Culture

Algérie : « A Vava Inouva » d’Idir, histoire d’un hymne

Une semaine après le décès d’Idir, Jeune Afrique retrace l’histoire de « A Vava Inouva », le tube qui a fait connaître le chanteur amazigh dans le monde entier.

Réservé aux abonnés
Mis à jour le 9 mai 2020 à 12:03

Le chanteur algérien Idir en concert en Suisse en 2007. © SALVATORE DI NOLFI/AP/SIPA

Bien plus qu’une chanson, le titre « A Vava Inouva » du chanteur kabyle Idir a quasiment le statut d’hymne. Pas seulement pour les Algériens, les Kabyles ou les Berbères, mais pour tous les Maghrébins. Qu’ils vivent à Alger, à Paris ou à Casablanca, tous ont des souvenirs liés à ce titre qu’ils connaissent le plus souvent par cœur. Et qui les émeut parfois jusqu’aux larmes. Au même titre, sinon plus, que « Ya Rayah » de Dahmane Harrachi. Pourtant, rien ne prédestinait « A Vava Inouva » à connaître un tel destin.

Tout a commencé par un vieux conte berbère, venu du fonds des âges, devenu à son tour une légende qui traverse les mers et les générations. Dans les villages de Kabylie, quand la neige faisait ployer sous son poids les oliviers et les frênes sans âge, et qu’il gelait à pierre fendre, durant les longues nuits d’hiver, on se serrait autour de l’âtre où brûlait un feu de bois. Pour oublier la faim qui tenaillait les entrailles et le froid qui ankylosait les membres, on se racontait ces histoires du temps où les animaux parlaient, des récits emplis de cavaliers intrépides, de rois, d’ogresses et de princesses. « Amachahu », que mon conte soit beau et se déroule comme un fil long ! C’est toujours par cette formule magique que les grands-mères commençaient chaque récit pour faire faire voyager les enfants sagement assis autour d’elle, suspendus à leurs lèvres, jusqu’au pays des rêves.

Légende

« A Vava Inouva » est l’une de ces vieilles légendes connues des petits et grands, et que l’on se transmet comme un bijou familial, de génération en génération. C’est l’histoire d’un vieil homme dont les pieds ont pris racine et qui se retrouve prisonnier dans une forêt peuplée de bêtes féroces et d’ogres affamés.

À Lire Idir : « En Algérie, il est temps de s’ouvrir aux autres »

Reclus dans une maison abandonnée, il n’ouvrait sa porte qu’à sa fille qui devait faire tinter ses bracelets pour se faire annoncer.  « Ouvre-moi la porte, O mon petit papa, A Vava Inouva », disait-elle. Et c’est une autre porte, celle de la notoriété, qu’ « A Vava Inouva » va ouvrir en 1976. Pour Idir, de son vrai nom Hamid Cheriet, comme pour tous les berbères qui cherchaient leurs racines.

Au départ, c’est une berceuse composée par Idir pour Nouara, jeune chanteuse qu’il doit accompagner à la guitare à la radio

Avant cela, retour en 1973. Hamid Cheriet est un frêle et timide garçon, cheveux dans le vent, qui joue de jolis arpèges à la manière de Simon and Garfunkel, ses idoles de l’époque. De grosses lunettes lui mangent le visage. Cette année-là, Hamid compose une petite berceuse pour Nouara, jeune chanteuse à la voix prometteuse, qu’il doit accompagner à la guitare lors d’une émission à la radio. Malade, la choriste manque à l’appel.

Le musicien se retrouve donc seul devant le micro. À l’époque, les prestations se font encore en direct à la radio kabyle Chaîne 2. La douceur de sa voix et les arrangements résolument modernes de la chanson séduisent immédiatement et le jeune homme obtient un franc succès.

Un double coup du sort

Idir est né… sur un double coup du sort. L’absence de Nouara fait connaître sa voix. Les mœurs de l’époque sont à l’origine de son pseudonyme. Au mitan des années 1970, le fait de chanter est encore un abominable tabou, qui ne peut que jeter opprobre et honte sur la famille de celui qui osait pareille transgression. Des hommes et des femmes s’étaient vus excommunier par leurs proches, ou chassés de leurs villages pour avoir chanté à la radio. Afin que ses parents n’aient pas un jour à rougir devant les autres, le producteur de l’émission décide de le renommer Idir — qui signifie « accroche-toi à la vie ». Le prénom est alors très prisé chez les kabyles, qui le donnent à leurs enfants dans l’espoir qu’ils survivent alors que la région connaît encore un très fort taux de mortalité enfantine.

 

La route d’Idir croise alors celle de Mohamed Ben Hamadouche, dit Benmohamed, qui écrit des poèmes depuis l’âge de 14 ans. Dans les milieux culturels, ce jeune poète imprégné de culture berbère est un parolier à la réputation déjà bien établie. Il écrit pour tous les artistes qui le sollicitent. « Hamid et moi fréquentions les mêmes milieux artistiques, il nous arrivait de nous croiser. Un jour que je sortais du travail, je vois Hamid quitter la boutique que tenait son père à Alger. Il travaillait sur l’adaptation du conte « A Vava Inouva » et avait déjà une ébauche et un refrain. Hamid me demande à ce moment-là de lui écrire deux couplets en me donnant la mesure », se souvient celui que tout le monde aujourd’hui surnomme affectueusement « Ben » ou « Big Ben ».

Si cette chanson a marché, c’est qu’elle a réussi à jumeler la tradition du conte et la modernité de la musique

Le jeune parolier se met aussitôt au travail. Quelques mois auparavant, il avait assisté à une conférence du sociologue Jean Duvignaud au CCF (Centre culturel français) d’Alger sur l’importance du patrimoine culturel. « Ben » veut se saisir d’un vieux conte pour le moderniser. Comment faire revivre cette tradition alors que la télévision a remplacé ses fameuses veillées où l’on se racontait de merveilleuses légendes millénaires ? « Notre problème, c’est que l’Algérie est tiraillée entre les arabophones qui croient que tout doit venir de l’Orient, et les francophones qui pensent que tout doit venir de l’Occident, raconte le poète. Nul ne pense à valoriser ce qui est local et authentique. Comment allier tradition et modernité ? L’enjeu est là. Et si cette chanson a marché, c’est qu’elle a réussi à jumeler la tradition et la modernité. La tradition du conte et la modernité de la musique. »

À Lire Algérie : après 38 ans d’absence, « les retrouvailles » avec le chanteur Idir

Une comptine facile à fredonner

D’une désarmante simplicité, la mélodie est telle une comptine, facile à fredonner. On peut la jouer sur un seul fil. Sur les escaliers de la Faculté centrale d’Alger, Hamid Cheriet répète sa chanson devant des étudiants admiratifs. Jeune étudiante à la voix doucereuse, Nacera lui donne la réplique mais refuse d’être enregistrée et de passer à la télévision. « Je ne veux pas être filmée, s’excuse-t-elle. Je veux continuer à faire des études et je ne veux pas que ma famille me voit. » Zahra, une des choristes de Cherif Khedam, chanteur établi et très respecté à la radio kabyle, remplacera Nacera.

Cherif Khedam presse Idir d’enregistrer la chanson dans le studio de la radio, rue Hoche à Alger. « On va attendre que tout le monde sorte vers la fin de la journée », dit-il au petit groupe de musiciens. Le même prend même le risque inouï de sortir les bandes enregistrées en secret à la radio, ce qui est formellement interdit. La bande est remise au studio Oasis, qui s’apprête à éditer le premier 45 tours original. Succès foudroyant ! Idir est désormais une star en Algérie, tout le monde parle de lui. Mais le principal intéressé n’en sait rien : parti accomplir son service militaire, il ne découvre que deux ans plus tard, à son retour, que son tube a fait du chemin.

Jean-Pierre Elkabbach a propulsé le titre à l’international en le diffusant dans l’émission spéciale réalisée lors de la visite du président Valery Giscard d’Estaing en Algérie

Mohand Arezki Himeur, reporter pour la BBC, déjà journaliste à l’époque, a « suivi la création de « A Vava Inouva » depuis la remise du texte de Ben à Hamid et les répétitions avec le guitariste Abderrahmane Si-Ahmed, jusqu’à la diffusion de la chanson pour la première fois dans l’émission « Xamsa w Uguren » (« Les 5 Énigmes » d’Abdelmadjid Bali, diffusée sur la Chaîne 2. »

Familier de tous les protagonistes, il témoigne : « Je voyais Hamid presque tous les jours chez son frère Chabane qui tenait une bijouterie Boulevard Benboulaid, juste en face de l’hôtel Aletti. Si j’ai bonne mémoire, c’est Bali qui lui a donné le nom de Idir. La mise en vente du disque avait eu lieu en même temps à Alger et Paris. Et c’est le journaliste Jean-Pierre Elkabbach qui l’a propulsé à l’international en la diffusant dans l’émission spéciale qu’il avait réalisée depuis les studios de la télévision algérienne lors de la visite du président Valery Giscard d’Estaing en Algérie en 1975. »

À Lire Algérie : Idir, chanteur et porte-drapeau

La voix d’un peuple

Dans l’Algérie des années 1970, la langue et la culture amazighe n’ont ni existence ni reconnaissance officielles, et relèvent encore de l’interdit de l’État. Dans ce pays du socialisme, du parti et de la pensée uniques, une chape de plomb pèse sur tout ce qui est berbère. La quille en poche, Idir part donc en France enregistrer un album de 8 titres dont « A Vava Inouva », le titre éponyme. Chaque chanson est un tube. La reconnaissance internationale glanée par l’album rejaillit immédiatement sur les Kabyles en particulier, et les berbères en général.

Grâce à ce succès, les berbères d’Afrique du Nord, sont de nouveau visibles, audibles et fiers de leurs racines

La voix d’Idir devient celle d’un peuple spolié de son identité. Grâce à ce succès, les berbères d’Afrique du nord, sont de nouveau visibles, audibles et fiers de leurs racines. Avec une guitare et une chanson, Idir leur a ouvert la porte de la liberté et de la dignité. Et a prouvé qu’on pouvait faire une révolution en chansons, pacifiquement.