Économie

Karim Bendhaou : « L’Afrique doit s’engager vers un dépistage massif de sa population »

Patron Afrique du groupe pharmaceutique Merck, Karim Bendhaou détaille pour Jeune Afrique les raisons pour lesquelles un dépistage massif des populations sur le continent est souhaitable.

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Mis à jour le 14 avril 2020 à 18:57

Karim Bendahou, président du directoire Afrique du groupe pharmaceutique Merck. © DR

Grand connaisseur des systèmes de santé africains, le médecin algéro-tunisien Karim Bendhaou, président du directoire Afrique du laboratoire pharmaceutique allemand Merck (CA 2019 : 16,2 milliards d’euros, environ 55 000 employés), connu notamment pour ses traitements contre la sclérose en plaques, les cancers, le diabète et l’infertilité, fait part depuis Tunis de ses craintes concernant la mise en place d’un confinement général sur le continent.

Dans Jeune Afrique, il plaide plutôt pour un dépistage massif qui pourrait passer par la télémédecine. Et propose de repenser le modèle de production pour anticiper les prochaines épidémies.

Jeune Afrique : On entend souvent que l’Afrique, du fait de la plus grande jeunesse de sa population, pourrait être préservée du coronavirus. Qu’en est-il ?

Karim Bendhaou : À la lumière de ce que l’on voit, ce sont les comorbidités qui semblent poser problème, c’est-à-dire les cas où le Covid-19 touche une personne présentant déjà une pathologie, comme une hypertension artérielle, traitée ou pas, de petits problèmes cardiaques, du diabète, de l’insuffisance rénale. Il semblerait que les jeunes, chez qui le diabète et l’hypertension sont relativement rares, auraient une plus grande capacité à résister au virus et à le combattre par leur propre immunité, qui n’est pas affaiblie par une autre maladie. C’est une hypothèse…

On guérit à 99 % de ce virus. Il tue 1 % de la population. Nous sommes donc dans des proportions de grippe saisonnière connue. Mais l’insuffisance de mesures de protection risque d’entraîner la contamination d’un plus grand nombre de personnes que dans le cas d’une grippe classique alors même que l’on enregistre un déficit des capacités d’accueil des patients.

Il faut dépister très tôt, au moindre signe de fièvre, de toux, puis mettre les positifs en quarantaine et laisser libres les négatifs

Certains petits pays, de 7 à 10 millions d’habitants et disposant de seulement trente lits de réanimation, risquent de ne pas pouvoir faire face à la lame de fond qui s’abattra sur eux au moment où tout le monde se présentera aux urgences pour demander une aide respiratoire.

C’est pour cela qu’il faut engager une politique de dépistage massive. Il faut dépister très tôt, au moindre signe de fièvre, de toux, puis mettre les positifs en quarantaine et laisser libres les négatifs. Et dépister encore afin de multiplier les barrages avant l’unité de réanimation. C’est ainsi que l’on évite l’engorgement des hôpitaux et la paralysie de l’économie. Je ne pense pas que la jeunesse soit un facteur suffisant de protection.

Les pays africains sont-ils suffisamment armés pour dépister ? 

Non, car c’est nouveau. Et, vu l’écart entre le nombre de tests dont dispose le continent et la taille de sa population, on n’est pas prêt pour dépister massivement.

Les politiciens diront que cela a un coût : 10 dollars. Cela ferait 1 milliard de dollars pour un pays de 100 millions d’habitants. Mais combien coûte le confinement ? L’Europe pourrait rester confinée jusqu’au 15 juin, et l’Afrique, qui a quatre semaines de décalage, jusqu’au 15 juillet.

Cela peut se faire au travers d’une plateforme toute simple de télémédecine et de télédiagnostic

Peut-on confiner une population africaine qui vit souvent d’un salaire journalier pendant six, huit, dix semaines sans que cela génère des troubles majeurs ? J’ai de sérieux doutes. Le coût de la mise en place d’un dépistage massif ne peut être supérieur à celui des conséquences sociales, économiques et financières qui découleront du confinement.

C’est pourquoi les pays africains doivent anticiper, se préparer à avoir suffisamment de tests et commencer à dépister massivement leur population. Ils ont encore deux à trois semaines pour y parvenir. Cela peut se faire au travers d’une plateforme toute simple de télémédecine et de télédiagnostic, que les gens appellent via un numéro unique, au moindre signe de fièvre, de toux…

On leur envoie un questionnaire et cela déclenche un test en cas de besoin. Un médecin peut facilement faire dix tests par jour. Avec mille médecins, on arrive à 10 000 tests journaliers. C’est possible dans nombre de pays. D’un point de vue pratique, il faut compter une semaine pour acquérir les tests, produits en très grande quantité en Chine et en Corée du Sud, et mettre en place une plateforme de télémédecine et de télédiagnostic.

Le secteur pharmaceutique était-il prêt à affronter un tel choc ? 

Personne n’était prêt. Plusieurs scénarios, où pouvaient émerger des maladies contagieuses comme celle-là, avaient été développés. Mais l’industrie était jusque-là assez sereine sur le sujet. Nous nous étions débarrassés de la lèpre, de la peste… Les médecins et les systèmes de santé se préoccupaient davantage des maladies non contagieuses comme le diabète, l’hypertension, les cancers, auxquelles s’étaient ajoutées ces dernières années les maladies génétiques et les maladies rares.

Pulvérisation de désinfectant devant une école de Dakar, le 1er avril 2020. © Sylvain Cherkaoui/AP/SIPA

Pulvérisation de désinfectant devant une école de Dakar, le 1er avril 2020. © Sylvain Cherkaoui/AP/SIPA

La question virologique était surtout réservée à un petit nombre d’entreprises assurant la production de vaccins comme GSK, MSD, Sanofi Pasteur… Et cela suffisait pour couvrir la planète. Sans oublier, sur le continent, le rôle de la Fondation Bill & Melinda Gates pour rendre ces vaccins disponibles.

L’obstacle principal à la création d’une usine de production en Afrique, c’est la question de sa viabilité économique. Car la taille du marché auquel elle s’adresse n’est jamais assez grande par rapport à l’investissement. Il est de l’ordre de 150 à 200 millions d’euros pour la fabrication par biotechnologie. Ce qui n’est pas à la portée de beaucoup d’investisseurs, privés ou publics.

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C’est pourquoi Merck a mis au point des usines avec une technologie par bioréacteurs, plus accessible et qui permet aux pays de fabriquer leurs propres vaccins. Cela représente un investissement beaucoup plus modeste, d’environ 15 millions d’euros, pour fabriquer des vaccins ou des interférons. Ces derniers, utilisés dans la lutte contre l’hépatite et les scléroses en plaques notamment, pourraient aussi servir dans le traitement contre le coronavirus.

Les moyens sont-ils suffisants pour produire de la chloroquine sur le continent ?

Pour élaborer un médicament, il faut disposer d’un principe actif, sa matière première, qui est essentiellement fabriquée en Chine et en Inde. Par exemple, en Afrique, il n’y a pas de fabricant de la matière première de la chloroquine. Donc, même si on dispose des capacités de production, on ne dispose pas pour autant de la matière première.

L’Inde a mis sous embargo la matière première jusqu’au 15 avril afin de la réserver à sa population de plus d’un milliard d’habitants. Mais, au moment où l’Afrique aura besoin de beaucoup de chloroquine, fin avril-début mai, l’Inde, qui a des capacités de production impressionnantes, n’en aura plus besoin.

Au Sénégal, des voyageurs se protègent de l'épidémie de coronavirus, à Dakar, le 24 mars 2020. © Sylvain Cherkaoui/AP/SIPA

Au Sénégal, des voyageurs se protègent de l'épidémie de coronavirus, à Dakar, le 24 mars 2020. © Sylvain Cherkaoui/AP/SIPA

Cela questionne le modèle économique des délocalisations, un point sur lequel il faudra statuer une fois la crise passée. Comme on l’a vu aujourd’hui, la Chine s’est fermée pendant trois mois et on a subi des ruptures de produits. Imaginons qu’elle se ferme durant neuf mois. Il n’y aurait alors plus rien sur la planète. Nous devrions réapprendre à produire nous-mêmes.

Je pense aussi que nous allons devoir apprendre à vivre dans un environnement de pandémies. Il semble que le Covid-19 se déplace à la vitesse d’un continent tous les trois mois. Il faudrait pour l’Europe comme pour l’Afrique avoir des sources de matière première et de médicaments sur leur propre territoire mais aussi ailleurs. Pour sécuriser l’approvisionnement, cela fait sens d’envisager des modèles stratégiques d’anticipation des pandémies, pas nécessairement d’un point de vue du coût mais plutôt à partir du lieu de fabrication.

Pourquoi la chloroquine soulève-t-elle autant de résistances ? 

Aujourd’hui, il faut dix ans pour mettre un nouveau médicament sur le marché et trois à quatre ans pour qu’un médicament existant obtienne une nouvelle indication. Cela est fait pour protéger la population d’éventuels dérapages de ceux qui auraient trouvé un remède miracle sans vouloir prouver son efficacité.


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Dans le cas du coronavirus, il n’existe pas d’autres traitements que la chloroquine. Et, la très grande majorité des gens à qui on en a donné en association avec un antibiotique, l’azithromycine, au début des symptômes n’ont pas développé de forme grave de la maladie. Donc, si on veut accélérer les choses pour lutter contre le Covid-19, il faut faire fi des règles existantes et du lent processus en vigueur pour reconnaître une indication à la chloroquine dans le traitement contre le coronavirus.

Doit-on craindre un retour de l’épidémie ? 

En effet, il peut y avoir un effet rebond. Passé un premier pic sur le continent, on devrait assister à une sorte de répit dans les pays où il fera plus de 30 °C ces prochains mois avant de voir réapparaître le virus à partir du mois de novembre.

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On estime qu’il faudrait que 75 % de la population mondiale ait été en contact avec le virus pour que l’on puisse développer une immunité au niveau international contre ce virus. Cela pourrait prendre entre dix-huit et vingt-quatre mois. Le Covid-19 pourrait ainsi suivre une règle disant que plus un virus est contagieux, moins il est dangereux. Illustration par l’inverse avec Ebola, peu contagieux mais très dangereux. Ebola ne se répand pas comme une traînée de poudre mais reste localisé. Il est plus facile à contrôler géographiquement mais sa létalité est énorme, 20 ou 25 fois supérieure à celle du coronavirus.