Les polémiques sur les dettes africaines ont-elles éclipsé un péril plus important : la baisse des transferts de fonds des migrants ? Dans une interview accordée récemment à la presse française, le président sénégalais Macky Sall, ardent partisan de l’annulation des créances des États africains, avait rappelé l’importance de l’argent envoyé par la diaspora. « Si je prends l’exemple du Sénégal, qu’on peut extrapoler à d’autres pays, les envois de fonds par la diaspora représentent plus de trois fois le montant de l’aide internationale », avait-il rappelé.
Dans quinze pays africains – dont le Sénégal – les transferts de la diaspora représentent 5% du PIB, ou plus. Ils atteignaient 10,5 % du PIB en 2018 au pays de la Teranga, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), devant le Maroc (5,6%) ou le Nigeria (5,3%).
L’Égypte et le Nigeria reçoivent à eux-seuls 60% des fonds transférés vers l’Afrique par la diaspora. Ces fonds représentent 3,7% du PIB du continent. Outre le fait que cette somme est en constante augmentation depuis des années, elle demeure à la fois plus importante et plus stable que celle constituée par l’aide extérieure (2,4%) et les investissements directs étrangers (2%).
Des envois dangereusement menacés par la crise que connaissent aujourd’hui les pays du Nord. Confrontée à une diminution de ses revenus, voire à des pertes d’emploi, et contrainte en plus par les fermetures de bureaux de transferts, la diaspora a été amenée à diminuer, voire stopper l’envoi de fonds vers les pays d’origine.
Selon une récente étude de la Banque mondiale, ces flux pourraient baisser d’un quart (-23,1%) pour l’Afrique subsaharienne, soit 37 milliards de dollars attendus en 2020 contre 47 milliards envoyés en 2019; et de près de 20% pour la zone Maghreb-Moyen-Orient à un peu moins de 40 milliards de dollars.
Des conséquences directes sur les équilibres macroéconomiques
« Au cours de l’année dernière, les réserves de change du Kenya ont été principalement alimentées par les envois de fonds », rappelait en avril un rapport spécial du parlement kényan dédié au Covid-19. Selon cette étude, les transferts des migrants avaient reculé d’environ 260 millions de dollars en janvier 2020 à seulement 219 millions de dollars en février.
« La baisse des envois de fonds de la diaspora constitue un risque pour le taux de change », avertit le bureau budgétaire du parlement, inquiet de l’impact de cette réduction sur les réserves de change et la capacité du pays à défendre sa monnaie. « Avec une monnaie dépréciée, il reviendra encore plus cher aux industries qui poursuivent leurs activités de s’approvisionner en matières premières et en biens intermédiaires. Cela pourrait entraîner une inflation des coûts. Un shilling déprécié peut également anéantir les gains d’une réduction de la facture des importations de pétrole, compte tenu de la baisse des prix mondiaux du pétrole », déplorent les équipes du parlement kényan.
Cette inquiétude se retrouve également auprès des observateurs internationaux. « Les mesures de confinement et l’arrêt soudain des voyages et du tourisme ont déjà un impact économique important, exacerbé par la baisse de la demande d’exportation et la diminution des envois de fonds », avertissent les équipes du FMI au sujet de l’économie sénégalaise. Les mêmes relèvent, dans le cas de la Gambie voisine, que « la réduction des envois de fonds, en raison de l’arrêt des transferts privés par des canaux informels, dépasse l’augmentation des transferts privés par des canaux formels (banques, opérateurs de transfert d’argent) ».
Le risque de « l’extrême pauvreté »
Cette réduction des transferts de fonds de la diaspora affecte également les ménages africains, déjà vulnérables.
Environ 19 millions d’Africains pourraient perdre leur emploi du fait de la crise, quand 5 à 29 millions de personnes sur le continent pourraient tomber dans l’extrême pauvreté. « On estime à 100 milliards de dollars la somme nécessaire à l’Afrique, à la fois pour contrer la crise du Covid-19 à court terme, mais aussi pour soutenir la reprise de l’économie, dont 15 milliards pour le secteur de la santé. Nous espérons que la diaspora, du moins ceux qui le peuvent, pourra y contribuer en partie », estime Komi Tsowou, économiste à la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA).
« Les familles déjà vulnérables seront directement impactées par la perte de cette source de revenus », détaille-t-il. « De manière indirecte, les investissements des migrants dans les secteurs économiques (commerce, immobilier, production) vont s’estomper pendant un temps, et ceux qui sont employés grâce aux revenus de la diaspora vont perdre leur emploi. »
Pour soutenir l’envoi de fonds, plusieurs initiatives publiques ou privées ont pourtant été mises en place. Au Kenya, la Banque centrale a proposé sept mesures pour encourager l’usage de la technologie mobile money, parmi lesquelles la suppression des frais de transferts entre compte bancaire et portefeuille d’argent mobile, des limites de transaction relevées, ou encore des frais de transaction supprimés pour les petites sommes. Le 20 mars dernier, la compagnie MTN a supprimé pendant un mois les frais de transfert d’argent mobile en Ouganda.
Envoyer de l’argent comme on envoie un texto
Car envoyer de l’argent sur le continent est cher, et plus cher qu’ailleurs : transférer 200 dollars coûte 8,9% de la somme en Afrique subsaharienne en moyenne, contre 6,38 % au niveau mondial. Aujourd’hui, de plus en plus de nouveaux opérateurs misent sur le digital et viennent concurrencer les opérateurs traditionnels, comme Western Union ou Money Gram, plus chers mais considérés comme plus sûrs.
L’argent mobile et la digitalisation font partie des solutions envisagées pour tenter de faire baisser ces coûts à 5%, explique Arthur Minsat, chef de l’unité Afrique de l’OCDE. Selon l’économiste, « prudemment optimiste » sur la situation globale, il est nécessaire de faciliter le travail « entre les gouvernements et les opérateurs privés pour garantir la sécurité des transferts». « C’est à la fois un défi technologique, un défi pour gagner la confiance des populations et un défi pour faciliter l’accès à ces technologies », observe-t-il.
Ces nouveaux opérateurs misent ainsi sur des envois de fonds plus rapides et moins coûteux, « aussi simple que l’envoi d’un texto », décrit Aghiles Ourad, chargé de marketing pour Sendwave. Fondée en 2014, la compagnie, qui revendique des flux de plusieurs milliards de dollars par an vers l’Afrique anglophone et des frais qui ne dépassent pas 2%, lorgne à présent sur l’Afrique francophone, le Sénégal notamment. Il évoque un nombre accru d’utilisateurs depuis le début de la crise : « Nous avons observé que les volumes envoyés étaient en baisse ; mais notre nombre d’utilisateurs a clairement augmenté. On a pu dépanner beaucoup de clients qui avaient besoin d’une solution, puisque les agences de transfert de fonds étaient fermées. »
Manque de flexibilité monétaire
Mais ces solutions « de dépannage » ne pourront éviter la baisse d’entrées de devises étrangères dans les pays africains, déjà provoquée par le ralentissement du commerce international et des exportations et la diminution des investissements étrangers. Leurs réserves de devises, qui s’élèvent généralement à six ou sept mois environ, selon l’économiste de l’ONU Komi Tsowou, risquent donc de s’amoindrir rapidement.
Les pays devront donc puiser dans leurs réserves de change, s’autofinancer via des obligations émises sur des marchés internationaux, ou se tourner vers des bailleurs internationaux, estime Komi Tsowou. Avec le risque d’être rapidement confrontés à leur faible marge de manœuvre pour actionner le levier de la monnaie : « Les USA ont pu injecter des milliards de dollars dans leur économie à travers la Banque fédérale. Sur le continent, certains pays sont déjà soumis à une inflation élevée : injecter de la monnaie nationale n’est pas nécessairement la meilleure des options », évalue l’économiste. « Il faut que les pays africains renforcent leur base en terme d’industrialisation. Créer plus, produire plus, aller vers plus d’intégration régionale sont des moyens de réduire la dépendance vis-à-vis des marchés mondiaux extérieurs », conclut-il.