Tunisie : Manel Mahdouani réhabilite le tatouage berbère

Le tatouage revient peu à peu à la mode en Tunisie. Révélée par un documentaire, la jeune Manel Mahdouani milite en faveur de cette riche tradition.

Manel Mahdouani, diplômée des Beaux-Arts de Tunis, s’est passionnée pour les pratiques de ses ancêtres berbères. © DR

Manel Mahdouani, diplômée des Beaux-Arts de Tunis, s’est passionnée pour les pratiques de ses ancêtres berbères. © DR

Publié le 15 février 2017 Lecture : 5 minutes.

Elle arrive au café M’rabet de Tunis, flanquée d’un ami et d’un grand carnet de croquis. S’excuse, l’air gêné, de n’avoir pu se manifester plus tôt. « Il m’arrive de disparaître des radars, comme ça, de temps à autre », glisse l’énigmatique jeune femme. Sur son frêle avant-bras, chevauchant de minuscules veines bleues, se déploient des branchages symétriques et gracieux. « Ce sont des motifs de palmiers, issus de trois régions de Tunisie, explique Manel Mahdouani. Je me suis tatouée ça il y a quelques mois, pendant le tournage du documentaire d’Arte. »

Depuis la diffusion sur la chaîne franco-allemande de Tunisie, l’art du tatouage berbère, en septembre 2016, la tatoueuse est assaillie de demandes. « Beaucoup de jeunes Tunisiens redécouvrent la beauté de ces dessins qui leur semblaient ringards, dénués d’intérêt. Je vois même arriver des étrangers qui n’ont jamais mis les pieds en Tunisie et qui veulent se faire tatouer des symboles amazighs », s’étonne Manel, pour qui le film a été une véritable révélation.

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« Avant, je m’intéressais au tatouage berbère, mais le sujet me paraissait trop vaste, comme infranchissable. » Aujourd’hui, son espace mental est saturé de motifs mystérieux, où se devinent des joies, des tragédies intimes, où s’esquisse un pan méconnu de l’histoire et de la culture tunisiennes. Des symboles qui posent une infinité de questions, souvent dérangeantes.

La mémoire dans la peau 

La première, sans doute la plus obsédante : pourquoi les femmes ont-elles – presque – tout oublié ? Avant, raconte Manel, les mémoires des femmes étaient gravées sur leur peau. En observant leurs tatouages, on pouvait savoir de quelle région elles venaient, si elles étaient aimées, combien d’enfants elles avaient eu, combien elles en avaient perdu.

Manuel Mahdouani s'est faite tatouer trois érgions de Tunisie sur l'avant bras. © DR

Manuel Mahdouani s'est faite tatouer trois érgions de Tunisie sur l'avant bras. © DR

« Les vieilles dames que j’ai rencontrées pendant le tournage du film savent reconnaître un motif de serpent, de scorpion ou d’olivier, affirme Manel Mahdouani. Mais la signification, la symbolique de ces tatouages leur échappe, malheureusement. » Des peaux parcheminées qui ne se livrent plus, un langage ancestral que les mères ne transmettent plus. Voilà l’histoire mutique et douloureuse que Manel veut raconter.

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Apparue il y a six mille ans en Tunisie, la pratique du tatouage a brutalement décliné à partir des années 1960. D’aucuns pointent du doigt l’islamisation de la société, mais, pour la jeune tatoueuse, c’est un peu plus complexe : « Il est vrai que l’islam interdit l’altération du corps et que des vieilles femmes sont parfois harcelées à La Mecque à cause de la foula [« fève », en arabe] qu’elles ont sur le menton ou le front. Cela dit, l’islam existe depuis le VIIe siècle en Tunisie, et ça n’a pas empêché les populations amazighs de perpétuer cet héritage. »

Le retour de l’identité amazigh

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D’après le documentaire réalisé par Myriam Bou-Saha pour Arte, les femmes ont, entre autres renoncements, cessé de se faire tatouer lorsqu’elles ont commencé à étudier et à intégrer le marché du travail. Mais Manel Mahdouani avance une troisième explication : « N’oublions pas que Bourguiba n’a cessé de réprimer les Amazighs et d’occulter leur culture. L’héritage carthaginois a toujours été mis en avant, reléguant le nôtre au rang de l’oubli. »

Manel Mahdouani est originaire des Jlass, une tribu berbère du centre de la Tunisie. Visible jusqu’au 27 février au palais Ksar es-Saïd de Tunis, l’exposition « L’éveil d’une nation » montre un tableau de Louis-Émile Bertrand dépeignant le massacre des Jlass à Kairouan, après leur soulèvement contre la signature, le 12 mai 1881, du traité du Bardo instaurant le protectorat français. « Les Jlass ont toujours été un peuple combatif et fier », sourit Manel, qui couve, au fond de ses grands yeux tristes, une étincelle de cette colère ancestrale.

Faire tomber les tabous 

Pour autant, elle ne se décrit pas comme une militante des droits amazighs. « Je suis plutôt curieuse de mon histoire et de mon passé. Et j’aimerais, à mon modeste niveau, contribuer à exhumer cette facette refoulée de la culture tunisienne. » Avec un journaliste français, Manel prépare une encyclopédie du tatouage berbère. Un projet pour lequel elle se documente avidement. « Myriam Bou-Saha m’a fourni pas mal de thèses et de livres sur le sujet, rarement écrits par des Tunisiens », déplore la jeune femme, qui doit aussi songer à gagner son pain. « Je n’ai pas encore les moyens d’ouvrir mon tattoo shop. Je me déplace donc chez mes clients, pour l’instant. »

Manel doit aussi lutter contre la stigmatisation de son métier. Passée par les Beaux-Arts de Tunis, elle décide d’étudier le tatouage, de plus en plus prisé par la jeunesse depuis le vent de liberté qui a soufflé sur le pays en janvier 2011. « Malgré une certaine tolérance envers le tatouage, qui commence à se propager, beaucoup de gens refusent toujours d’en entendre parler », regrette la tatoueuse.

Et de poursuivre, d’un air abattu : « Même ma famille, mon père surtout, a du mal à accepter mon choix de vie. » N’a-t-il pas été fier de voir un documentaire consacré au travail de sa fille ? « Je pense que oui, même s’il ne l’a jamais avoué », sourit la jeune femme, avec une lueur de joie enfantine dans les yeux.

MAGHREB : LE SENS DES TATOUAGES, DE LA GAZELLE À l’œil DE PERDRIX

Au Maghreb, le tatouage possède plusieurs fonctions : signe d’appartenance à une tribu ou de distinction sociale, amulette indélébile censée porter chance, préserver la virginité des jeunes filles ou protéger du mauvais œil, des maladies, etc.

« Mais c’est avant tout un outil puissant de séduction, rappelle Manel Mahdouani. On disait d’une femme non tatouée qu’elle ressemblait à un homme », raconte une vieille dame du Sahel tunisien dans le film d’Arte. À la puberté, un premier tatouage, souvent un œil de perdrix (symbole de beauté et de grâce) était gravé sur le visage des filles pour annoncer qu’elles étaient prêtes à se marier.

La veille des noces, les fiancés conduisaient leurs promises chez le tatoueur pour leur offrir des motifs de gazelle (symbole de beauté) ou de grenouille (fécondité et prospérité), « comme on offre aujourd’hui une parure en or », explique la tatoueuse tunisienne. D’autres symboles étaient plébiscités par les futurs époux, comme l’olivier (force vitale, bienfaisante), la lune (stabilité, fécondité) et l’ancre (solidité, fidélité).

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