La clarification est venue d’Abuja, à la mi-septembre, par la voix de Zainab Ahmed, ministre des Finances de la République fédérale : tempérez votre enthousiasme.
Alors qu’au Nigeria – et en particulier dans la presse en ligne et sur les réseaux sociaux – les prédictions dithyrambiques se multipliaient quant aux bénéfices du démarrage – attendu l’an prochain – de la méga-raffinerie de pétrole que construit Aliko Dangote sur la péninsule de Lekki, près de Lagos, la grande argentière de la première économie du continent a rappelé une évidence.
« Lorsque nous achèterons du carburant à Dangote, ce sera au prix du marché international, a-t-elle souligné. La seule économie que nous réaliserons sera celle du fret. »
Autrement dit, la nette réduction du prix de l’essence à la pompe et la diminution de l’influence du lobby de l’importation de carburants, toutes deux espérées, seront au mieux modérées. Délicat jeu d’équilibre : d’un côté, préserver la première fortune du continent (estimée à 8,1 milliards de dollars à la mi-septembre) des anticipations excessives de ses compatriotes et l’assurer qu’il pourra « rémunérer les investissements et faire des bénéfices raisonnables » ; de l’autre, apaiser les craintes de l’écosystème de l’importation, représentant 7 milliards de dollars par an – un comble pour le premier producteur africain de brut. Comme le rappelait en 2017 une étude de PwC, « en cas d’utilisation optimale, cette raffinerie est capable de répondre à la demande du pays »…
12 à 15 milliards de dollars d’investissements
Avec une production attendue à 650 000 barils de brut par jour, la raffinerie de Lekki fait partie du gargantuesque projet pétrochimique et industriel de Dangote, nécessitant entre 12 et 15 milliards de dollars d’investissements. Ce projet inclut également une usine de fabrication d’engrais d’une capacité de 3 millions de tonnes d’urée et d’ammoniac par an – la plus importante du monde –, représentant, à elle seule, 2 milliards de dollars d’investissements.
Les écueils à la réalisation de ce projet gargantuesque sont nombreux
Dans la ligne de mire du natif de Kano : briser enfin la dépendance de l’un des pays africains au sous-sol le plus richement doté, aux importations d’engrais – indispensables à son agriculture – et de produits pétroliers.
Pour autant, rappellent des observateurs – qu’ils soient admiratifs ou critiques –, les écueils à la réalisation de ce mégaprojet sont nombreux. Et la conjoncture, émaillée d’obstacles herculéens – notamment la crise économique et sociale engendrée par la pandémie de coronavirus – leur fait prendre un tour dantesque.
Une mise en production sans cesse repoussée
Pour rappel, l’étude de PwC publiée en 2017, qui intervenait un an après la date initiale annoncée pour le démarrage de la raffinerie, prévoyait un lancement en 2019. L’entourage de Dangote avance désormais une inauguration en 2021, quand des analystes plus objectifs n’anticipent les premiers convois de carburants qu’en 2023.
Au demeurant, avertissaient il y a trois ans les experts du cabinet d’audit et de conseil : « La disponibilité de la matière première brute est un obstacle majeur à l’optimisation de la production. À pleine capacité, la raffinerie aura besoin d’environ 19 cargaisons de brut par mois (1 million de barils), soit environ la moitié de la production de l’Algérie (le troisième producteur d’Afrique). Pour les premières années d’exploitation, cela peut représenter un défi important. »
Les marges de l’activité de raffinage sont absolument catastrophiques
Entre-temps, le coût du volet hydrocarbures du projet industriel a grimpé de 9 à 12 milliards de dollars. Pire, le cours du brent européen, malgré une remontée depuis cinq mois, est à son niveau le plus bas depuis la mi-2016, autour de 40 dollars le baril, après avoir chuté au-dessous de 20 dollars à la fin d’avril – rendant les importations toujours plus compétitives.
Rentabilité sectorielle historiquement basse
Pour ne rien arranger, la rentabilité des raffineurs de brut s’est écroulée depuis le début de l’année. à la fin de juillet, Patrick Pouyanné, le PDG de Total, déplorait face aux investisseurs les marges de l’activité de raffinage, devenues « absolument catastrophiques ».
Allié à Axens, Abdul Samad Rabiu va lui aussi développer une raffinerie : un projet mieux ficelé selon plusieurs observateurs
« La marge sur coûts variables de Total pour ses raffineries européennes au deuxième trimestre est tombée à 14,30 dollars par tonne, soit environ 1,95 dollar par baril, contre 26,30 dollars par t au trimestre précédent et 27,60 dollars par t au cours de la même période en 2019 », a souligné à la même époque Robert Perkins, de l’agence de notation Standard & Poor’s.
Enfin, au début de septembre, un autre nuage de taille est apparu dans le ciel d’Aliko Dangote. Son compatriote et concurrent dans le ciment, Abdul Samad Rabiu, le patron du groupe BUA, s’est allié au groupe français Axens pour développer, lui aussi, une raffinerie. Un projet, mieux ficelé que celui de Dangote selon plusieurs observateurs, devant être opérationnel en 2024… Si elle affiche une capacité de production de 200 000 barils par jour (bpj), donc bien moindre que celle de Dangote, la raffinerie de Rabiu aura, elle, l’avantage d’être construite en période de crise et, par conséquent, à des coûts très compétitifs. Ce qui accroît la pression sur le projet de Lekki.

Raffinerie de Lekki, en mars 2020. © Tom Saater/Bloomberg/Getty
Dangote, un monstre logistique
Ménageant la chèvre et le chou – les futurs concurrents sur le marché nigérian du carburant et les investisseurs, détenteurs de la dette du groupe –, l’entourage de Dangote ne manque pas de rappeler une donnée d’importance. Seule un peu moins de la moitié (300 000 bpj) de la production de la méga-usine viendra alimenter le territoire de la République fédérale, le reliquat devant être écoulé sur les places sous-régionales.
Présent dans l’agriculture et le ciment à travers le continent, Dangote Industries, navire amiral du groupe du tycoon nigérian, dispose d’une considérable avancée en matière de logistique.
Et, à l’étranger, il sait compter sur les solides alliances établies avec plusieurs multinationales des hydrocarbures, via notamment leurs filiales d’ingénierie. C’est notamment le cas de Saipem, dont les équipes italiennes s’activent sur le complexe pétrochimique de Dangote au Nigeria.
De nombreux questionnements en suspens
Cela suffira-t-il à calmer les inquiétudes sur la rentabilité voire la réalisation dans les temps des ambitions pétrolières de Dangote ? Depuis plusieurs mois déjà, des salles de marchés de Lagos aux corners de Fleet Street, à Londres, on entend d’innombrables échos, vraies-fausses « confidences », tantôt au sujet de la faisabilité du projet, tantôt sur les capacités des équipes accompagnant le milliardaire.
Les risques sont élevés et les challenges importants
Peut-être faut-il y trouver l’origine du soudain intérêt de la haute direction de Dangote Industries à communiquer, ces dernières semaines, pour mettre en lumière les avancées du complexe pétrochimique.
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À la fin d’août, Devakumar Edwin, responsable du complexe et collaborateur de longue date d’Aliko Dangote, le reconnaissait : « Les risques sont élevés et les challenges importants. […] Mais les retombées sont elles aussi importantes », affirmait-il à nos confrères de Bloomberg.
Satisfaction concernant les engrais
De fait, tant que l’incertitude persiste autour des installations pétrolières, c’est sur un autre pan – majeur, mais peu évoqué jusque-là – du parc de Lekki que Dangote industries affiche une plus franche satisfaction. Sous le radar, l’usine d’engrais du groupe a progressé à un rythme nettement plus régulier que celle dévolue aux hydrocarbures.
« L’usine d’engrais, qui se trouve sur la lagune de Lekki, a récemment été achevée et est presque prête pour une production à grande échelle », selon les responsables du groupe. L’installation a même bénéficié d’une dérogation du gouvernement de Muhammadu Buhari durant le confinement pour pouvoir poursuivre ses travaux et ainsi éviter d’éventuels retards.
Aucun agriculteur n’a abandonné sa ferme pour se lancer dans l’exploitation du pétrole
La mise en œuvre de la première phase opérationnelle du site – prévue entre septembre et la fin de 2020 – ciblera dans un premier temps le marché nigérian. « Avec la rareté des devises étrangères, l’importation d’engrais dans le pays constituera un grand défi. Ce sera un énorme vide que nous devrons combler, donc nous nous concentrerons d’abord sur le Nigeria », a ainsi indiqué Devakumar Edwin.
Depuis des années, ce dernier bat en brèche ce qu’il considère comme relevant du cliché sur la faiblesse de l’agro-industrie nigériane. « L’une des raisons pour lesquelles les gens ont abandonné l’agriculture serait, prétendument, parce que “le pétrole est arrivé”. C’est une déclaration très étrange, plaide-t-il. Aucun agriculteur n’a abandonné sa ferme pour se lancer dans l’exploitation du pétrole, pas un seul. Ils ont juste quitté les fermes parce que l’agriculture n’était plus rentable. »
Le déploiement vers le continent, un plan bien engagé
Après le marché nigérian, où Dangote va toutefois rencontrer une forte concurrence – notamment celles du marocain OCP, de l’asiatique Indorama Ventures mais aussi du nigérian Notore Chemicals Industries –, son objectif est de se tourner, très rapidement, vers le reste du continent. Plan qui semble déjà en cours de déploiement avec la signature, en novembre 2019, d’un accord avec le Togo pour la construction d’une usine de transformation du phosphate local en engrais.
« L’Afrique de l’Ouest sera notre deuxième cible. Nous pouvons profiter du programme de développement du commerce de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest », explique Devakumar Edwin. D’aucuns verront ces engrais comme des aiguillons aux produits pétroliers raffinés. D’autres, comme une assurance en période de turbulences. Certains critiquent le projet de trop pour un homme qui voyait trop loin. Vu de Lekki, c’est la possibilité d’un autre Nigeria qui s’affiche. Pour le meilleur et pour le pire, en bref, un avenir nommé Dangote.