Société

De la Libye au Mali, la bataille diplomatique entre l’Algérie et le Maroc s’intensifie

Offres de médiation concurrentes au Mali et en Libye, lutte d’influence à l’Union africaine, le tout assorti de déclarations peu amènes… La joute diplomatique entre Rabat et Alger a repris de plus belle.

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Mis à jour le 29 octobre 2020 à 12:31

Nasser Bourita, ministre marocain des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, lors d’une réunion avec les représentants libyens, le 6 octobre,à Temara © FADEL SENNA/AFP

Le « classico » diplomatique entre le Maroc et l’Algérie qui se joue depuis quarante-cinq ans sur le dossier du Sahara s’est étendu ces derniers mois au Sahel et à la Libye. De brûlants dossiers sur lesquels sont braqués les projecteurs de la communauté internationale.

C’est que la diplomatie algérienne, inerte du temps de Bouteflika, s’est revivifiée avec l’élection d’Abdelmadjid Tebboune, en décembre 2019, et tente désormais de rattraper quelque trois décennies de « désafricanisation ». Un changement de régime qui a forcé le voisin marocain à retrouver, à son tour, son dynamisme régional.

Hostilités sur le conflit libyen

Sur le conflit libyen, les hostilités ont été lancées lors du sommet de l’Union africaine (UA) de février. « Le président Tebboune en était à sa première participation et espérait que la présidence sud-africaine de l’UA, en 2020, allait lui offrir plus de latitude sur le dossier libyen, après une présidence égyptienne qui a plutôt neutralisé les initiatives africaines en la matière. Il pensait aussi obtenir la tenue à Alger d’une conférence de réconciliation inter-libyenne », explique un familier des arcanes de l’organisation panafricaine.

Fureur de Rabat, qui avait déjà subi l’affront, un mois plus tôt, de voir l’Algérie jouer les médiateurs durant la Conférence internationale de Berlin, tandis que le Maroc avait été écarté. La diplomatie chérifienne considère d’ailleurs que « la réconciliation est un long processus qui évolue graduellement. Aujourd’hui, c’est de légitimité institutionnelle qu’il faut s’occuper en priorité », affirme le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita. La proposition algérienne se voit opposer une fin de non-recevoir.

La démission de Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU en Libye, redonne espoir à Alger

Mais la démission, au début de mars, de Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU en Libye, redonne espoir à Alger. Son lobby diplomatique se met en branle pour placer un ancien ministre, Ramtane Lamamra, à la place du Libanais. L’affaire est bien engagée : Lamamra, qui a ses entrées à l’UA, décroche l’approbation officieuse de sa commission, ainsi que celle du président français, Emmanuel Macron. Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, n’oppose pas de réserves.

Le Maroc, de concert avec les Émirats arabes unis, qui ne veulent pas non plus d’un Algérien, s’active néanmoins pour faire échouer la nomination de Lamamra à ce poste, toujours vacant – l’Américaine Stephanie Williams en assure l’intérim jusqu’au 3 novembre.

Le Maroc à l’offensive

Depuis, le Maroc a réussi à renverser la vapeur sur le dossier libyen en passant à l’offensive et en rappelant à qui veut l’entendre que le royaume n’a pas d’agenda en Libye, contrairement à l’Algérie, pays limitrophe.

Plus question dès lors de se contenter de l’accord de Skhirat de 2015, qui avait permis l’émergence d’un Gouvernement d’entente nationale (GNA). La diplomatie chérifienne décide de réactiver le processus. Des délégations du Parlement libyen et du Haut Conseil d’État se rencontrent à deux reprises à Bouznika (à 12 km de Skhirat), entre août et septembre, pour réactualiser l’accord.

Rabat retrouve sa place dans le circuit des négociations libyennes

Rabat retrouve ainsi sa place dans le circuit des négociations libyennes : institutionnelles au Maroc, politiques en Suisse et militaires en Égypte. « Le Maroc n’a jamais prétendu à une quelconque exclusivité. Les rounds de négociation de Skhirat et de Bouznika ont d’ailleurs été initiés à la demande de la Libye, car nous inspirons toujours confiance aux différents protagonistes. La diplomatie marocaine est restée cohérente dans ses positions et a maintenu son attachement aux institutions libyennes issues de Skhirat », explique à JA Nasser Bourita.

Le chef de la diplomatie algérienne Sabri Boukadoum entouré de ses pairs nigérian, tunisien, égyptien, soudanais, nigérien, tchadien et malien, le 23 janvier dernier, à Alger. © CHINE NOUVELLE/SIPA

Le chef de la diplomatie algérienne Sabri Boukadoum entouré de ses pairs nigérian, tunisien, égyptien, soudanais, nigérien, tchadien et malien, le 23 janvier dernier, à Alger. © CHINE NOUVELLE/SIPA

L’appel aux urnes de Tebboune

Observant depuis les tribunes ce ballet diplomatique, Alger se console en jetant le discrédit sur les initiatives du voisin. Au lendemain de la tenue du deuxième round du dialogue inter-­libyen à Bouznika, Abdelmadjid Tebboune qualifie le processus « d’agitation diplomatique ». C’est « essayer de donner de l’aspirine à un corps complètement métastasé », estime-t-il. Une métaphore reprise lors de sa visite au ministère de la Défense, qu’il chapeaute également.

S’adressant aux hauts gradés, le président algérien met l’accent sur la menace que représente l’aggravation du conflit libyen pour l’Algérie. « Nos frontières sont devenues le théâtre de conflits internationaux qui nous concernent directement, qu’on le veuille ou non », affirme-t-il, qualifiant la Libye de « Somalie de la Méditerranée ».

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Le président Tebboune réitère son appel à l’organisation d’élections. Sous-entendu : les représentants libyens – dont ceux qui discutent à Bouznika – ne sont pas légitimes. Pourtant, difficile de ne pas mettre au crédit du royaume l’entente réalisée à Bouznika, aussi symbolique soit-elle.

L’ONU, qui ne voit pas toujours d’un bon œil les processus de négociation parallèles, n’a pu que saluer l’initiative marocaine. « Conformément aux instructions royales, notre diplomatie a toujours œuvré de manière dynamique dans ce dossier et n’a jamais cédé aux sirènes du désespoir poussant au statu quo », se félicite Bourita.

Course aux nominations

Les pays qui ont pu sous-estimer le poids du royaume dans les négociations sur la Libye ont fini par se rattraper. Alors même qu’il supervisait les rencontres de Bouznika, Bourita a ainsi été invité par son homologue allemand à prendre part à une visioconférence sur la Libye. Manière d’apaiser la colère marocaine après l’impair de la Conférence de Berlin.

Le crédit retrouvé du royaume sur les dossiers régionaux s’illustre notamment par les récentes nominations de diplomates marocains au sein de missions internationales. Quelques jours seulement avant le premier round de Bouznika, l’ancien ministre Mohammed Aujjar a été désigné à la tête de la mission d’établissement des faits en Libye (FFML), créée en juin par l’ONU. Aux côtés de deux autres experts internationaux, cet ancien représentant permanent du Maroc à l’ONU devrait ainsi piloter cette étape cruciale « pour, a-t-il déclaré à JA, mettre fin à l’impunité et prévenir de nouvelles violations des droits de l’homme et exactions en Libye ».

L’organe a été lancé dans le cadre du Conseil des droits de l’homme de l’ONU au sein duquel le royaume a également pu placer un de ses dignitaires. Mahjoub El Hiba, délégué ministériel chargé des droits de l’homme, a été nommé, en septembre, expert au sein de cet organisme redouté.

La communauté internationale est consciente de la cohérence de la politique étrangère du Maroc », estime Bourita

« La communauté internationale est consciente de la cohérence de la politique étrangère du Maroc, commente Nasser Bourita. La démarche royale inspire au royaume sa vocation d’être un pourvoyeur de stabilité accepté et sollicité dans la région et sur le plan international. Il ne s’impose pas ! »

Une course aux nominations qui se prolonge dans les couloirs de l’UA pour le renouvellement des postes de commissaires. Au sein de l’organisation panafricaine, où elle compte de nombreux sympathisants, l’Algérie est peut-être sur le point de perdre son hégémonie sur le poste de Commissaire Paix et Sécurité, une fonction actuellement assurée par Smaïl Chergui – et avant lui par Ramtane Lamamra.

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Divisée en interne sur le sujet et confrontée à la lassitude de certains de ses pairs africains, l’Algérie a choisi dans un premier temps de ne présenter aucun candidat. Mais Alger tentera finalement d’imposer un secrétaire général à la tête de la nouvelle instance regroupant la commission Paix et Sécurité et celle des affaires politiques en la personne ­d’Abdel Kader Araoua.

Le Maroc, de son côté, a transmis des noms pour six des sept postes à pourvoir. Problème : c’est le doyen des représentants de l’Afrique du Nord qui est chargé de remettre les candidatures à l’UA… en l’occurrence Lamine Baâli, ambassadeur de la République arabe sahraouie démocratique (Rasd) à Addis-Abeba. Alger possède ainsi une carte de choix pour contrer les ambitions de son voisin au sein des institutions panafricaines. Un candidat marocain est toutefois toujours en lice dans la short list établie pour la commission Agriculture de l’UA.

Divisions en terrain malien

Même au sein d’institutions à l’influence relative, comme l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), le royaume ne rate pas l’occasion de se positionner sur les dossiers régionaux. Moha Ouali Tagma, ambassadeur du Maroc à Abuja et auprès de la Cedeao, a été nommé, en septembre, au sein de la délégation mandatée par l’OIF pour « soutenir le processus de restauration des institutions démocratiques au Mali ».

Car sur ce terrain, non plus, le Maroc ne veut pas rester à la traîne par rapport à son voisin, qui recommence à faire valoir son rôle dans la région. « Comme le Maroc le fait avec la Libye et les accords de Skhirat de 2015, l’Algérie n’a cessé de rappeler les accords d’Alger de 2015, censés mettre fin à la crise politique au Mali, et dont la feuille de route n’aurait pas été respectée », estime un observateur.

Le royaume fait valoir son action en faveur d’une transition malienne en douceur

« Le Maroc n’a jamais perçu les dossiers régionaux de manière géographique, mais plutôt en tenant compte des enjeux géopolitiques », rétorque Nasser Bourita. Le royaume fait ainsi valoir son action en faveur d’une transition malienne en douceur. Dès juillet, la diplomatie marocaine a tenté une médiation pour apaiser les tensions entre le président Ibrahim Boubacar Keïta et l’imam Mahmoud Dicko, figure d’une opposition hétéroclite.

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« Le Maroc s’est impliqué car il a été cohérent dans sa démarche depuis qu’il a accompagné l’élan de paix enclenché avec l’investiture de Keïta en 2013, à laquelle le souverain avait exceptionnellement assisté, soutient Nasser Bourita. On voyait que les tensions politiques et sociales s’intensifiaient. Il était évident que les Maliens ressentaient le besoin de réinventer leurs arrangements passés qui avaient atteint leurs limites. » Une attaque à peine voilée contre les accords d’Alger.

Message royal

Contrairement à son homologue algérien Sabri Boukadoum, qui s’est rendu au Mali dès le lendemain du coup d’État militaire, Nasser Bourita n’a fait le déplacement qu’une fois le président par intérim Bah N’Daw nommé, afin d’être reçu par l’ensemble des décideurs politiques et religieux.

Il était porteur d’un message royal dans lequel on pouvait lire : « Les Maliens ont la capacité de gérer leurs problèmes et n’ont pas besoin d’une internationalisation de la situation. » Une réponse indirecte à la thèse du président Tebboune, qui estime que « la solution au Mali sera à 90 % algérienne ».

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Le Mali a régulièrement accusé l’Algérie de complaisance vis-à-vis des jihadistes, quand l’Algérie n’apprécie pas d’être tenue à l’écart de négociations qui ont un impact sur la sécurité de sa frontière. La libération d’une centaine de jihadistes maliens – en échange de celle de l’opposant Soumaïla Cissé et de trois otages européens – a ainsi été très mal reçue par les autorités algériennes.

Les offensives et contre-attaques diplomatiques entre Rabat et Alger au sujet des dossiers régionaux ne constituent qu’une partie de la joute diplomatique permanente à laquelle se livrent les deux voisins. « Imaginez seulement si ces deux puissances africaines étaient sur la même longueur d’onde plutôt que de perdre autant d’énergie à se tirer dans les pattes », regrette un politologue. Mais l’interminable conflit du Sahara, qui entretient la guerre froide entre les deux voisins depuis des décennies, en a décidé autrement.