assaut des ignorances, chaque fois plus monstrueuses et plus mortifères.
« Un horizon désespérément vide »
Comme dans Le Désert des Tartares, de l’Italien Dino Buzzati, nos regards de vigiles se sont épuisés à scruter un horizon désespérément vide, quand l’ennemi était parmi nous et en nous, diffus et partout, rongeur de nos énergies à combattre le moment venu.
Dès ce jour où Rached Ghannouchi, gourou tunisien de l’islam « politicien » a atterri à l’aéroport de Tunis-Carthage, après vingt ans d’exil volontaire, accueilli par le même hymne qui, jadis, a célébré l’entrée du prophète Mohammed à Médine en 622 (l’an I de l’hégire), nous avons tous souri à l’inanité de cette mise en scène d’un mimétisme caricatural.
De même, lors du triomphe en 2012 de ce parti, Ennahdha, aux élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC), son secrétaire général, devenu chef de l’exécutif, a accentué le trait et le ton de ce que nous avions pris pour un excès d’emphase. Dans son premier meeting, à Sousse, il a en effet évoqué « un instant divin, lahdha rabbanyya ! », c’est-à-dire « annonciateur du Ve califat ! »
Enracinement de l’islam politique
Cinq ans après ces deux séquences « inaugurales » que la gent politique et intellectuelle dite « progressiste » a prises pour de la vaine rhétorique, nous constatons, partout, l’enracinement d’Ennahdha et de l’islam politique le plus têtu et le plus radical, des rouages de l’État au plus intime des comportements sociaux.
Le chemin vers la sécularisation du vécu citoyen et de l’espace civil, que les réformes engagées et imposées par la seule stature autoritaire de Bourguiba avaient ouvert, alors qu’il nous semblait être une vaste autoroute, paraît aujourd’hui obstrué.
Ils semblent désormais loin, très loin de nos rues, de nos écoles, de nos lycées, de nos universités, de nos médias, ces textes vivifiants pour les esprits avides de liberté qui faisaient débattre jeunes et moins jeunes sur l’avenir de la culture humaniste et seulement humaine.
Ceux de l’Égyptien Taha Hussein ou de son contemporain tunisien Tahar Haddad. Ceux qui, comme tant d’autres dans l’univers islamique, nous ont fait rêver à un monde et à des sociétés où l’humain, seul, gère ses « affaires » ici-bas, abandonnant les « affaires du Ciel » à « Celui-là qui y règne sans partage » et, surtout – du moins pour l’islam sainement compris et pratiqué –, sans « conseillers » autoproclamés.