M-Pesa : quel miracle pour réussir hors du Kenya ?

Si la plateforme de services financiers a accumulé les erreurs à l’international, son hégémonie domestique lui offre la latitude de repenser sa stratégie en vue de succès durables hors de ses bases.

M-Pesa est présent dans sept pays en Afrique, et compte 41,5 millions d’utilisateurs à travers le continent. © Bloomberg via Getty Images

M-Pesa est présent dans sept pays en Afrique, et compte 41,5 millions d’utilisateurs à travers le continent. © Bloomberg via Getty Images

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Publié le 18 octobre 2020 Lecture : 5 minutes.

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C’est un retour en force aux allures de pari. Quatre ans après avoir retiré M-Pesa du marché sud-africain, l’opérateur de télécommunications Vodacom a annoncé en juillet le lancement d’un nouveau service de paiement par mobile. L’offre sera conçue en partenariat avec Ant Financial Services Group, un groupe chinois qui commercialise le puissant service de mobile money Alipay, créé par le fondateur du site d’e-commerce Alibaba, Jack Ma.

En 2016, une mauvaise lecture du marché (les Sud-Africains sont relativement bien bancarisés), couplée à une erreur dans le choix de son partenaire bancaire (Nedbank, qui cible les classes moyennes et aisées), avait eu raison de M-Pesa au pays de Nelson Mandela.

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Cette fois-ci, la filiale africaine de Vodafone tente à nouveau l’aventure sans s’appuyer sur M-Pesa, dont elle est pourtant devenue cette année le coactionnaire aux côtés de Safaricom, afin de justement favoriser son développement.

Cet échec révèle une facette que l’application, dirigée par le Kényan Sitoyo Lopokoiyit, a du mal à assumer : M-Pesa peine dans un certain nombre de marchés à adapter sa stratégie. Résultat : ses échecs ne se limitent pas seulement à l’Afrique du Sud. Présent actuellement dans sept marchés africains, le service aux 41,5 millions d’utilisateurs à travers le continent a aussi dû battre en retraite en Albanie, en Roumanie, en Inde et en Afghanistan.

Complexe de supériorité ?

Est-ce un complexe de supériorité hérité de son histoire kényane ? À Nairobi, M-Pesa a profité, depuis sa création en 2007, de la domination de l’opérateur Safaricom – qui captait plus de 84 % des parts de marché sur le mobile au moment de son lancement, et en détient désormais 87 % – et de la bienveillance du régulateur.

En Inde, l’application a séduit moins de 10 millions de clients en six ans, alors qu’au moment de son lancement Vodafone en comptait plus de 200 millions. En analysant les causes de cet échec, Mona Shina, professeur de l’université d’État de Kennesaw, aux États-Unis, a conclu qu’avant de cesser ses activités, en juillet 2019, le management de M-Pesa avait accumulé les erreurs stratégiques : pas de partenariat avec des géants comme SoftBank ou Alibaba, à la différence du principal concurrent, Paytm ; une sous-estimation de l’appréhension des petits commerçants à s’acquitter de nouvelles taxes, ce qui freine la formalisation de leur activité ; et un mauvais ciblage des régions prioritaires, reculées et donc économiquement peu dynamiques.

Se reposer sur un opérateur leader est la recette du succès d’un service de mobile money

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En Albanie, où Vodafone est pourtant leader, l’application lancée en 2015 dans un marché déjà familier du paiement électronique a mis la clé sous la porte en 2017. Outre l’exiguïté du pays qui n’incite pas ses habitants à s’envoyer de l’argent, la technologie USSD, utilisée par M-Pesa, était déjà localement considérée comme obsolète.

Succès tout relatif

Au Ghana et en Égypte, où Vodafone occupe une position de challenger, le service financier commercialisé sous le nom Vodafone Cash peine là encore à s’imposer. Lancée en 2016 au Ghana, l’application, qui revendique 1,1 million d’utilisateurs, n’arrive pas à rivaliser avec le tout-puissant MoMo (9 millions d’utilisateurs), de MTN. En Égypte, pays où le secteur bancaire est mature et les consommateurs familiers des services financiers, la plateforme plafonne également, avec 1 million d’utilisateurs actifs.

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« Se reposer sur un opérateur leader est la recette du succès d’un service de mobile money. Cela lui permet de travailler à partir d’une large base de clients, de canaux USSD et de réseaux de distribution préexistants pour créer des points de dépôt et de retrait d’argent », souligne un analyste du secteur.

Les succès rencontrés en Tanzanie, où la plateforme a été lancée en 2008, ainsi qu’au Lesotho, en RDC et au Mozambique, depuis 2013, confirment cette analyse. Elle y bénéficie partout de la puissance des filiales de Vodacom et d’une forte demande de la part des populations non bancarisées pour des services de transferts et de paiement.

Le Kenya fait de l’ombre à nos filiales africaines

Additionnées, les activités hors du Kenya enregistrent donc un succès tout relatif avec un total de 14,7 millions de clients représentant environ 38 % de la base clients totale de M-Pesa. Les chiffres d’affaires cumulés de l’application (4 milliards de rands, soit environ 200 millions d’euros) pèsent un peu moins du quart des revenus totaux générés en 2019 (16,2 milliards de rands en progression de près de 30 % par rapport à 2018).

Aligner les feuilles de route

« Le Kenya fait de l’ombre à nos filiales africaines, qui sont pourtant elles aussi des success-stories », soutient néanmoins Chris Williamson, qui dirige les activités de M-Pesa en Tanzanie (6,7 millions de clients), au Mozambique (4,4 millions), en RDC (2,8 millions), au Lesotho (800 000).

« Notre priorité est d’aligner toutes les feuilles de route des produits en cours de conception dans l’ensemble de nos activités (transfert, paiement…) et de continuer de développer l’écosystème M-Pesa dans tous les pays », indiquait la filiale de Vodafone dans le communiqué de ses résultats pour l’exercice 2019.

Notre ambition est de fournir aux commerçants de bonnes raisons d’abandonner le cash

M-Pesa entend désormais profiter de l’essor de l’hébergement en ligne (cloud computing) en réinventant un modèle conçu il y a treize ans dans un continent encore faiblement connecté.

« Nous devons être plus ouverts. Les éditeurs doivent pouvoir créer leur produit sur notre plateforme. Il faut analyser notre stratégie comme une boîte de vitesses d’automobile. L’objectif est de passer les rapports selon l’avancement des marchés et selon la pénétration et la connaissance des services financiers chez nos consommateurs », résume Chris Williamson.

Pour y parvenir, M-Pesa a développé avec Huawei une nouvelle plateforme et a décidé de la relocaliser d’Europe en Afrique afin de gagner en réactivité.

Pléthore de partenariats

Au Kenya, où le service a noué pléthore de partenariats avec des banques comme Commercial Bank of Africa, Kenya Commercial Bank ou encore Absa, l’objectif de devenir une application du quotidien est en passe d’être accompli.

À travers M-Pesa, l’utilisateur peut non seulement échanger de l’argent et recharger son crédit téléphonique mais aussi payer ses factures, toucher son salaire, épargner, investir, payer certains commerçants, régler ses déplacements en bus ou auprès d’un chauffeur privé, ou encore créer des tontines.

Le but ultime étant pour Chris Williamson la démocratisation du paiement marchand en face-à-face : « C’est là que nous percevons le plus important potentiel de croissance, mais c’est aussi le segment le plus difficile à digitaliser et qui nécessite de fournir aux commerçants des raisons convaincantes d’abandonner le cash. » Il faudra en tout cas trouver d’autres arguments pour accomplir en Afrique ce que M-Pesa n’a pas su faire en Inde et qui y a précipité sa chute.

En 2019, l’Afrique subsaharienne comptait 144 services de finance par mobile utilisés par près de 100 millions de comptes actifs. M-Pesa n’est donc pas le seul à vouloir tirer son épingle du jeu, mais la marge de progression reste largement suffisante pour que le service ait le temps de faire la différence.

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