Curieuse image que celle que donne aujourd’hui Félicien Kabuga. Jadis considéré comme l’un des hommes les plus riches et les plus influents du Rwanda, c’est recroquevillé dans un fauteuil roulant poussé par un gendarme qu’il est conduit jusqu’au pupitre d’une salle d’audience silencieuse, dans laquelle tous les regards sont rivés sur lui.
À sa droite, des membres de sa famille, ses enfants principalement, lui adressent en kinyarwanda des messages de soutien. À sa gauche, impassibles, des représentants d’associations de rescapés du génocide des Tutsi et des proches de victimes. « On a toujours du mal à y croire, glisse l’un d’eux. Alors comme ça, on peut s’assurer que c’est bien lui. » « On avait renoncé à le voir comparaître devant la justice », ajoute Alain Gauthier, président du Collectif pour les parties civiles du Rwanda.
Ancien homme d’affaires prospère avant le génocide des Tutsi, Félicien Kabuga est visé par sept chefs d’accusation dont ceux de « génocide », « complicité de génocide », « incitation à commettre le génocide » et « crimes contre l’humanité ». Président et actionnaire de la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM), qui propagea messages de haines et appels à l’extermination des Tutsi, il est soupçonné d’avoir importé plusieurs tonnes de machettes et d’avoir assuré le transports de miliciens Interahamwe vers les lieux de massacres.
Jusqu’à son arrestation le 16 mai dernier à Asnières, en région parisienne, il était l’un des derniers « gros poissons » encore recherchés par le Mécanisme chargé d’assurer les fonctions résiduelles du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Si la route vers un éventuel procès est encore longue pour celui qui, pendant 26 ans, est parvenu à échapper à la justice internationale, elle vient, ce 3 juin, de franchir une première étape décisive : la cour d’appel de Paris, qui avait la charge de statuer sur la validité du mandat d’arrêt, a ordonné le transfert de Félicien Kabuga vers le Mécanisme, qui dispose d’une antenne à Arusha, en Tanzanie et d’une autre à La Haye, au Pays-Bas.
Problèmes de santé

Le dossier sur Félicien Kabuga, entre les mains d’un enquêteur de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), à Paris, le 19 mai 2020. © REUTERS/Benoit Tessier
Lors de la courte audience, vingt minutes à peine, la chambre d’instruction a aussi rejeté une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui avait été soulevée à l’audience du 27 mai par les avocats de Kabuga.
Ces derniers assurent ne pas être surpris par la décision de la justice française. « On est dans un contexte extrêmement politique », a estimé Me Laurent Bayon à la sortie de l’audience. À plusieurs reprises, au cours de la procédure, la défense a répété son opposition à tout transfert vers la juridiction internationale.
Invoquant tantôt des craintes quant à la « partialité » supposée de cette instance, tantôt des inquiétudes sur la santé de leur client, les avocats de Félicien Kabuga, pour l’instant détenu à la Maison d’arrêt de la Santé, à Paris, avaient demandé à ce que la procédure se poursuive en France.
« Il voit un médecin de l’unité de l’administration pénitentiaire quasiment tous les jours. En le transférant vers Arusha, avec huit heures de vol, on prendrait aussi le risque de mettre en péril un éventuel procès et la recherche de la vérité », affirmait Me Bayon, quelques heures avant que la cour d’appel ne tranche.
Lors de la première audience, Kabuga avait qualifié les accusations qui pèsent à son encontre de « mensonges ». Il avait assuré aussi que la date de naissance qui figure sur la notice rouge d’Interpol le visant n’était pas la bonne. À l’en croire, il serait né en 1933, et non le 19 juillet 1935.
Rien de tel, cette fois. Figé devant son pupitre, vêtu d’une chemise à carreaux et d’un jean foncé, un masque de protection lui couvrant une partie du visage, Kabuga est resté silencieux. Se faisant traduire toutes les conclusions de la présidente en kinyarwanda , il n’a ôté son masque que pour tousser dans un mouchoir.
« Rien n’établit l’incompatibilité de l’état de Félicien Kabuga avec sa détention ou son transfert », a déclaré la présidente du tribunal, Pascale Belin, et il n’y a « aucune raison objective de douter que le Mécanisme soit en capacité d’assurer à Félicien Kabuga les mêmes garanties médicales que celles qui sont actuellement offertes en France ». Impassible, Kabuga s’est contenté de demander à sa traductrice s’il allait être envoyé à La Haye ou Arusha.
Ce devrait être la Tanzanie. Le procureur du Mécanisme avait en effet sollicité une modification du mandat d’arrêt, pour inclure un transfert préalable à La Haye, en raison de la pandémie du Covid-19 qui complique les vols longs-courriers. Mais William Sekula, juge de permanence du Mécanisme, a rejeté cette requête.
Recours

La photo de Félicien Kabuga dans un journal kényan, le 12 juin 2002, alors que les État-Unis avaient lancé une campagne médiatique pour le retrouver. © George Mulala/Reuters
La défense a déjà annoncé qu’elle allait déposer, dans les dix jours, deux pourvois en cassation : un premier sur la QPC, et un autre sur le transfert au Mécanisme. Une fois saisie, la Cour de cassation aura deux mois pour trancher.
Les avocats pourront par la suite saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), même si cette procédure n’est pas suspensive. Félicien Kabuga devrait donc être fixé sur son sort d’ici à la fin du mois de septembre prochain.
D’ici là, la défense semble déterminée à multiplier les recours. Outre la saisine du Défenseur des droits, Jacques Toubon, le 24 mai, les avocats de Kabuga ont écrit le 2 juin au procureur du Mécanisme, Serge Brammertz, pour lui demander de se dessaisir du dossier au profit de la justice française. Là encore, ils évoquent les problèmes de santé de leur client et une supposée « partialité » de la justice internationale.
Mais la demande des avocats semble confuse. Me Laurent Bayon évoque ainsi l’enquête judiciaire en cours à Paris visant BNP Paribas, accusée par trois ONG d’avoir financé, en 1994, un achat d’armes au profit de la milice Interahamwe. Selon lui, au regard de « la similitude des faits poursuivis », il serait préférable que les deux enquêtes soient menées par la même juridiction.
Or cette enquête, qui se poursuit lentement, ne semble pas mettre directement en cause Félicien Kabuga. Contacté par Jeune Afrique, le Mécanisme n’a pas souhaité communiquer sa réponse à ces demandes, qui ont vraisemblablement peu de chances d’aboutir, précisant toutefois qu’il n’existe pas de base légale pour un tel transfert de juridiction.
En France depuis plusieurs années
Ce mardi, la justice française a clôturé un premier acte de procédure qui aura eu le mérite de lever le voile sur certains détails des dernières années de la cavale de Kabuga. L’homme aux 28 alias en 26 ans de clandestinité vivait en France sous une fausse identité, avec un passeport de la RD Congo au nom d’Antoine Tounga.
Difficile pour le moment de reconstituer son itinéraire depuis 2007, année lors de laquelle il avait été repéré pour la dernière fois. C’était à Francfort, en Allemagne, où son gendre, Augustin Ngirabatware, avait été arrêté. Les enquêteurs avaient ensuite perdu sa trace.
Sa date d’arrivée en France reste aujourd’hui encore incertaine, tout comme le niveau de complicité dont il y a bénéficié. Mais les nombreuses requêtes formulées par la défense de Kabuga auprès du tribunal, que Jeune Afrique a pu consulter, éclairent tout de même certains points. Parmi les pièces au dossier figurent notamment de nombreux comptes-rendus d’hospitalisation en France, dont les plus anciens datent de janvier 2016.
À Arusha, un dossier déjà épais et très documenté attend Félicien Kabuga. Le procès dit « des médias », qui s’est ouvert en 2000 et dans lequel ont notamment comparu Jean Bosco Barayagwiza, Ferdinand Nahimana et Hassan Ngeze, évoque partiellement son rôle à la RTLM.
Nul doute que, si la justice autorise son transfert et que sa santé lui permet d’aller jusqu’à son procès, ce dossier sera l’un nombreux sur lesquels Kabuga sera amené à répondre.