Pétrole, soutage et petits prix : les nouveaux filons de l’économie djiboutienne

Après avoir renforcé son rôle de carrefour logistique, le pays développe ses activités de ravitaillement des navires en fioul, mais aussi ses capacités de stockage.

Le terminal pétrolier de Doraleh. © Vincent Fournier/JA

Le terminal pétrolier de Doraleh. © Vincent Fournier/JA

Rémy Darras © Francois Grivelet pour JA

Publié le 9 octobre 2020 Lecture : 5 minutes.

« Chaque année, 3,4 millions de barils passent devant Djibouti et jusqu’à 35 000 bâtiments empruntent le détroit de Bab al-Mandeb. Or nous ravitaillons 500 bateaux par an, c’est dire le potentiel ! » Abdi Ismail Kahin, le directeur général de Red Sea Bunkering (RSB), filiale à 60 % de l’Autorité des ports et zones franches de Djibouti (DPFZA), n’a pas peur de rêver à haute voix.

Depuis sa création, en 2015, l’entreprise djiboutienne de soutage a vu ses livraisons de fioul aux navires au mouillage dans le détroit de Bab al-Mandeb progresser rapidement, pour atteindre 130 000 tonnes en 2019, contre 90 000 t en 2017. Son chiffre d’affaires a progressé dans les mêmes proportions : il est passé d’environ 50 millions de dollars en 2017 à 70 millions en 2019 (de 41,7 à 62,5 millions d’euros) et devrait s’établir à 80 ou 85 millions pour 2020 – en juillet, il atteignait 45 millions de dollars.

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Vocation historique

Dans la petite République, on n’est pas peu fier de renouer avec une activité de soutage qui, en remontant à la percée du canal de Suez, constituait la vocation historique du port – d’abord avec du charbon. « Nous étions alors le cinquième port mondial et le deuxième port français dans le soutage après Marseille », nous rappelait en début d’année Aboubaker Omar Hadi, le président de la DPFZA. Cette vocation s’était perdue dans les années 1970, avec la fermeture du canal et l’émergence de concurrents dans la péninsule Arabique.

RSB approvisionne aujourd’hui les plus grands armateurs mondiaux, parmi lesquels MSC, CMA-CGM et Maersk, auxquels il s’adresse désormais directement, laissant peu à peu les traders de côté.

Et comme sa trésorerie ne lui permettait pas de répondre au mieux à une demande qui ne cesse de croître, il a signé à la fin de janvier une lettre de crédit de 20 millions de dollars auprès de la Trade and Development Bank (TDB), la banque des États du Marché commun de l’Afrique orientale et de l’Afrique australe (Comesa), qui lui offre plus de marge de négociation auprès de ses fournisseurs.

Un fioul aux normes

Un atout d’autant plus déterminant que le souteur a vu ses commandes doubler en décembre 2019 (par rapport à novembre de la même année, mais aussi à décembre 2018), depuis qu’il propose du fioul à basse teneur en soufre (0,5 %, contre 3,5 %), une nouvelle réglementation imposée à tous les armateurs par l’Organisation maritime internationale (OMI) depuis le 1er janvier 2020, et qui vise à réduire les émissions polluantes.

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« On avait prévu une croissance de 10 % à 15 %, mais pas à ce niveau-là », poursuit Abdi Ismail Kahin, qui était directeur commercial de Shell Djibouti dans les années 2000. Ainsi, RSB a livré 30 000 t de fioul en décembre, puis près de 35 000 t en janvier. Crise sanitaire oblige, les volumes ont baissé de 15 % en mars et en avril, mais pas de quoi décourager Abdi Ismail Kahin. « Les échanges entre la Chine et ­l’Éthiopie ont soutenu notre activité », assure-t-il.

Surtout, alors que les Européens ont adopté la nouvelle norme en octobre et les Américains en novembre, Djibouti a été l’un des premiers dans la région à commercialiser ce nouveau produit, avant le port de Djeddah, son principal concurrent avec le port omanais de Salalah – lesquels se sont depuis conformés aux nouvelles normes. Djibouti rivalise désormais avec ses voisins en matière de compétitivité.

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Desservir d’autres ports

« Quand la teneur en soufre était de 3,5 %, Djeddah était le plus compétitif, et on avait du mal à riposter, car les raffineries saoudiennes produisaient ce fioul lourd qui ne nécessitait pas beaucoup de raffinage (puisque c’était un résidu de la chaîne de raffinage) et qui était subventionné. Pour produire un fioul à basse teneur, il faut réaliser des milliards de dollars d’investissements, ce que n’ont pas fait les pays du Golfe », explique Abdi Ismail Kahin, qui fait par ailleurs valoir l’avantage géographique et sécuritaire de la place djiboutienne.

Avec la Bank of Africa (BOA) et la Banque pour le commerce et l’industrie-Mer rouge (BCI-MR, filiale djiboutienne de la Bred), Red Sea Bunkering étudie actuellement les conditions de financement d’un deuxième pétrolier-ravitailleur, plus grand – il sera doté d’une capacité de 25 000 t, contre 10 000 t pour son bâtiment actuel –, que le souteur devrait acquérir avant la fin de l’année. L’entreprise examine également la possibilité de desservir d’autres ports en Afrique de l’Est et en Afrique australe d’ici à trois ans.

>>> À lire sur Jeune Afrique Business+ : Trade and Development Bank alloue 20 millions de dollars au djiboutien Red Sea Bunkering (soutage)

Si Djibouti entend capter la demande de fioul des navires qui passent par le détroit, il doit aussi répondre aux besoins en hydrocarbures de son grand voisin éthiopien, qui augmentent de 9 % chaque année depuis dix ans et s’établissaient à 4,2 millions de tonnes en 2018. Dans ce cadre, alors que ses chantiers semblaient sommeiller depuis un an, le pays vient de donner un grand coup d’accélérateur au projet de complexe pétrochimique de Damerjog, situé à une trentaine de kilomètres au sud de la capitale, près de la frontière somalienne.

Tête de pont idéale

Le site comprendra une raffinerie de 2,5 millions de tonnes (du hongkongais Chimbusco), une centrale électrique d’une puissance installée de 2,30 mégawatts (MW), une cimenterie (600 000 t/an), une zone de réparation navale dotée d’une unité métallurgique, le point d’atterrissage d’un gazoduc de 767 km en provenance d’Éthiopie (pour réceptionner le gaz de l’Ogaden destiné à l’export), sans oublier un dépôt pétrolier d’une capacité de stockage de 300 000 m³.

Plusieurs opérateurs, comme le groupe français Rubis (déjà présent dans le pays avec un réseau de stations-service repris à Total en 2015), le suisse Mercuria et le nigérian Sahara Group ont déjà montré que s’établir à Damerjog les intéressait : c’est une tête de pont idéale pour accéder aux marchés éthiopien, kényan et sud-africain.

Le 3 septembre a été posée la première pierre de la jetée, longue de 3 km, du port de vrac liquide, dont la réalisation a été confiée à l’entreprise marocaine Somagec, pour une livraison prévue en 2023. De quoi rassurer les autorités éthiopiennes, qui, contraintes dans leur approvisionnement en pétrole et en gaz par la logistique djiboutienne, faisaient pression sur leur voisin pour accélérer le projet.

Un terminal en surchauffe

Aujourd’hui, les infrastructures djiboutiennes sont devenues trop étroites pour répondre à la soif d’hydrocarbures ­d’Addis-Abeba. Dimensionné, depuis sa construction en 2008, pour douze rotations annuelles, le terminal pétrolier Horizon, filiale du dubaïote Emirates National Oil Company (Enoc), dont les cuves répondent à au moins 95 % des besoins en hydrocarbures du marché éthiopien (le reste provient du Soudan), se trouve aujourd’hui en surchauffe avec près de vingt-huit rotations, obligeant les navires à attendre leur tour.

« Cela coûte des dizaines de millions de dollars par an à l’Éthiopie en frais de stationnement », souligne un professionnel.

Le projet d’extension d’Horizon – l’ajout d’une capacité de plus de 100 000 m3 aux actuels 370 000 m3 – est toujours en suspens et pourrait être à terme remis en question par l’avancée du chantier de Damerjog… À moins qu’il n’y ait pas trop de deux terminaux pour répondre aux insatiables besoins d’Addis.

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