Tunisie : guerre froide entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi

Entre le président de la République, universitaire légaliste attaché à ses prérogatives, et celui de l’Assemblée, vieux leader politique madré et envahissant, le bras de fer se durcit.

Le titulaire du perchoir 
(à g.) face à l’hôte du palais de Carthage, le 20 mai. © AFP

Le titulaire du perchoir (à g.) face à l’hôte du palais de Carthage, le 20 mai. © AFP

Publié le 2 juillet 2020 Lecture : 6 minutes.

Quelle mouche a donc piqué l’ancien dirigeant d’Ennahdha Abou Yaareb el-Marzouki quand il a appelé sur les réseaux sociaux, le 14 juin, à un jugement populaire symbolique de Kaïs Saïed ? Le professeur de philosophie, proche de Rached Ghannouchi, titulaire du perchoir, accuse le président de la République de « détruire les institutions de l’État au moyen de ses prérogatives et de ne pas respecter la volonté des citoyens exprimée par les urnes et la révolution ».

En somme, de trahison. Cette attaque en règle illustre les désaccords profonds en matière de conception et d’exercice du pouvoir entre le locataire de Carthage et celui du Bardo.

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Les deux hommes sont les figures de proue de la législature qui a débuté en octobre 2019. Entre la révolution et la présidentielle de 2019, ils avaient été amenés à se rencontrer occasionnellement.

Une relation policée, mais distante

Leurs échanges avaient surtout porté sur la Constitution, alors en cours de rédaction, et sur l’idée, chère à Kaïs Saïed, de contraindre les hommes d’affaires corrompus à investir dans les régions défavorisées. La relation est policée, mais distante. « Au fond, l’intellectuel et le chef de parti n’avaient pas grand-chose à se dire », se rappelle le témoin d’une rencontre.

À l’époque, Ghannouchi évalue mal la détermination de Saïed. Comme l’ensemble de la classe politique, il sous-estime l’audience de cet expert en droit constitutionnel. Et découvre avec surprise, dans les huit mois qui précèdent les élections de 2019, que Saïed caracole en tête dans les sondages, figurant systématiquement dans le duo de tête.

Pourtant, le président d’Ennahdha opte pour le déni. Là encore à l’unisson avec les autres partis, qui considèrent que le phénomène Saïed ne saurait bouleverser les équilibres politiques. Au lendemain du premier tour, il est trop tard. « Quand les événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », disait l’homme politique français Georges Clemenceau au début du XXe siècle.

 Le parti de Ghannouchi parvient à faire élire son leader au perchoir, convaincu que c’est le poste le plus stratégique pour tenir tête à Carthage

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Aussi, Ennahdha se découvre une passion pour Saïed dans l’entre-deux tours : les militants l’appellent par son prénom pour donner l’illusion d’une proximité et en font leur champion. Le professeur remporte la présidentielle avec 73 % des suffrages exprimés, sans qu’Ennahdha ait réellement pesé sur les résultats.

Aux législatives, le parti de Ghannouchi subit un net recul, même s’il décroche le plus grand nombre de sièges, et parvient à faire élire son leader au perchoir, convaincu que c’est le poste le plus stratégique pour tenir tête à Carthage.

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Président bis

Ce malentendu fondateur s’est mué, au fil des mois, en bras de fer permanent entre deux hommes que tout oppose. Le pragmatique leader islamiste, fort de plus de quarante ans d’expérience politique, pense ne faire qu’une bouchée de l’universitaire légaliste et pédagogue. Ghannouchi est d’autant plus sûr de lui que Saïed ne dispose d’aucun parti pour l’épauler. Aussi le titulaire du perchoir fait-il jouer pleinement ce qu’il pense être son atout pour s’imposer comme un président bis.

Ghannouchi n’a pas de prise sur Kaïs Saïed, qui dispose de l’arme ultime de la dissolution

Dès le début de la mandature, Ghannouchi dote la présidence de l’ARP d’un cabinet et ne se gêne pas pour s’immiscer dans la politique étrangère de la Tunisie, qui, avec la Défense, est pourtant du seul ressort du chef de l’État. Mais le leader d’Ennahdha bute pour l’heure sur l’état de grâce dont semble toujours bénéficier Saïed.

Chaque offensive du premier renforce la popularité du second : 64,6 % des Tunisiens se disent satisfaits de l’action du président, quand 73,6 % désapprouvent celle de Ghannouchi. « Le cheikh n’a pas de prise sur Kaïs Saïed, élu au suffrage universel et qui dispose, en vertu de la Constitution, de l’arme ultime de la dissolution », analyse un député du bloc de la Réforme nationale.

Une profonde mésentente entre « l’intello » et le « politique »

Imperturbable, le président de la République profite de ses rares prises de parole pour remettre les pendules à l’heure, comme lorsqu’il lâche, à l’occasion de ses vœux au peuple pour l’Aïd, que, « sur son territoire et en dehors, la Tunisie a un seul président ». La mésentente profonde entre « l’intello » et « le politique » tient aussi à la conception que chacun se fait de la souveraineté, chère aux deux hommes.

Quand le président de l’ARP l’interprète comme un chèque en blanc accordé au Parlement, celui de la République oppose une lecture plus présidentialiste de la Constitution, qui, dit-il, lui accorde des prérogatives bien plus larges que la sécurité nationale et la diplomatie.

Ce hiatus explique sans doute la harangue de Saïd Ferjani, député et compagnon de route de Rached Ghannouchi, à l’adresse de Kaïs Saïed, le 11 mai : « Êtes-vous en train de mettre en place une organisation parallèle ? Vos sympathisants aiguisent les couteaux pour faire chuter le Parlement et le gouvernement sans la moindre réaction de votre part ! »

Derrière les propos incendiaires transparaît la crainte de Ghannouchi de perdre le contrôle de l’ARP

Derrière les propos incendiaires transparaît la crainte de Ghannouchi de perdre le contrôle de l’ARP. Le fondateur d’Ennahdha ne peut s’y résoudre, pas davantage qu’il ne peut concevoir la mise à l’écart de son parti de la conduite des affaires publiques. Ennahdha a siégé dans presque tous les gouvernements depuis la révolution.

« Le gouvernement est un enjeu, confirme le politologue Karim Bouzouita. Ennahdha y participe, mais le chef de l’exécutif a été choisi par le président de la République et lui seul. » Aussi, en dépit de la crise entre Carthage et Le Bardo, les partis détenteurs d’un portefeuille ministériel ne franchissent pas la ligne jaune.

Tous claironnent leur appartenance à une coalition qui soutient le président, coordonnée depuis La Kasbah par le chef de gouvernement, Elyes Fakhfakh, qui doit sa désignation à Kaïs Saïed, lequel a dérogé aux règles de la démocratie en éliminant du tour de table Qalb Tounes, pourtant deuxième force de l’ARP.

Déni de démocratie ?

Un déni de démocratie ? Les partisans du chef de l’État y voient plutôt le signe d’une rectitude morale. « Pour lui, l’intégrité prime, explique l’un d’eux. Il a écarté les partis dont les dirigeants font l’objet de poursuites », allusion à Nabil Karoui, président-fondateur de Qalb Tounes. La manœuvre a un temps déstabilisé Rached Ghannouchi, habitué aux jeux d’appareils, à la stratégie du consensus et à des chefs du gouvernement conciliants.

Le patron d’Ennahdha n’a pas hésité à faire savoir qu’il ne comptait en aucun cas se laisser imposer des réformes, menaçant de bloquer des projets gouvernementaux à l’Assemblée ou d’abroger les décrets-lois qui ont permis à Fakhfakh de gérer l’urgence du Covid-19.

En attendant des jours meilleurs, Rached Ghannouchi fait profil bas

La partie n’est donc pas finie entre les « deux présidents », qui auront encore des occasions de croiser le fer. Kaïs Saïed entend jouer pleinement son rôle, fait savoir Carthage, rappelant qu’il ne s’est pas ingéré dans les affaires de l’Assemblée quand elle a examiné, au début de juin, une motion – qui sera rejetée – réclamant des excuses et des dédommagements à la France pour ses crimes pendant la période coloniale.

Quelques jours plus tard, l’ancien enseignant était à Paris pour une visite de quarante-huit heures au cours de laquelle il a loué et mis en avant l’amitié tuniso-française. En attendant des jours meilleurs, Rached Ghannouchi, lui, fait profil bas et continue de manœuvrer pour intégrer Qalb Tounes et la Coalition d’El Karama au gouvernement.

Une stratégie à double tranchant : l’intercession d’Ennahdha en faveur des extrémistes de Seifeddine Makhlouf pourrait sceller le sort d’un parti accusé d’être trop conciliant avec les salafistes. À moins que, là encore, le jeu partisan ne l’emporte sur la politique. Contesté au sein même d’Ennahdha, Rached Ghannouchi pourrait alors trouver dans un remaniement une diversion opportune pour faire oublier les controverses domestiques.

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