Recruté par Afreximbank dès son lancement et aux manettes depuis septembre 2015, le Nigérian Benedict Oramah a vu l’institution panafricaine de financement du commerce grandir et s’imposer comme un acteur clé du paysage bancaire sur le continent.
Remarquée pour son appui aux États et au secteur privé durant l’épidémie d’Ebola et au moment de la chute des cours du brut au milieu des années 2010, la banque ouvre à nouveau son chéquier alors que l’épidémie de Covid-19 et l’instabilité du marché pétrolier ébranlent l’ensemble du continent.
En pleine crise, son président réaffirme que le commerce joue un important rôle dans la lutte contre la pauvreté et revient sur ce qu’il appelle la « mission » d’Afreximbank : intervenir lorsque les temps sont durs.
Jeune Afrique : Quel est l’objectif de la nouvelle facilité de financement de 3 milliards de dollars qu’Afreximbank a lancée à la fin du mois de mars en réponse à la crise du coronavirus ?
Benedict Oramah : Elle répond aux impacts directs et indirects de la pandémie. Elle doit aider au financement de l’achat de matériel sanitaire [respirateurs, médicaments…] et à celui des autres importations, et doit apporter un appui économique aux entreprises. Nous avons l’habitude de pareilles interventions.
Avec un choc comme le Covid-19, les banques commerciales n’ont pas les devises étrangères nécessaires pour régler les lettres de crédit, par exemple, ce qui entraîne des défauts de paiement. Et de nombreux pays auront plus de mal à attirer les capitaux étrangers.
Avec le soutien d’Afreximbank, les banques gagnent le temps de rembourser leurs engagements et donc de rester en règle vis-à-vis de leurs créanciers internationaux, de sorte que, lorsque tout sera rentré dans l’ordre, elles pourront retourner sur les marchés et intensifier leurs activités.
Est-ce vraiment le travail d’une banque de « répondre » à une crise sanitaire ?
Des circonstances comme celles-ci sont la raison d’être d’Afreximbank : c’est un instrument d’intervention face aux défaillances du marché. Afreximbank est à son mieux quand les choses sont difficiles.
Avec l’accord établissant notre banque, nos pays membres ont renoncé à une petite partie de leur souveraineté en nous accordant un traitement préférentiel sur nos créances ou encore des exemptions au contrôle des changes. En contrepartie, nous pouvons intervenir lorsque les défaillances du marché surviennent. C’est le principe d’« additionnalité ».
Nous pouvons débourser en prêts plus du double du montant initial de 3 milliards de dollars
Nous sommes une banque africaine, dont le personnel est composé d’Africains qui comprennent les marchés africains. Entre 2015 et 2017, nous avons déboursé plus de 10 milliards de dollars sans un seul défaut sur les paiements.
Quel volume total de financements pourrait être déboursé avec cette nouvelle facilité ?
Certains des bénéficiaires de ces crédits renouvelables [revolving] les rembourseront rapidement, ce qui nous permettra d’utiliser à nouveau ces ressources pour d’autres prêts.
Par ailleurs, grâce aux garanties récoltées et aux accords de partage des risques avec nos partenaires de développement, nous pouvons débourser en prêts plus du double du montant initial de 3 milliards de dollars.
Les banques publiques de développement semblent revenues à la mode. Comment l’expliquez-vous ?
Un super cycle de croissance économique – le plus long jamais enregistré – a été alimenté par Pékin en 2000-2015. Il a beaucoup profité à l’Afrique, car la demande chinoise a maintenu à un niveau élevé les prix des matières premières. La crise financière de 2008 n’a pas touché le continent autant que d’autres régions du monde, en partie à cause de ce super cycle. De nombreux pays africains se sont alors fait noté par les agences internationales et ont émis des obligations sur les marchés internationaux.
Or, entre 2015 et 2018, tout a changé. Avec l’effondrement des prix des matières premières, de nombreux pays africains ont commencé à rencontrer des difficultés, se tournant vers le FMI, la Banque mondiale et d’autres banques publiques de développement.
Je pense que le commerce permettra à l’Afrique de sortir de la pauvreté, comme c’est le cas en Asie
Mais, même si notre taille était relativement plus petite, nous n’avons jamais disparu du radar : Afreximbank a toujours été une banque de financement du commerce, et le commerce a toujours été un moteur de croissance.
Ces dernières années, le travail réalisé a permis à la banque de grandir. Et, dans le contexte actuel, nous renforçons nos capacités et jouons un rôle plus important. J’ai toujours cru dans notre mission, et je pense que le commerce permettra à l’Afrique de sortir de la pauvreté, comme c’est le cas en Asie.

Benedict Oramah, le président d'Afreximbank, en juillet 2018 à Abuja, au Nigeria (image d'illustration). © Afreximbank
Avant la pandémie de Covid-19, vous travailliez sur plusieurs projets de facilitation du commerce intra-africain. À quel stade en sont-ils aujourd’hui ?
Nous avons développé le système panafricain de règlement des paiements. Il permet aux Africains de faire du commerce entre eux et de régler en monnaie locale. C’est un grand bond en avant. Nous allons commencer à tester ce système dans quelques mois dans la zone Uemoa, puis à l’étendre. Il a été adopté par l’Union africaine comme plateforme de paiement pour le commerce africain dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), et sera effectif à partir du 1er juillet.
Nous travaillons aussi sur une plateforme de dépôt de données sur la clientèle africaine. Il s’agit d’une source pour réaliser les diligences raisonnables, mettre en œuvre les mesures de « connaissance des clients » et lutter contre le blanchiment d’argent. Elle permettra de renforcer la confiance des acteurs africains.
Nous construisons également un portail d’informations commerciales. Le manque d’infrastructures physiques est une contrainte, mais celles existantes permettent aujourd’hui de réaliser 1 000 milliards de dollars d’échanges commerciaux, dont seulement 160 milliards sont intra-africains. Si le problème des infrastructures est le même pour tous les acteurs dans le monde, pourquoi donc la part africaine ne pourrait pas atteindre, disons, 400 milliards de dollars ?
Comment expliquez-vous cette sous-représentation ?
C’est parce qu’un commerçant au Kenya, par exemple, ne sait pas ce que veut un commerçant nigérian. Mais ils savent tous ce qui se passe en Europe. Avec l’intelligence artificielle, nous pouvons mieux comprendre les chaînes d’approvisionnement, prévoir les besoins du marché et montrer la voie [aux commerçants]. Cela fait partie d’un effort visant à faire tomber les 80 000 km de frontières qui divisent les pays africains.
De même, nous avons également développé une plateforme centralisée sur la régulation. Auparavant, un commerçant devait faire des recherches sur les politiques tarifaires, les régimes d’investissement et les politiques des banques centrales de dizaines de pays par le biais de dizaines de sites web différents.
La situation actuelle est positive pour l’intégration en Afrique. Nos pays devraient s’unir pour avoir de l’influence sur la scène internationale
Enfin, nous avons été mandatés par l’Union africaine pour mettre en place et gérer une facilité d’ajustement [de 4 milliards de dollars] afin de faciliter la mise en œuvre des mécanismes de compensation prévus par l’ACFTA [Accord de libre-échange entre la Chine et l’Asean].
Il y a beaucoup de discussions – et de scepticisme – concernant l’avenir de la libéralisation du commerce. Partagez-vous ces préoccupations ?
Les accords de l’OMC et du GATT [sur les tarifs douaniers et le commerce] ont été conçus pour réguler un système commercial mondial. Tout cela est en fait en train d’être démantelé.
Il y a un plus grand désir d’accords commerciaux bilatéraux que de cadre multilatéral. Cependant, quel pays africain peut réellement négocier sur un pied d’égalité avec les États-Unis ? C’est une histoire à la David et Goliath, mais avec un rebondissement.
Reste que la situation actuelle est positive pour l’intégration en Afrique. Les pays africains devraient s’unir pour avoir une influence lors des discussions. Pour que les États-Unis, l’UE et la Chine négocient cette fois-ci avec l’ensemble du continent.
Il y aura des défis à relever. Mais l’accord sur la Zlecaf fait en sorte que les pays africains ne peuvent accorder aux pays tiers des conditions commerciales meilleures que celles dont bénéficient les États du continent. Ainsi, si le Kenya concède aux États-Unis des tarifs préférentiels, ceux-ci doivent être étendus aux autres pays africains.
Il existe donc des sauvegardes dans le cadre de l’ACFTA. C’est ce dont l’Afrique a besoin. Et nous avons une nouvelle génération de dirigeants qui comprend que notre problème est la fragmentation. C’est la raison pour laquelle je suis optimiste.