Politique

De Richard Bona à Charlotte Dipanda : face à Paul Biya, les artistes camerounais s’engagent

Musiciens, écrivains ou cinéastes camerounais, ils sont de plus en plus nombreux à prendre publiquement position contre le chef de l’État. Au risque de s’attirer les foudres des partisans du pouvoir.

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Par - à Yaoundé
Mis à jour le 4 juin 2020 à 16:21

Richard Bona, en 2016 à Paris. © Vincent Fournier pour JA.

« La vraie pandémie c’est Pol Pillard / Trente-huit ans de dictature, c’est fini / On ne peut plus parler, on ne peut plus crier / Il nous reste qu’une chose à faire c’est d’appeler Fokou. » Dans son dernier titre, Allô Fokou, Richard Bona frappe fort. D’autant plus lorsque l’on sait que, dans les rues de Yaoundé et sur les réseaux sociaux,  l’expression « va chez Fokou » – du nom d’une célèbre chaîne de magasins – revient à dire depuis plusieurs semaines : « Va t’acheter une corde pour te faire pendre. »

Les mains posées sur la console de son studio de Miami, ville d’adoption du célèbre bassiste camerounais depuis qu’il a acquis la citoyenneté américaine en 2005, Richard Bona a dévoilé son dernier titre lors d’un live sur Facebook, le 2 juin. Sa chanson, véritable épigramme contre le régime de Yaoundé et ses partisans, dont il prophétise la chute imminente, a depuis atteint des sommets : le morceau caracole en tête des téléchargements sur les principales plateformes musicales, a enregistré plus de 63 000 vues sur YouTube, et le « live » de lancement totalise pas moins 12 000 commentaires sur Facebook…

La rumeur d’une « succession de gré à gré »

All Foukou 🎼🎼🎼

Publiée par Richard Bona sur Mardi 2 juin 2020

Déjà réputé pour ses prises de positions radicales, Richard Bona est encore monté d’un cran, ces dernières semaines. L’artiste, comme la plupart de ses affidés, est convaincu d’un changement imminent de régime au Cameroun.

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La chanteuse Charlotte Dipanda a, elle aussi, rejoint les rangs de ceux qui en appellent clairement à un changement à la tête de l’Etat. « Il est temps qu’on nous propose autre chose. Il est temps que le Cameroun se développe et tant qu’il n’y a pas d’alternance, il n’y a pas véritablement de développement possible, a-t-elle ainsi affirmé au cours d’un entretien diffusé le 22 mai sur Voice of America. L’État actuel est arrivé au bout de ce qu’il pouvait proposer au Cameroun et il gagnerait à céder la place humblement à une nouvelle gouvernance. »

Dans son sillage, le cinéaste Jean-Pierre Bekolo y est, lui aussi, allé de sa diatribe contre une présumée succession en cours de préparation dans le secret des officines du pouvoir. « On ne nomme pas de président de la République en 2020. Les Camerounais choisiront librement leur président. Préparez-vous plutôt à une nouvelle élection présidentielle en cas de vacance… Une vraie, cette fois », a-t-il notamment déclaré, joignant ainsi sa voix à celles de Valsero ou de Longue Longue, parmi d’autres, qui s’expriment au quotidien contre Paul Biya, son régime et ses supporteurs, accusés de vouloir préparer « une succession de gré à gré » à la tête de l’État.

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Regain d’activisme et cinglantes critiques

Si les luttes menées dans les années 1990 pour la démocratie avaient vu l’implication directe des artistes sur la scène politique, ce regain d’activisme des acteurs culturels est, forcément, diversement apprécié.

Pour les sympathisants et militants des partis d’opposition, ces grands noms du secteur de l’art sont des soutiens de poids dans la bataille politique latente qui se déroule dans le pays. Dans le camp du parti au pouvoir, au contraire, les sorties médiatiques des artistes sont interprétées comme des attaques contre le Cameroun et donnent très souvent lieu à des réactions et des attaques ciblées.

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Le colonel Didier Badjeck, ancien porte-parole de l’armée, a été le premier officiel à lancer l’offensive contre Richard Bona. L’ancien officier a notamment affirmé n’avoir qu’un « profond mépris » pour cet artiste, dont il affirme avoir « brûlé toutes les productions de sa bibliothèque ».

Quant à Charlotte Dipanda, « elle aurait dû s’exprimer en 2018, lors des joutes présidentielles », tance Charles Atangana Manda, un cadre du ministère de la Communication. « Elle vient de perdre une occasion de la boucler, ajoute-t-il. Je lui donne rendez-vous en 2025, en espérant qu’elle ne la boucle pas, cette fois. »

« En 2018, Amah Pierrot, Coco Argentée et K-tino avaient été boycottés pour leurs opinions politiques [réputées proches du pouvoir, NDLR], affirme ainsi Luc Nkoe, un militant du RDPC, au pouvoir. Que ceux qui soutenaient ces attaques ne jouent pas aux indignés aujourd’hui. »

Avec l’entrée en jeu des artistes, le fossé de la division ne fait que s’agrandir, dans un pays déjà marqué par de multiples crises. Une atmosphère de fin de règne savamment entretenue, également, par certains acteurs de l’opposition camerounaise, qui n’hésitent pas à se faire l’écho de supputations et rumeurs sur l’état de santé du président Paul Biya, 87 ans, dont le mandat ne s’achèvera qu’en 2025.