Akinwumi Adesina : « L’électricité, c’est le sang de l’économie »

Élu en mai 2015 à la tête de la Banque africaine de développement, le Nigérian nourrit de grandes ambitions pour le continent. Ses priorités : l’énergie et l’agriculture.

Akinwumi Adesina est le président de la Banque africaine de développement © Vincent Fournier/J.A.

Akinwumi Adesina est le président de la Banque africaine de développement © Vincent Fournier/J.A.

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 25 février 2016 Lecture : 9 minutes.

S’il est quelqu’un qui persiste à se dire optimiste pour l’Afrique en ces temps où la croissance se contracte sous l’effet d’un recul des prix des matières premières, c’est bien Akinwumi Adesina, le nouveau président de la Banque africaine de développement (BAD). Les formidables potentialités du continent l’y encouragent. Qu’il s’agisse de sa démographie, de ses sources d’énergie, de ses terres arables ou de l’émergence d’une vraie appétence pour la démocratie, les atouts de l’Afrique abondent.

Encore faut-il les exploiter… C’est pourquoi le continent a besoin de la mobilisation de son épargne, et donc de l’appui des investissements étrangers, afin de transformer enfin ses matières premières – et cela dans le respect de l’environnement. Parmi les priorités qu’il a fixées à la BAD, Akinwumi Adesina en privilégie deux : l’électrification, qui pourrait valoir à l’Afrique une croissance à deux chiffres, et l’agriculture, car « l’Afrique nourrira le monde », prédit-il.

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Jeune Afrique : Comment se porte l’Afrique en ces temps troublés où le monde en développement n’est plus aussi dynamique ?

Akinwuni Adesina : L’Afrique se porte très bien et réagit positivement aux défis de la conjoncture. Son taux de croissance devrait atteindre environ 3,6 % en 2015. Même si ce rythme est en recul par rapport aux 6 % ou 7 % des années 2000, il demeure significatif et encourageant. Certains signes ne trompent pas sur la pérennité de cette croissance. Les envois financiers des émigrés africains atteignent 56 milliards de dollars par an [environ 52 milliards d’euros], ce qui signifie que les Africains croient en l’Afrique.

Le monde entier constate que les taux de rentabilité des capitaux placés sur notre continent sont élevés, aussi bien dans notre sous-sol que dans notre agriculture. Du coup, les investissements étrangers en Afrique atteignent 64 milliards de dollars par an. La Chine, qui apportait en 2000 environ 20 milliards de dollars, en investit 200 milliards aujourd’hui. Cet intérêt ne se démentira pas.

La chute des prix des matières premières et le ralentissement de la Chine provoquent un tassement de la croissance. L’afro-optimisme est-il toujours d’actualité ?

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Je reste très optimiste pour l’Afrique. Elle possède 65 % des terres arables de la planète. Elle a une population jeune, un avantage démographique que nous devons transformer en avantage économique. Ses potentialités sont immenses. Rien que dans l’énergie renouvelable, nous pourrions tirer 11 térawatts du soleil, 350 gigawatts de nos fleuves, 110 gigawatts de nos vents et 15 gigawatts de la géothermie. Mais les potentialités ne suffisent pas et il faut débloquer les investissements nécessaires dans l’énergie, les télécoms, l’agriculture, les routes ou les ports. Nos besoins sont immenses et les investisseurs commencent à se dire : « Si nous ne sommes pas en Afrique aujourd’hui, où irons-nous ? »

Les Brésiliens, par exemple, peuvent nous conseiller sur le développement de nos savanes, suivant l’exemple de la transformation réussie du Cerrado

Le partenariat Sud-Sud qui se renforce d’année en année est-il une chance pour l’Afrique ?

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Il est fondamental, car la Chine, l’Inde ou le Brésil nous ont devancés sur la voie du développement et peuvent nous faire profiter de leur expérience et de leurs innovations. Nos relations se multiplient, comme le prouvent les sommets économiques sino-africains ou indo-africains. Les Brésiliens, par exemple, peuvent nous conseiller sur le développement de nos savanes, suivant l’exemple de la transformation réussie du Cerrado.

Pensez-vous qu’il existe une voie typiquement africaine vers le développement ?

Elle suppose la confiance en soi pour imaginer sa propre politique, mais aussi une approche régionale. En effet, le commerce des États africains entre eux représente à peine 10 % de leurs échanges totaux. En Asie, le même commerce régional pèse 45 % et en Europe 65 %. Voilà pourquoi la BAD met l’accent sur les routes et les voies ferrées, qui doivent relier les pays côtiers et les pays enclavés, ou encore sur l’énergie. Prenez le barrage d’Inga, en RD Congo : si l’on exploitait sa potentialité de 44 gigawatts, nous réglerions un tiers de tous les besoins en électricité de l’Afrique. Le moment est venu pour l’Afrique de se développer par elle-même.

Cette voie passe-t-elle par une industrialisation qui fait défaut au continent ?

L’Afrique a eu le tort de se contenter d’exporter ses matières premières agricoles, minières ou pétrolières sans les transformer. Cela la rend vulnérable à la volatilité de leurs prix, comme nous le constatons en ce moment. Sa part dans la production de produits manufacturiers mondiaux est de 2 %, et ce pourcentage ne progresse pas. Pis, cette situation ne crée aucun emploi. C’est pourquoi j’ai fixé cinq priorités à l’action de la BAD, qui ne finance pas du tout les activités portant sur les produits de base bruts : d’abord « allumer » l’Afrique, ensuite la nourrir, puis l’industrialiser et l’intégrer, enfin améliorer la qualité de la vie des Africains.

C’est vraiment l’électrification de l’Afrique qui est la priorité. Quelque 645 millions d’Africains sont privés de courant, soit la moitié de la population du continent. Avec l’électricité, l’industrie tourne, les PME travaillent et l’émigration pourrait être réduite. Comme les insectes, les hommes vont spontanément vers la lumière. L’électricité, c’est l’équivalent du sang pour l’économie. Cette année, nous croissons de 3,6 % sans électricité ; si nous en disposions, nous afficherions des taux de croissance à deux chiffres !

Cette industrialisation est-elle compatible avec les exigences environnementales liées à la lutte contre le dérèglement climatique ?

L’Afrique ne contribue que pour 4 % aux émissions mondiales de gaz à effet de serre, mais c’est elle qui souffre le plus du réchauffement climatique, comme le prouvent les sécheresses actuelles en Éthiopie ou en Afrique du Sud. La croissance verte est évidemment dans l’intérêt de l’Afrique, mais il faut l’aider à y parvenir car les grands pollueurs ne paient pas le prix des souffrances qu’ils lui infligent. Il nous faut des systèmes de financement adaptés. L’Afrique ne peut pas être victime deux fois.

Il nous faut transformer nous-mêmes notre cacao en chocolat, mais aussi notre coton en textile, notre café en dosettes ou notre pétrole brut en essence

Dans quels secteurs l’Afrique peut-elle profiter de la mondialisation ?

En priorité dans l’agriculture, à condition d’ajouter de la valeur à nos produits de base. Nous produisons 75 % du cacao mondial, mais nous ne participons que pour 2 % au chiffre d’affaires du marché du chocolat. Il nous faut transformer nous-mêmes notre cacao en chocolat, mais aussi notre coton en textile, notre café en dosettes ou notre pétrole brut en essence. Pour nous insérer dans les chaînes de valeur et en profiter, nous devrons nous situer en tête de chaîne et pas à la base, comme actuellement.

Ne faudrait-il pas aussi diversifier les économies ?

La concentration de nos exportations vers un nombre restreint de marchés, comme la Chine, nous rend vulnérables. La volatilité et la baisse des cours provoquent des déficits de nos comptes courants, mais aussi des déficits budgétaires et une chute de nos monnaies. La BAD aide les pays à mieux gérer leur espace macroéconomique. Les ressources naturelles de l’Afrique sont estimées à 82 000 milliards de dollars. Il importe de ne pas les gaspiller, et la BAD va mettre en place des centres de ressources naturelles afin que celles-ci soient gérées en toute transparence et au profit des 500 millions d’Africains qui vivent avec moins de 1,25 dollar par jour. L’Afrique n’est pas pauvre, mais elle compte beaucoup de pauvres.

La forte croissance démographique peut être une chance si l’emploi se développe, mais un handicap si le marché du travail est en repli…

Les secousses qui ont affecté l’Égypte, la Tunisie ou le Burkina Faso s’expliquent aussi parce que leur jeunesse abondante ne trouve pas de travail. C’est le problème structurel d’une croissance qui ne crée pas d’emplois. On ne mange pas le PIB. Dans ces conditions, comment une partie des 15 millions de jeunes qui arrivent sur le marché du travail chaque année ne choisirait-elle pas la voie de l’émigration ? La BAD a fait une priorité de l’accès des jeunes au financement de leurs activités, dans l’agriculture comme dans les PME.

Quels pays africains peut-on citer en exemple ?

Beaucoup peuvent être cités, car le niveau démocratique de l’Afrique s’est amélioré, comme le prouvent le Ghana, le Sénégal ou le Nigeria. Nous constatons une participation grandissante des populations à la gestion des ressources, mais aussi à la vie politique.

L’Afrique a-t-elle les moyens de son développement ?

Elle a fait beaucoup avec les moyens dont elle disposait : les 165 milliards de dollars accumulés dans ses fonds souverains et les 56 milliards envoyés chez eux par les émigrés, qui dépassent désormais l’aide publique étrangère. Mais il reste beaucoup à faire et pas assez d’argent pour le faire. Nous avons toujours besoin d’un soutien international, mais non de cadeaux. Il nous faut des investissements qui engendrent un effet de levier pour mobiliser nos ressources nationales.

Faute d’énergie propre pour faire la cuisine, 600 000 Africains meurent chaque année de maladies respiratoires

Quels enseignements tirez-vous des Objectifs du millénaire pour le développement [OMD], auxquels succèdent les Objectifs de développement durable [ODD] ?

Les OMD décidés par l’ONU ont incontestablement permis des progrès en matière de réduction de la pauvreté, de formation des filles, d’accès à l’eau ou aux soins. Restent des défis considérables : 20 des 24 pays dont le taux de dénutrition est le plus élevé au monde sont africains. Faute d’énergie propre pour faire la cuisine, 600 000 Africains meurent chaque année de maladies respiratoires. Nous revenons toujours au même problème : l’absence d’énergie.

Je salue les efforts du président François Hollande pour mettre l’accent sur ce problème lors de la COP21 [Conférence des Nations unies sur le climat, à Paris]. Ils permettront à la BAD de réussir la mission qui lui a été confiée par le G7 et les ministres africains de l’Environnement : « l’Initiative pour l’énergie renouvelable africaine ». Celle-ci prévoit de fournir 300 gigawatts renouvelables en 2030. Comme me l’a dit, en septembre à New York, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, si les ODD ne réussissent pas en priorité en Afrique, ils seront un échec.

Souhaitez-vous que des chefs d’entreprise entrent en politique, à l’image de Lionel Zinsou au Bénin, pour accélérer le développement économique ?

La politique appartient à tous et il ne faut pas laisser aux incompétents la gestion des affaires publiques. Il est donc bon que des gens d’expérience entrent en politique, qu’ils viennent du secteur public ou du privé.

Quels vœux formez-vous pour 2016 ?

Avant toute chose, je souhaite que le continent retrouve la paix. Car c’est une condition indispensable à son développement et à sa prospérité. Ensuite, je forme deux vœux : que l’Afrique avance sur la voie de l’électrification, car elle est fatiguée de marcher dans l’obscurité ; et qu’elle transforme son agriculture, car elle va nourrir le monde. Dans les deux cas, cela relève de ma responsabilité.

UN HOMME DE LA TERRE

C’est un homme féru d’agriculture qui a été élu à la tête de la Banque africaine de développement (BAD) le 28 mai 2015. Né en 1960 au Nigeria, Akinwumi Adesina a obtenu une licence d’agroéconomie à l’université d’Ife, en 1981, avant de devenir docteur en politique de développement agricole à l’université de Purdue (États-Unis), en 1988. Puis il entre à la Fondation Rockefeller comme économiste ; il en devient le directeur à la sécurité alimentaire, puis le directeur régional pour l’Afrique du Sud (1998-2008). Il est ensuite nommé vice-président de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique.

En 2011, Adesina est nommé ministre de l’Agriculture par le président nigérian Goodluck Jonathan. Très proche de Ngozi Okonjo-Iweala, sa collègue ministre des Finances et directrice de la Banque mondiale, il entreprend de lutter contre la corruption sévissant dans son secteur. Il entend « éliminer tout le bordel au cœur du système », qui rend opaque notamment la gestion et la distribution des engrais. En 2013, le magazine Forbes l’élit « Africain de l’année » pour ses réformes dans l’agriculture. Il a par exemple mis au point un porte-monnaie électronique qui approvisionne les agriculteurs en intrants subventionnés via leur téléphone portable, ce qui évite les détournements de fonds.

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