Comment Ebola a relancé le cinéma au Liberia

L’épidémie, qui a entraîné la fermeture des frontières et compliqué l’approvisionnement en DVD produits au Nigeria, a paradoxalement boosté l’industrie cinématographique libérienne.

Killer Bean posant près du marché de Waterside à Monrovia. © François Beaurain

Killer Bean posant près du marché de Waterside à Monrovia. © François Beaurain

Publié le 17 mai 2017 Lecture : 5 minutes.

Cinéma Christa dans le quartier de Pâtes d’Oie à Dakar, le 26 mars 2013. © Photo de Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique
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Septième art : quand l’Afrique fait son cinéma

Alors que s’ouvre le Festival de Cannes, dans le sud de la France, la production africaine apparaît toujours comme le parent pauvre de l’industrie cinématographique mondiale. Pourtant, avec les moyens qui sont les siens, le continent fait preuve d’une inventivité remarquable, parfois à rebours des canons internationaux. Et si c’était là sa chance ?

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«Rolling and action ! » Avec ces quelques mots prononcés d’un ton assuré, Varney D. Boss, de son vrai nom Depasky Mulbah, dirige son équipe de tournage, aujourd’hui composée d’un cameraman et de deux acteurs. Les prises se succèdent et ne se ressemblent pas, les acteurs modifiant leurs dialogues comme s’ils improvisaient. Où se trouve le script ? Sans un mot, Depasky indique sa tête. Ce jeune metteur en scène de 25 ans, qui est aussi acteur et scénariste, ne semble pas s’en formaliser. Malgré son jeune âge, il semble bien sûr de lui : le cinéma est toute sa vie et il a déjà plus de vingt-cinq films à son actif, dont cinq en tant que réalisateur.

Fervent admirateur de Donald Trump, Mulbah apprécie son charisme, son discours cru, et l’idée de son dernier film, Go Home, est une comédie inspirée par la dernière élection présidentielle américaine et les conséquences d’un durcissement des politiques migratoires pour les nombreux travailleurs libériens vivant aux États-Unis. Le film raconte les mésaventures de deux deportees libériens, Freddy et Varney, renvoyés du jour au lendemain au pays.

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Si Freddy peine à retrouver la confiance des siens, sciemment snobés durant plusieurs années, le second constate avec amertume que l’argent durement gagné et envoyé au pays pendant plusieurs années de dur labeur a été littéralement « mangé » par sa famille. Avec cette satire sociale et un budget de quelques centaines de dollars, le cinéma de Mulbah détonne dans une production dominée par les films d’action et de magie noire.

Ebola

À l’autre bout de Monrovia, Abdul-Karim Sheriff, 28 ans, tourne une scène d’action dans les ruines d’un ancien hôtel de luxe pour son nouveau film, un blockbuster local dont le budget avoisine les 5 000 dollars. Le rôle principal est tenu par Killer Bean, la star montante du cinéma libérien, un ancien champion de karaté converti au cinéma et fervent admirateur de Jean-Claude Van Damme. Appelé Bloodline, ce film propose une immersion dans le milieu des trafiquants de drogue et reprend les codes des films américains – dans un univers typiquement libérien.

Du jour au lendemain, les ventes de DVD ont été multipliées par dix

Tout comme Mulbah, Sheriff fait partie de cette toute jeune génération de metteurs en scène qui, d’une manière assez inattendue, ont vu leur carrière boostée par l’épidémie d’Ebola qui a récemment fait des ravages en Afrique de l’Ouest.

En imposant la fermeture des frontières fin 2014, l’épidémie a en effet donné un coup d’arrêt aux importations de DVD en provenance de la toute-puissante industrie nigériane (Nollywood, plusieurs centaines de films par an) et a offert une bouffée d’oxygène à une production locale qui peinait depuis plusieurs années à exister. Obligeant les gens à rester à la maison, la peur de la contagion n’a fait qu’amplifier la demande et, du jour au lendemain, les ventes de DVD ont été multipliées par dix.

Le public a pris goût aux films locaux en krio, le créole local

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Des acteurs libériens qui menaient leur carrière au Ghana et au Nigeria sont rentrés au pays pour profiter de cette manne. Dans leur sillon, toute une génération d’acteurs et de metteurs en scène a vu le jour, portant la production de films libériens à un pic de quatre-vingts films pendant l’épidémie. Du jamais-vu dans le pays.

Le Liberia a été déclaré « Ebola free » en septembre 2015, autorisant la réouverture des frontières et l’importation de films. La période d’euphorie pour le cinéma libérien, désormais surnommé « Lollywood », est bel et bien révolue. Mais le public a pris goût aux films locaux en krio, le créole local. Plus proche des préoccupations et de la sensibilité des Libériens, la production de films se maintient néanmoins malgré le piratage et les difficultés de financement.

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Le milieu se professionnalise doucement et la première chaîne internet uniquement consacrée à Lollywood a vu le jour début 2017 (www.monrotv.com). Certains producteurs ambitieux n’hésitent plus à tourner des films en anglais afin de pouvoir exporter leur production vers le Ghana et le Nigeria.

Série : Malawala Balawala

Quasiment trente ans après, les gens dans la rue reconnaissent encore le visage rond et jovial de Kekura Kamara, l’acteur principal et réalisateur de la première série télévisée libérienne, intitulée Malawala Balawala (« je n’y crois pas, mais vous devriez le croire »). Diffusée en 1988, inspirée d’une légende locale, elle a rencontré le succès jusqu’en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire et en Guinée. Le scénario ? Un forgeron se croyant tout-puissant défie un génie en installant son atelier sur un lieu sacré. Pour se venger, ce dernier lui jette un sort, le rend aveugle et lui fait subir pendant trente-cinq épisodes toutes sortes de mésaventures…

Même si le cinéma libérien demeure de médiocre qualité dans son ensemble, il est désormais bel et bien ressuscité et participe à la reconstruction d’un pays traumatisé par deux guerres civiles

En 1990, fuyant la guerre, Kekura Kamara a tout abandonné pour se réfugier en Côte d’Ivoire. Les archives de la télévision nationale et son studio pillés, il a cru sa série définitivement perdue. Ce n’est qu’en 2009, lors d’un voyage aux États-Unis, qu’il en a découvert par hasard un DVD pirate. Le vendeur refusant de le lui céder, Kamara a dû le racheter pour pouvoir le faire rééditer. Et c’est avec nostalgie qu’il évoque aujourd’hui les années 1980. Il avait alors de vrais moyens de production et une troupe d’acteurs professionnels à sa disposition. Rien à voir, selon lui, avec le cinéma actuel.

Mais la réédition de Malawala Balawala et le renouveau du cinéma libérien lui permettent d’envisager de tourner la suite de cette série mythique et de renouer avec son passé. Car, au-delà des centaines de milliers de morts, les quatorze années de guerre civile ont aussi anéanti une partie de la culture et de la mémoire de ce pays. Et, même si le cinéma libérien demeure de médiocre qualité dans son ensemble, il est désormais bel et bien ressuscité et participe à la reconstruction d’un pays traumatisé par deux guerres civiles.

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